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n° 22067Fiche technique11754 caractères11754
1993
Temps de lecture estimé : 8 mn
23/10/23
Résumé:  Trois textes en forme de fin et un au revoir
Critères:  f
Auteur : Landeline-Rose Redinger            Envoi mini-message
Petit pays

Nous sommes des centaines, des milliers, habitants de ce petit pays sans géographie. Disséminés dans les villes. Passants semblables à vous autres, entrant et sortant des cinémas, des musées, des usines, des bureaux, sur un scooter, dans une décapotable, nous sommes là. Dans les ascenseurs, sur les autoroutes, nous traversons les rues, filons vers l’océan, la montagne, avec nos enfants, nos épouses, nos compagnons.


Plus que vous, peut-être, la nuit a notre préférence, la semi-obscurité, l’ombre sont les lieux de notre délassement. Nous sommes un petit pays sans terre, notre corps est notre ouvrage, nous l’aimons autant que les corps qui nous frôlent nous collent, autant que les mains qui nous touchent. Parfois, nous apparaissons en société avec nos codes, nos dress codes, nos protocoles. Certains d’entre nous, dont je suis, revendiquent une distance, œuvrent en solitaire pour le bien d’un individu ou d’une multitude. Nous ne sommes pas avares, le don de notre corps est une vertu première. Fondues et confondues, nous aimons aussi la proximité, la promiscuité des foules est parfois la source de notre plaisir. Trains, hôtels, parkings, caves, squares, clairières, voilà les espaces de nos désirs. Nos pensées sont de petits chefs-d’œuvre, nos réalisations des suppléments de vie.


Notre pays n’a pas de roi, mais tant de reines, notre pays est un corps ouvert aux corps anonymes, nantis ou roturiers, seuls les épidermes font notre cartographie. La géographie du désir. La topographie du plaisir.

Nos jours s’alignent les uns aux autres avec la fièvre et l’extravagance qui insufflent la vie. Les peaux qui exsudent, les corps qui exultent, les voix qui susurrent, voilà notre petit pays sans frontières.




Scrambler 125



J’étais à la recherche d’un pic-vert qui tapotait l’arbre sous lequel je lisais « Paris est une fête ». Tom sortit de la grange, deux casques à la main. Il avança le Custom 125 Virago d’abord, puis la Scrambler, et j’eus au cœur les palpitations semblables à celles qui me tiennent à la simple idée du sexe. Cette moto était un bel objet que je n’imaginais pas enfourcher autrement que par beau temps. Je ne suis pas un motard, voyons, je suis une chercheuse, une chercheuse de sensualité.

Tom l’avait vue un soir, dans une vitrine banale de ce grand bourg du Loiret où il passait quelques jours. Le lendemain, il filait de la petite maison d’Emma à quelque dix kilomètres de là. Il avait fait la distance en autostop, casque à la main, avec la certitude que son retour serait en Scrambler. Il le fut. Espèces sur la table, clé en main.


À mon tour et bien plus tard, j’avais littéralement vu en cet engin, un objet désirable. L’aplat de la selle en chute légère sur le garde-boue lui donnait le raffinement simple des objets intemporels. La rehausse du guidon conférait au buste une droiture obligée et le bombé du réservoir laissait deviner des velléités de jouer les grandes.


Si Tom se souciait de la sécurité, s’il prévenait la chute par un lourd pantalon de cuir, bien inversement, je n’entrevoyais que la sensualité. Il n’y avait, disait-il, qu’une petite bourgeoise parisienne pour rouler ainsi. Eh bien, s’il n’y en avait qu’une, je serais celle-là, mon ami. Je chaussai le petit casque à visière sur le tissu qui me coiffait, enfilai un blouson de cuir clair. Sur la selle, je repliai ma jupe, qu’elle n’allât pas s’envoler, et mes Stan Smith feraient bien l’affaire.

D’un commun accord, nous limitions notre vitesse à 70 kilomètres à l’heure.

L’envie m’avait effleurée, grandement effleurée, mais la chaleur ambiante et ma fièvre naturelle m’avaient rappelé à la sagesse. Donc, je gardai ma petite culotte, par sécurité.

Marc-Antoine, au temps lointain où nous étions fiancés, s’était entiché d’une Goldwing et m’avait offert comme un gadget en prime, une Honda 125 que je n’avais sorti que quelques fois. Puis il revint à ses premières amours, les rallyes de MG et autres Triumph. J’y avais trouvé alors plus de convivialité, même si je dus parfois tromper l’ennui par quelques facéties infidèles.


Mais il en était tout autre de la Scrambler. Par la route confidentielle Jacques Cœur, nous avions joint le petit château de la Bussières, puis nous nous étions posés en terrasse devant l’entrée majestueuse de Pont-canal de Briare. Je rendais grâce au confort de la selle qui ne laissait pas à mes fesses l’endolorissement d’une Honda. J’avais ouvert mon court blouson sur mon soutien-gorge, et Tom lança un regard oblique vers trois hommes qui se dévissaient le cou. Je souriais en rejetant mes cheveux, qu’ils ne fussent pas trop abîmés par le casque.

Après, le temps du démarrage, j’ai volontairement laissé voler ma jupe. Il fallait que je donne un souvenir entier aux hommes. Ainsi est ma nature.




Ecraser les fleurs



Je ne savais pas alors ce qu’était la sensualité. J’étais trop jeune. Je ne connaissais que la sexualité. Mais si je remonte le temps, je sais alors que tout d’elle, la sensualité, était là. Tous mes sens en éveil. Tous.

J’avais posé le pied sur ses fleurs, sur ses fleurs sacrées, Santal, Lotus, Tulasi. Peut-être. Et il s’était écrié :



J’ai écrasé une fleur à jamais sacrée, et dans les parfums que les hommes m’ont offerts plus tard, jamais je ne l’ai retrouvé, le parfum des fleurs sacrées. Tout était en deçà.

Sait-on cela, quand à peine sortie de l’enfance, on va déjà dans l’âge adulte avec son corps de femme. Sait-on que pour soi ou venu d’autre que soi, on aiguise naïvement les cinq sens de la sensualité. Le sait-on ? Non. Mais on comprend alors que le désir nous accompagne comme un père engageant, un précepteur qui vous dit : va ma fille, prend la vie ainsi que nous le faisons, ta mère et moi-même.

Mon plus heureux souvenir sensuel est celui du corps de l’homme que je n’ai pas touché. Il y avait eu ses fleurs mortes sous mes talons. Un jour, une allée blanche de pommiers fleuris. Nous étions dans la blancheur, tout comme si une toile immaculée, bousculée par un vent doux, se pliait, se repliait, se plaisait à nous frôler puis s’éloignait. C’était un homme dont l’âge rendait une beauté juste, éprouvée.



L’idée n’était pas là, que cet homme voulait me prendre. Qu’il le fît fut heureux, mais sans doute n’y pensais-je pas alors. Éployée comme le drap des pommiers, ma robe frissonnait à mes pieds. J’étais nue, entièrement nue. Maman m’invitait à l’être en été, le corps prend la nature, disait-elle.

Ce n’était pas la brise qui faisait dresser mes tétons, pas plus que ma peau qui se grêlait d’une petite chair de poule n’était rafraîchie ; ce n’était rien que ses mains à quelques millimètres de mon corps. Sans s’y poser. Sa chemise ouverte sur son torse blanc, me renvoyait par le flux de ses mains une sensation statique de donner à son corps autant qu’il donnait au mien. Ce fut, je crois, ma plus secrète jouissance.

Puis, marchant côte à côte dans l’alignement des pommiers, je suintais d’un filet au creux de mes cuisses comme une fourmi égarée.


Ce n’était pas une odeur que j’aimais. Pas plus que le trépignement des chevaux qui m’apparaissaient hostiles à chacune de mes visites au haras. Semblablement au golf, je n’ai pas aimé l’équitation. Le golf avait l’odeur des hommes méphitiques, les cavaliers, celle des hommes qui vous toisent même au pied de leur monture.


Si les fleurs mortes sous l’aiguille de mes talons exhalent encore un parfum sans nom, ce ne fut pas au milieu des bottes cirées, des bombes et des coursiers que mes narines papillotèrent. Mais pourquoi, me direz-vous, parler ainsi d’une sensation si peu délectable ? J’ai le lieu en rejet, l’odeur aussi, mais fermant les yeux, je salive encore le goût exquis de ce bouton, de cette bille fruitée et pourpre dont mes lèvres ont encore la senteur. Quelques petits grains comme des pépins de syrah craquaient sous mes dents, petites fusions multiples sous ma langue. On ne retrouve pas de telles sensations. C’est peut-être ce que l’on cherche, une vie entière parfois.





Il y a, disait-il à Landeline, il y a une chance sur un milliard, qu’une seule goutte passe dans le goulot millimétrique sans en effleurer les bords. Donc, une sur un milliard que résonne le gong qui n’a émis son bruit sourd que deux fois en une décennie. Chaque jour de ma vie d’homme, chaque matin au lever du soleil, hiver, printemps, automne été, chaque jour je médite seul au centre de ce vaste dojo. Tatami et silence absolu que ne trouble pas même le chant répétitif du merle ou le vent qui glisse sur les parois, sans qu’un frémissement, sans qu’un souffle ne se propage en cet enclos si pur. Un jour, lointain maintenant, puisque je soufflais à peine dix-huit bougies, un jour où une petite pluie fine et parfaitement verticale tombait sans vent, sans précipitation, un jour comme détachée de ses milliers de semblables, un jour une goutte s’est glissée à la perfection. Elle est entrée dans le goulot, s’est éclatée comme un bourgeon, comme une chrysalide sur le bronze du gong dont l’écho a résonné sept heures, sept minutes, sept secondes. Sept heures, sept minutes, sept secondes, fut ma plus mémorable méditation, dit-il.


Moi, Landeline, je n’ai jamais entendu la musique du gong sous la goutte improbable, mais le son qu’elle fait reste en moi comme le plus pur, je crois. L’imaginer, c’est le vivre.

Voilà ce que j’ai pensé, sept mois, sept minutes et sept secondes après, lorsque nue sous les pommiers en fleurs, j’ai étendu ma robe sur la terre où reposait le vieil homme.




Une histoire



Dans la ville où j’ai posé mes valises, il y a plus d’églises et d’écoles privées chrétiennes que d’agences de téléphonie et de coiffeurs arabes.

Les vélos-cargos circulent avec tout ce que confère de droit et de regard suspendu sur le monde, de transporter des marmots en polo ou chemise blanche comme papa, en jupe plissée et ballerine Repetto comme maman.

Il semble qu’ici l’on se reconnaisse à ces petits gadgets réhabilités et qui font le terreau et la vitrine des néo-urbains de ma rue.

L’allure décontractée un brin étudiée de cet homme qui me regarde avec insistance, contraste quelque peu avec ce qu’il met de fermeté à intimer la discrétion à ces trois enfants en costume qui sortent un peu fougueux de l’école Saint François de Sales. Voilà ce que fait cet homme.


Un peu plus loin dans une échoppe bric-à-brac, je furète, je chine et j’achète un petit volume, roman court de Kaouther Adimi. Une romancière, une de celles qui ne lâchent rien, qui ne jouent pas avec les codes convenus d’une littérature insipide et affligeante.

L’homme du bric-à-brac glisse sur la platine un standard de jazz, voilà qui me réconcilie avec le monde.

Je vais consigner cette petite virée dans mon carnet Moleskine. Et combien seront-ils à mettre leurs nerfs à vif ? Mais vraiment, cette fille nous dupe, nous, nous attendons des histoires et voilà qu’elle nous raconte l’assommante tranche de vie d’une journée ordinaire.

Ah ! Lecteur irrité, regarde ta vie et mets là à l’œuvre pour en faire une histoire.


Lorsque cette petite trêve que j’ai opérée dans mes pérégrinations érotiques et ardentes sera passée, je reviendrais.

Un jour, un mois, un an, et toi, ami agacé, tu t’outreras de cette litanie de débauche, tu fustigeras cet inaliénable droit à chacun de disposer de son corps, à chacune… et lorsque se refermera la lourde porte du Cours Saint François de Sales sur tes marmots uniformes, tu me chercheras, partout, dans les lieux ouverts, dans les retraites sombres des espaces clos, dans les lignes d’encre qui forment les images incandescentes de mon corps anonyme, offrande et objet du bric-à-brac de la chair.

Vous vouliez des histoires, celle-ci sera la mienne. Je la dépose à vos pieds, prenez, allez, et vivez d’autres vies que la mienne.


Landeline R. Redinger.