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n° 22045Fiche technique8471 caractères8471
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Temps de lecture estimé : 6 mn
11/10/23
Résumé:  Une nuit aventureuse
Critères:  #délire #fantastique #conte cérébral odeurs ffontaine uro
Auteur : Nyctophile            Envoi mini-message

Collection : Entre chien et loup
L'entrevue

Cette nuit était pénible. Depuis midi, il soufflait du sud une haleine sèche et chaude, molle et sans trêve. La bouche se racornissait, la peau nerveuse se hérissait. On espérait un orage qui ne venait pas, dans ce maudit ciel clair sans lune. On était las d’attendre.


Elle, un moment affalée sur son lit, avait essayé de lire. Mais ses yeux ne pouvaient plus retenir les mots, qui glissaient en tous sens et refusaient de s’entendre. Entre chaque lambeau de phrase, qu’avec effort elle parvenait parfois à saisir, elle tombait dans de longues stupeurs.


Elle avait alors éteint la lampe, et retournée sur le dos, couverte seulement d’un drap, elle avait cru que le sommeil viendrait bientôt. Pour l’attendre et initier ses songes, elle avait des mondes imaginaires où elle aimait s’enfuir, pour construire quelque vie moins familière. Mais la rêverie aujourd’hui était lascive et insoumise, la rêverie se collait à elle, comme un tissu rêche et moite qui éveillait sa peau. Elle se glissait en plis rudes entre les cuisses qu’elle forçait, et tendait à sa main les ondulations liquides de son ventre.


Elle croyait à chaque instant que l’orage allait éclater, que le ciel se déchirerait dans un éclair, que sous la foudre enfin elle allait se retourner comme un boyau, et s’épandre en éclats. Mais sur une pointe qu’elle espérait extrême, sans pouvoir se libérer, elle restait suspendue.


Et la fatigue, comme du sable, buvait les vagues qui s’asséchaient. Malgré cela, elle ne pouvait pas s’endormir vraiment, elle s’engourdissait, et quand elle allait enfin glisser, un sursaut, une ruade affolée la ramenait à la surface, arquée, les yeux écarquillés dans les ténèbres. Haletante, elle essayait de retenir son cœur, elle savait que cette fois était la dernière qu’elle pourrait supporter, elle supplierait que cela cesse.


Peut-être, se lever, descendre à la cuisine, boire encore, et remonter une cruche fraîche et poreuse, où scintilleraient des gouttes. Sortir dans le jardin et respirer un peu ou bien se mettre sous la douche, comme sous une pluie. Mais elle ne trouvait pas le souffle de bouger. Sa respiration ne se calmait que lentement, jusqu’à ce que la torpeur la reprenne, jusqu’à la prochaine convulsion qui la rejetterait à cette veille incertaine.




Noire, enserrée dans un châle, elle traversait les ruelles, le pas rapide dans la lueur des lampadaires rares. Tout était silencieux, les semelles de ses sandales claquaient nettement sur les pavés. Elle savait que derrière les volets, on écoutait, on chuchotait, mais les chiens n’aboyaient pas.


Le bourg était derrière elle. Elle dédaignait la route, s’engageait entre les haies. Elle avait mis longtemps à s’habituer aux chuintements des effraies, aux mouvements furtifs dans les buissons, à tous ces frémissements d’une nuit trop vivante, ils ne la troublaient plus. Elle s’accrochait aux ronces, achoppait sur les pierres qu’elle ne distinguait pas. Elle ne ralentissait pas, et ne s’égarait pas.


Elle glissait sous une barrière, traversait la prairie, l’herbe sèche lui agaçait les pieds. Aveugle et trébuchante, elle étendait en marchant les bras devant elle, de plus en plus vite, jusqu’à courir presque, et venir heurter du ventre, et se casser sans souffle sur le muret qui marquait la frontière et empêchait les sottes et les effarées de se perdre au ravin.


Elle avait envie de rester là, et seulement d’attendre. Les pierres étaient tièdes à travers le coton léger, elle les sentait s’incruster dans la peau. Le troupeau, peu à peu, s’était regroupé derrière elle. Les bêtes indécises flairaient en renâclant son odeur insolite, et se risquaient à la pousser du museau.


Elle croyait que des larmes lui viendraient, qu’elles l’auraient sans doute soulagée, des larmes qui auraient pu dissoudre cette masse qui lui pesait trop, ce nœud qui la liait. Elle aurait tant voulu s’accorder pitié. Mais il aurait fallu pour cela une pause, qu’elle pût s’arrêter, un instant se reprendre. C’était bien inutile, et la retardait sans fruit. Il valait mieux lâcher, cesser de se raidir, et se remettre en marche.


Relevée, elle suivait le muret de la main, descendait sans effort. Les pieds trouvaient sans peine les plats sûrs où poser. Maintenant qu’elle avait renoncé, elle était plus paisible. Les animaux la pressaient de chaque côté, et la menaient. Leur épaisseur âcre l’enveloppait et lui tournait un peu la tête.


Elle atteignait l’aire de terre battue et s’avançait. Une peur venait à présent la solliciter, se mêler à son calme, et la poussait en avant. Les bêtes s’agitaient, elles devenaient comme folles, tournaient et piétinaient, et la bousculaient sans répit de la tête ou du flanc. Elle manquait être renversée à chaque instant, et les coups la chassaient peu à peu, titubante, vers la hutte de pierres sèches.


Quelques branches brûlaient à petit feu, fumaient, avec une lueur rougeâtre qui montrait l’ouverture. Il fallait se traîner sur les genoux pour entrer, et rester courbée sous la voûte basse. Elle allait s’agenouiller sur une grande dalle, les mains sur les cuisses, le dos au mur.




Elle croyait qu’elle n’aurait pas pu tarder plus à être là, que sa vie ne l’aurait pas soutenue plus longtemps. De la silhouette qui l’attendait au fond, dans l’ombre immobile, elle ne sentait que les yeux. Ils l’accueillaient d’abord, avec courtoisie. Puis ce regard s’approchait d’elle, rôdait sur ses épaules. Il la jaugeait et l’évaluait, la crainte lui vint de ne pas être acceptée.


Elle aurait peut-être attendu comme une tendresse, mais on ne lui en offrait pas, et aussi savait-elle bien que cela aurait été pour elle une privation et une souffrance. Peu à peu, le regard se faisait impatient. À gestes lents, elle défaisait son châle, se dépouillait de ces défenses dérisoires qu’elle ne désirait plus. Le glissement de ses mains, le frôlement de l’étoffe la faisaient frissonner. Les flammes la paraient à présent d’éclats fugitifs.


Elle aurait peut-être attendu qu’on lui parlât, mais l’ombre était silencieuse, et aussi savait-elle bien qu’il n’y avait rien à dire, qui ne fût une infidélité et une limite. Peu à peu, le regard pesait sur elle. Sa nuque chavirée abandonnait sa gorge à la morsure, ses mains défaites ne la défendaient plus de leurs paumes ouvertes. Ces yeux qui la fouillaient, le poids de ce corps, l’étalaient sur la pierre. Elle aurait voulu être plus offerte, elle s’efforçait d’être nue.


Elle pouvait se retourner vers la muraille, et tendre les poignets au crochet sur le mur, à la lanière qui l’assujettissait, qui lui interdisait toute inquiétude, qui l’absolvait de tout. Il suffisait qu’elle consentît et s’ouvrît, et se déployât toute.


Le troupeau s’était peu à peu calmé, et massé autour de la capitelle. Elle sentait cette masse chaude qui l’entourait, qui tout autant l’enfermait et la défendait. Le cornu, maître obtus, avait poussé la tête dans l’ouverture étroite, et soufflait en souffles courts.


La douleur l’écartelait puis s’effaçait pour revenir de nouveau, à chaque fois un peu moins une douleur, à chaque fois plus incertaine. Elle tentait de l’accueillir, ne parvenait pas à la retenir. Elle aurait voulu crier, mais ne parvenait qu’à gémir, à chaque fois encore.


Puis elle pensait que sa nature la plus intime, la plus pudique, s’épanchait d’elle en un fond irrépressible, qu’elle ne pouvait ni épuiser ni étancher. Elle ne l’aurait pas voulu non plus. Le flot s’en perdait dans les fissures, la révélait toute, et la livrait.


Après un temps long, l’emprise se relâchait et se retirait d’elle, on lui permettait l’apaisement et pendant quelque temps elle pouvait se rejoindre et laisser poser sa tête contre les pierres.




Elle devait à présent rassembler ses membres et ses atours, et s’en aller. La nuit était sereine et claire, pleine d’étoiles. Le vent avait tourné et fraîchi. Les bêtes s’étaient retirées, leurs sonnailles tintaient à l’entour. Elle était éreintée, la montée du sentier était trop longue, elle s’arrêtait souvent, essoufflée. Plus rien ne lui prêtait attention.


Elle cherchait son chemin, frissonnante, elle craignait de se perdre. Entre les haies, chaque embranchement semblait un mensonge. Elle se mettait à courir, effrayée des ombres et des murmures, jusqu’à ce qu’il y ait des maisons, jusqu’au scandale de ses pas sous les fenêtres honnêtes. Elle courait jusqu’à ce que l’heure tintât à l’horloge, et qu’elle pût s’arrêter enfin, haletante et trempée, et qu’enfin le sommeil la veuille à son tour. Elle s’enfonçait dans une paix très obscure.