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Temps de lecture estimé : 46 mn
28/10/23
corrigé 28/10/23
Présentation:  Cette histoire est composée de sept textes agencés en six branches de trois chapitres écrits depuis un tronc commun, chaque chapitre écrit par un auteur différent
Résumé:  Dans une chambre d’hôpital, le corps mutilé, à jamais incapable de marcher, un soldat "miraculé" a perdu tout espoir et ne désire plus qu’une seule chose: en finir. C’est alors qu’elle entre.
Critères:  médical cérébral revede nonéro portrait #collaboratif
Auteur : Arborescence  (Melle Mélina)
Co-auteur : Charlie67      Envoi mini-message
Co-auteur : Mlle Fanchette      Envoi mini-message
Co-auteur : Maryse      Envoi mini-message
Co-auteur : Bullitt      Envoi mini-message
Co-auteur : Melle Mélina      Envoi mini-message
Co-auteur : Wedreca      Envoi mini-message
Co-auteur : Lestat de Lioncourt      Envoi mini-message

Projet de groupe : Arborescence
Tout n'est pas fini.

Cette histoire est composée de sept parties, agencées depuis un tronc commun en quatre branches de trois chapitres. Chaque chapitre a été écrit par un auteur différent



Chapitre 1 : Tout est fini

Écrit par Melle mélina


Les mitrailleuses déversent leur feu, nous essuyons des rafales incandescentes et notre abri se transformera bientôt en cimetière si nous gardons notre position. Notre véhicule blindé, notre Griffon est au centre d’une embuscade et le danger vient de partout. Je pisse de trouille, je tremble de partout, mais je n’ai pas le temps d’y penser.

Nos renforts arrivent dans les cinq minutes, mais bien trop tard pour garantir notre survie.

Un lance-roquette. Je le vois pointer son museau aux crocs féroces. Notre seule issue, une maison à une dizaine de mètres. Dix mètres à découvert, dix mètres à poil, cibles offertes au feu nourri de ces salops de Daesh.

Le choix est simple : risquer notre peau en nous déplaçant ou mourir à coup sûr en restant immobile. Dynamique ou statique ?

Notre lieutenant-colonel nous hurle l’ordre de nous mettre à l’abri et tandis qu’il s’élance à découvert, tandis qu’il crache des salves de son famas, une balle lui perfore le dos. Il tombe lourdement face contre terre.

Un silence, un souffle. Je reste là, ahuri avant de comprendre. Nous sommes encerclés, il n’y a plus aucune issue possible.

L’odeur puissante du plomb et l’acidité de la fumée nous brûlent les yeux, les narines et la gorge. Les cris des habitants, les ordres beuglés de nos ennemis et les hurlements nous fracassent les oreilles. La peur nous cisaille les jambes.

Art’, mon frère d’armes pleure tout en déversant ces munitions sur un mur dans l’espoir d’atteindre les djihadistes. Il gueule « Bande d’enfoirés ! ».

Une pensée idiote me traverse l’esprit. « Bande d’enfoirés », ça se dit comment en arabe ? Un instant hors du combat, hors du temps, tout s’éteint autour de moi. Il n’y a plus que silence, tout s’est figé : les balles en suspensions, immobiles dans l’air saturé de poussière, les gerbes de terre soulevées par nos pas.

Je suis projeté dans un tableau en cours : comme si j’étais le personnage principal d’une œuvre qu’un artiste peint et un peu comme une mise en abyme, je le vois me dessiner, ahuri, acteur et en même temps spectateur.

Cependant, le monde bouge lentement, comme au ralenti. À ma droite, Art’ est maintenant à découvert, les balles criblent son corps et tel un pantin désarticulé, je le vois, gesticuler une danse macabre sans contrôle pour finir sa course contre notre Griffon. À ma gauche, le reste de mon unité est à terre et je vois des mares de sang se répandre et imbiber le sable chaud.

Je lève les yeux et je la vois distinctement. Elle jaillit de la gueule de feu du bazooka, certaine, inéluctable. Ma mort.

Le temps reprend son cours, le peintre a fini la toile, tout reprend. Je n’ai rien vu, je n’ai rien entendu, je n’ai rien senti, pas le temps. Je ne comprends rien lorsque mon corps se disloque, propulsé vers le ciel pour retomber brutalement au sol. Je sens à peine le feu qui consume ma peau… et tout s’éteint.



…oooo00000oooo…



Je suis bercé par des sons diffus. Mon ouïe engourdie ne peut les distinguer ni les rattacher entre eux… Je ne les identifie même pas. Il me faut des efforts de concentration extrême pour enfin compartimenter les sonorités, d’abord les aigus, des bips assez lointains, puis des sons plus secs, des pas sans doute… et des phrases dénuées de sens.

Je réunis péniblement toutes mes forces pour ouvrir les paupières. Il me faut plusieurs minutes pour que mes yeux s’habituent à la blessure de cette lumière froide et bleutée.

J’émerge doucement, complètement groggy, tout du moins suffisamment pour ne pas penser, ne pas réfléchir, ne pas me souvenir. Tandis que le brouillard se dissipe lentement, un ou une inconnu se penche à mon chevet. Il s’exclame soudain :



Docteur ? Patient ? Ses mots ont l’effet d’une dynamite dans ma conscience. Instantanément, brutalement, tout me revient en mémoire : le lieutenant-colonel happé par une balle dans le dos, Art’ mitraillé, son corps devenant une poupée de chiffon, mon unité baignant dans son sang et la roquette.

La réminiscence est trop violente. Une nouvelle fois, je fuis et perds connaissance.



…oooo00000oooo…



Voilà une semaine que je suis réveillé, allongé dans ce lit d’hôpital. Tel Orphée, je suis de retour de chez les morts. On parle de miracle. Je n’aurais jamais dû survivre.

Je n’aurais pas dû survivre !

Que m’importe de vivre dans cet état-là ? Je ne suis plus qu’un légume, ma vie est derrière moi, j’ai cessé de vivre dans une embuscade quelque part près de Benghazi. Je ne pourrai plus jamais marcher, j’ai la colonne vertébrale fracassée. Mon corps entier n’est que souffrance, les soignants tournent la tête et refusent de me tendre un miroir… mais il me reste mes mains. Des doigts qui découvrent mon nouveau visage.

Mais comment désigner cette face immonde, brûlée jusqu’au cuir chevelu ? Une grimace ?

Pourquoi a-t-il fallu que l’on me ressuscite ?

Je suis une créature digne du cirque Barnum.

Tous viennent à mon chevet : en plus des médecins, infirmiers et aides-soignants, le ministre et les généraux rivalisent de sollicitude et de compassion. Pour accentuer encore plus ma douleur, pas un seul jour, mes parents ne ratent l’occasion de pleurer de me voir ainsi.

Mais bon sang, TUEZ-MOI ! Que cette mascarade cesse, que l’on en finisse de moi, par pitié. PAR PITIÉ !

Cette nuit, une nuit sans fin, le bassin médical s’est déplacé et je pisse dans mon lit. Je n’en peux plus. Je pleure de souffrance, de frustration, de honte… seul.

C’est alors qu’elle entre.


-



=== ===


Chapitre 2 : Un espoir au goût de caramel

Écrit par Mlle Fanchette


C’est alors qu’elle entre.


Comme tout soldat, j’ai longtemps fantasmé sur les jolies infirmières veillant au repos du guerrier, mais aujourd’hui, je ne les supporte plus.


Elles sont une armada à me materner sans relâche depuis des jours et celle-ci est sans doute déjà venue, mais pour moi, elles sont toutes identiques : pas pressées, sourire de circonstance, blouse blanche et regards fuyants. Je les déteste avec leur froideur et leur mine d’actrice professionnelle. Je les hais… mais je dépends d’elles.


La colère me fait ravaler mes larmes, une main sur la figure et on n’y voit plus que du feu, surtout avec ma tronche. Je m’apprête à recevoir en pleine figue la lumière du néon qu’elles ne manquent jamais d’allumer… sauf cette nuit. La silhouette entrouvre la porte de la salle de douche et allume sans m’éblouir. Un instant, je vois nettement son visage et son chignon à la diable tenu par un crayon de couleur.


Un crayon de couleur ! Le détail m’interpelle…


Son regard se porte directement sur moi, pas sur les machines, sur moi… et elle me sourit. Un vrai sourire humain, plein de chaleur…


J’ai le sentiment que, pour la première fois depuis la Libye, je ne fais face ni à un robot, ni à une pleureuse, mais à un être humain. Elle me détaille franchement et ses lèvres expressives prennent une moue un peu soucieuse.


  • — Qu’est-ce qui ne va pas ? demande-t-elle.

La question me ramène violemment à moi-même, à ce lit, et la moutarde me monte au nez d’un coup.


  • — Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous osez me demander ce qui ne va pas ? Alors que je suis dans ce putain de lit à me pisser dessus comme un gosse parce que je ne peux même pas me traîner jusqu’aux toilettes ? Alors que je tiens plus du cadavre que de l’homme ? Alors que j’ai des scènes apocalyptiques plein la tête ? Alors que j’ai, au mieux, la gueule de Voldemort ? J’aurais dû crever avec les autres ! Je veux crever !

Une part de moi-même se rend compte que je m’emporte pour une question bienveillante, que je suis injuste envers cette femme qui ne demande qu’à m’aider… mais ma faiblesse m’insupporte et je déverse ma colère sur elle sans pouvoir m’arrêter. Au fil des mots, je découvre avec horreur ma voix éraillée et sans portée, ma gorge irritée et mes lèvres sans souplesse… J’enrage !


Elle, elle s’assoit au bord du lit sans me quitter des yeux, sans grimacer devant ma face défigurée, sans broncher sous les reproches injustes. Elle m’écoute, putain ! Elle m’écoute ! Depuis que je suis entre ses foutus murs blancs, elle est la première à le faire vraiment, sans m’interrompre, sans finir mes phrases, sans reformuler.


Et moi, pauvre tocard, je gueule comme un putois ou, tout du moins, j’essaie. J’articule laborieusement, le souffle me manque… Malgré la rage, je dois me taire pour reprendre haleine.


Elle en profite pour poser la main sur mon torse dans un geste d’apaisement. Plongés dans les miens, ses yeux ne cillent pas quand elle me dit :


  • — Mais tu es encore là… C’est que tu devais rester même contre toute attente. Le spectacle n’est pas terminé, il y a encore de belles choses à vivre…

La rage flambe à nouveau dans ma poitrine et se déverse de mes lèvres gercées :


  • — Vivre quoi ? Je voudrais vous y voir, tiens ! Qu’est-ce que vous en savez ? Rien ! Vous, vous avez encore deux jambes et vos jolis rêves ! Vous, vous n’avez pas vu mourir vos potes, vos frères ! Vous, vous n’avez besoin de personne pour vous torcher le cul ! Vous, vous n’êtes pas sanglée, tuyautée de partout ! Vous, vous êtes encore libre et belle !

Je tourne en boucle et ma voix s’étrangle bien malgré moi. Une lame de fond monte en moi, ravageant tout sur son passage pour libérer les larmes.

Putain, non ! Non !

Pas devant elle, ce serait la dernière humiliation.


La vague monte irrémédiablement, mes yeux débordent. Je suis impuissant face à moi-même, trahi par mon propre corps. Je ferme les paupières, ma voix n’est plus qu’un mince filet, le courant s’est déporté sur les larmes qui fuient entre les quelques cils qui daignent repousser. J’ai la poitrine oppressée, la tête au bord de l’implosion, des fourmillements dans tout le corps… même dans les zones mortes !


Va-t’en, femme. Laisse-moi seul. Laisse-moi crever…


Je n’ai même plus la force de le dire…


Sa main se pose délicatement sur ma joue. Sensation étrange, agréable. Il me semble que c’est la première. Oh que c’est léger… Presque malgré moi, je cherche le contact. C’est comme la première gorgée d’eau fraîche à la sortie du désert.


Mon corps se relâche un peu.


Un souffle vient caresser mes lèvres. Surpris, je rouvre les yeux juste à temps pour voir son visage s’incliner sur le mien… et sa bouche rencontrer la mienne.


Comment ? Pourquoi ?


Ma tête explose, ma poitrine s’affole et gonfle, je ne comprends plus rien… mais elle m’embrasse et c’est bon.

Ses doigts chassent les larmes qui s’attardent sur mon visage, sa langue invite la mienne à danser. C’est fou, c’est improbable, mais ce baiser insensé est le plus doux que j’ai connu, il me vide la tête, me libère le souffle. C’est doux avec un goût de chocolat noir et de caramel.


Hélas, bien trop vite, elle s’écarte et me sourit, une lueur malicieuse dans le regard.


  • — Tu vois, murmure-t-elle. Le rideau n’est pas encore tombé… J’ai manqué le premier acte, mais je veux connaître la suite.

Elle me caresse délicatement de la tempe à l’épaule et ses mots résonnent comme une musique… leur sens échappe à ma tête, mais quelque chose en moi s’en nourrit. Je ne sais que répondre. Trop sonné pour ça. Trop de questions pour les poser.


Je voudrais reprendre ce baiser, glisser mes doigts dans son chignon, faire tomber ce crayon ridicule pour goûter encore au bonbon de sa bouche. Je n’ose pas. Trop peur de briser la bulle hors de tout, qu’elle a créée autour de nous.


Une voix la crève pourtant.


  • — Mais qu’est-ce que… Sterenn !

La belle au goût de caramel se redresse et j’aperçois une autre infirmière sur le pas de la porte. Elle a l’air choquée.

Le sang me monte aux joues comme un ado pris en faute, même si ce n’est pas vers moi que sont dirigées les foudres réprobatrices. La dénommée Sterenn lève les yeux au ciel en haussant les épaules avant de m’adresser un clin d’œil complice. Elle se lève sans que je n’ose rien dire et suit sa collègue dans le couloir.

Comme au sortir d’un rêve, je peine à revenir, je ne veux pas revenir… et je sais que demain, sans doute, je croirai que c’en était un.


Mais son goût reste sur ma langue et des voix me font tendre l’oreille.


  • — Mais enfin, qu’est-ce qui t’a pris ?
  • — Il est temps de lui rappeler qu’il est un homme et pas un bout de viande !
  • — Tu dérailles, ma pauvre ! Il a droit à un traitement de faveur, c’est un héros de guerre quand même !
  • — Parlons-en, tiens ! Un héros, un martyr, un infirme, un rescapé ! Ah pour avoir des titres, il en a ! Et on soigne ce pauvre corps, faudrait pas le perdre ! On en a fait tout un symbole pour permettre aux élus et aux gradés de se faire mousser et aux autres de s’apitoyer. Super ! Mais merde ! Quand est-ce que quelqu’un s’inquiète de lui en tant qu’individu ? De ce qu’il pense ou ressent ? Nous parlons d’un homme d’action, qui plus est, d’un soldat et on l’enferme entre affliction et désinfectant ! Et c’est comme ça que vous voulez lui donner envie de se battre et de continuer ?
  • — Mais enfin, on va pas l’emmener faire un trail dans son état ! T’as vu ses jambes ? Ses brûlures ?
  • — Et qui s’inquiète de sa voix qui revient, de ses yeux sauvés ou encore de ses mains ? Et qui s’inquiète de ce qui lui ferait du bien ?
  • — Oh arrête, il a tous les soins possibles et les meilleurs spécialistes.
  • — Depuis quand je suis garagiste ? Diagnostic, solution, réparation, c’est réglé ? Bah en fait, non ! Ce n’est pas ma conception des choses, et d’autant moins pour lui. J’en ai ma claque ! Alors leurs directives, ils se les foutent là où je pense, elles ne m’encombreront plus : fini la blouse et tout le bordel, fini…

Des pas précipités et une voix masculine la coupent soudain :


  • — Mais enfin qu’est-ce qu’il se passe ici ? Sterenn, qu’est-ce qui te prend ? Pas devant la porte du patient en plus !
  • — Merde, Francis ! D’une, ce n’est pas le patient, mais Simon Lidier et de deux, quand on parle de moi, j’aime autant savoir ce qui se dit !

Des pas décidés s’éloignent. Je n’ai rien perdu de la dispute et mille questions se bousculent dans ma tête quand le dénommé Francis entre dans la chambre en se confondant en excuses. Il jette un œil aux machines et, avec ce professionnalisme froid qu’ils ont tous, il m’extrait du lit, change ce qui doit l’être avant de me laisser à nouveau seul dans cette chambre exécrable.

Pourtant, ça ne m’atteint pas… Pour la première fois depuis Benghazi, je sens même mes lèvres s’étirer.



…oooo00000oooo…



Ça fait maintenant un mois…


Un mois que je vis avec une autonomie qui n’excède pas ma longueur de bras et que je m’efforce de tous les décourager de m’approcher. Je sais qu’on me dit odieux et je le suis… sauf avec Sterenn.


Elle vient chaque jour avec des robes vives et colorées en m’imposant son appétit de vivre communicatif. J’étudie les merveilles qui passent à portée de mon œil au gré des mouvements fluides de ses jupes, j’apprends ses petites manies, ses petites folies, ses expressions un peu étranges quand quelque chose la laisse perplexe ou quand elle réfléchit. Et puis son rire… Il éclate, franc et naturel, pour tout et rien : quand elle fait un jeu de mots, quand je râle, quand elle s’amuse à me maquiller avec les pommades dont elle me tartine quotidiennement… Avec elle, je découvre que tout est prétexte à la légèreté, surtout le plus grave.

Mais si elle se moque de ma mauvaise humeur, elle se fait aussi dure et sans pitié quand je me lamente et exige toujours plus de moi, comme un défi. Et quand je pleure dans la nuit, elle est encore là, elle réconforte tout en douceur… Là où je la préfère, c’est quand son regard croise le mien. Elle sourit, elle rougit et murmure que ce n’est pas du jeu d’avoir de pareils yeux. Sur le champ de ruines qu’est mon visage, elle ne voit que ça…


Ça fait maintenant un mois…


Un mois qu’elle m’a embrassé et que je rêve qu’elle recommence, surtout aujourd’hui !


Il fait lourd, le ciel est bas et étouffant depuis plusieurs jours, mais l’orage refuse d’éclater. J’ai mal partout, des fourmis dans les jambes, mon visage me démange, mais quand je gratte, c’est pire. Elle, elle va et vient autour de moi dans sa petite robe écarlate au décolleté tentateur. Elle rit de mon humeur d’ours et m’explique que le patient de la vingt-cinq est plus sage. Elle m’agace et tire la langue quand je grogne, mais ses mains sont délicates sur ma peau sensible.


Elle redresse soudain la tête pour regarder la fenêtre. Sur la vitre, les premières gouttes s’écrasent enfin.


  • — La pluie ! s’exclame-t-elle. Viens vite !

En deux temps, trois mouvements, elle jette une chemise sur mes épaules et m’attire dans le fauteuil roulant. Je l’aide comme je peux sans savoir où il faut aller si vite. En sortant de la chambre, elle attrape la blouse qui pend près de la porte et nous entraîne vers l’ascenseur. Deux étages plus bas, elle se faufile en me guidant vers une sortie à l’arrière du bâtiment.


La pluie s’est intensifiée, l’orage gronde comme le faisaient les combats. La peur revient me cueillir au ventre, mais elle m’entraîne sous les trombes d’eau en murmurant à mon oreille :


  • — Crois-moi, il n’y a rien de meilleur contre le feu !

Elle se met à entonner un air joyeux et s’élance parmi les flaques. Elle abandonne sa blouse pour danser sur ce parking d’hôpital désert. Elle virevolte autour de moi, attrapant à pleines mains ses jupons pour les faire voler et projeter des perles de pluie à chaque mouvement. En quelques instants, nous sommes trempés, mais elle rit et chante tant que les souvenirs du front s’éloignent comme ils sont montés. Ma main courre sur sa taille chaque fois qu’elle passe à portée et nous rions comme des gosses. Oh que j’aime ses petites folies !


Ses cheveux lui collent au visage, l’eau a détrempé la robe au point de lui faire épouser ses formes avec sensualité. Elle m’entraîne dans son délire et, en chassant les gouttes qui me dégoulinent sur les yeux, je me rends compte que je suis heureux.


Le souffle court, elle finit par s’asseoir en travers du fauteuil en posant un baiser sur ma joue.


  • — Merci Simon ! Ça faisait un bail que je ne m’étais pas amusée autant !

Un nouveau baiser sur ma joue, mais cette fois-ci, je tourne la tête pour cueillir ses lèvres, les bras enroulés autour de sa taille. Elle rit contre ma bouche, mais ne se dérobe pas. Je bois cet élixir avec délectation. Un mois que j’en rêve…


  • — Tu es une crapule, me gourmande-t-elle en s’écartant. Mais une crapule avec de très beaux yeux !

Hélas, même les instants d’éternité ont une fin. L’orage est passé, mais son soleil s’attarde au coin de mes lèvres. Elle jette sa blouse sur ses épaules trempées et nous ramène à l’intérieur.


  • — Mademoiselle Benec !

La voix claque comme un coup de trique dans le hall, bientôt suivie par l’apparition du médecin-chef et d’un ambulancier. Ce dernier prend en main mon fauteuil tandis que Sterenn répond d’une voix innocente :


  • — Oui, docteur ?
  • — Dans mon bureau ! Maintenant !

Elle me salue de la main et suit son supérieur fulminant dans le couloir. L’ambulancier se penche vers moi :


  • — Je vous raccompagne à votre chambre, Mr Lidier. Nous allons vous mettre au sec.
  • — Qu’est-ce qu’il lui veut ?

Je n’ai pas pu m’empêcher d’aboyer sur le pauvre type qui n’en mène pas large devant mon regard noir. En cet instant, je suis heureux d’avoir une tête à faire peur. Il écarte pourtant les bras d’un air désolé, le regard fuyant, comme les autres.


  • — Je ne peux pas vous répondre…

Une insulte bien sentie me monte aux lèvres, mais je la ravale pendant qu’il me pousse dans le couloir. Une violente remontée de bretelles a lieu dans un des bureaux que nous croisons et je baisse la tête en comprenant quelques mots : mise en danger d’autrui, faute grave, mise à pied… Des mots que personne n’aime entendre, mais là, ils me glacent les os parce que je sais qui ils menacent et que je ne veux pas qu’on me prive d’elle.


-



=== ===


Chapitre 3 : Un nouveau combat

Écrit par Bullitt



L’ambulancier me ramène dans ma chambre et m’installe dans mon lit avec tout le professionnalisme dont il est capable, mais il manipulerait un bout de viande ou un objet précieux qu’il ne ferait pas preuve de davantage d’empathie ou d’humanité.

Je lui fais franchement la gueule, ce qui doit rendre mon visage vraiment terrifiant. C’est peut-être pour cela qu’il n’ose pas me regarder. Mais il n’a que ce qu’il mérite, je suis un être humain, pas un objet, merde !


Il finit par me laisser seul. Je souffle un peu, mais reste tendu dans l’attente du retour de Sterenn. J’espère qu’elle pourra revenir me voir, elle, mon seul espoir, la seule lueur qui me fait encore croire en l’humanité.


Je sursaute. Il fait nuit. J’ai dû m’endormir sans m’en rendre compte. Elle n’est pas venue, ou alors, pendant mon sommeil et je ne m’en suis pas aperçu. Je sens quelque chose dans ma main. C’est un morceau de papier froissé. Je le déplie et déchiffre quelques mots griffonnés à la hâte : « Je ne t’oublie pas ! ».


Que dois-je en conclure ? Qu’elle s’est fait virer ? Qu’on lui a interdit de m’approcher ?



…oooo00000oooo…



J’ai beau interroger les infirmières qui s’occupent de moi plusieurs fois par jour, je me heurte à un mur. Soit elles font semblant de ne pas comprendre de quoi je parle, soit elles me répondent ne pas connaître Sterenn, soit elles détournent la conversation, maniant le « small talk » avec une dextérité qui ferait passer la reine d’Angleterre pour une analphabète inculte !


Pendant ce temps-là, j’enrage. On m’a privé de ma seule raison de vivre, de mon seul espoir. À force d’insister, de rugir, de rudoyer les infirmières, le médecin-chef finit par venir me voir.


  • — Monsieur Lidier, pourquoi faites-vous autant d’histoires ? Ne prend-on pas bien soin de vous ici ? Toutes les infirmières sont à vos petits soins et vous passez votre temps à les agresser. J’ai du mal à vous comprendre…
  • — Ça suffit ! Vous et moi savons très bien pourquoi ! Cassez-vous, avant que je m’énerve. Vous mériteriez de vous retrouver à ma place pour comprendre ce que j’endure, mais je ne vous le souhaite pas, car je ne pense pas que vous auriez assez de courage pour le supporter !

Je le sens déstabilisé, il vacille, part à reculons, heurte le mur et disparaît dans le couloir en titubant comme un homme ivre. Bien fait pour sa gueule à ce connard qui a tendance à oublier que nous sommes des êtres humains avant d’être des corps à réparer.



…oooo00000oooo…



Les semaines passent, je n’ai aucune nouvelle de Sterenn. Je sens cependant un léger changement dans l’attitude des infirmières qui ne se contentent plus des soins, mais essayent de discuter avec moi. En revanche, dès que j’évoque Sterenn, elles se ferment comme des huîtres.


Elles changent régulièrement. Chaque nouvelle arrivante a droit à un interrogatoire en règle. Avec le temps, j’ai appris à être moins agressif, car j’ai bien compris qu’elles n’étaient pour rien dans la façon dont elles me traitent, elles en font qu’appliquer les instructions qu’elles reçoivent.


Je vois bien aussi le haut-le-cœur et le mouvement de recul qu’elles ont quand elles entrent dans ma chambre pour la première fois, même si je sais qu’elles ont été briefées auparavant. Il est vrai que mon état ne permet toujours pas d’envisager la moindre chirurgie esthétique…


Je commence à perdre espoir quand, un jour, alors que j’évoque Sterren à une toute nouvelle infirmière, elle me répond à voix basse, n’ayant pas peur de me regarder en face : « Elle pense beaucoup à vous, vous la reverrez bientôt… » Je m’apprête à lui répondre quand elle presse ma main en me faisant un clin d’œil, m’intimant de me taire avant de disparaître.


Qu’a-t-elle voulu dire ? Comment pense-t-elle à moi ? Pourquoi ne vient-elle pas me voir ? Pourquoi cette infirmière m’a-t-elle interdit de lui poser d’autres questions ? Pourquoi a-t-elle disparu si vite ?


Je suis d’autant plus intrigué que son visage me fait penser à une personne que je ne parviens pas à identifier, mais je ne l’ai jamais revue.



…oooo00000oooo…



La vie reprend, si l’on peut dire, mes journées étant rythmées par les soins « ordinaires » et les interventions impromptues lorsqu’un « incident » nécessite une nouvelle literie, je vous laisse imaginer mon impuissance et mon malaise.


Dans ces instants-là, je me demande si ma vie vaut vraiment le coup d’être vécue, mais je n’ai aucun moyen de mettre fin à mes jours. Tout au plus pourrais-je réussir à me faire tomber de mon lit avec le tuyau de ma perfusion autour du cou, mais non seulement les alarmes alerteraient tout l’étage immédiatement, en plus, je doute que ça suffise.


Une pensée me retient également, celle de Sterenn. Je donnerai cher pour savoir ce que cette infirmière a voulu dire quand elle m’a affirmé qu’elle pensait beaucoup à moi. En même temps, il ne me reste plus grand-chose à offrir à une femme : un tronc bien amoché, deux bras plus ou moins fonctionnels et une tronche à faire peur ! Qui en voudrait, et que pourrait-elle bien en faire ?


Un soir où je gamberge, les yeux fermés après le dernier soin de la journée, je devine qu’une ombre se glisse dans ma chambre. Avant que j’aie eu le temps d’ouvrir les yeux, une bouche se pose sur la mienne. Je reconnais immédiatement le goût des lèvres de Sterenn. J’ouvre les yeux pour plonger dans les siens. Elle s’assied sur le lit, quitte mes lèvres, pose son doigt sur elles pour m’intimer de me taire et me regarde tendrement.


Je revis ! Je n’ai jamais senti mon cœur battre si fort dans ma poitrine. Je prends sa main et la serre de toutes mes faibles forces. Elle sourit… Dieu, qu’elle est belle !


Les questions se bousculent dans ma bouche : comment vas-tu ? Que deviens-tu ? Que s’est-il passé ce jour-là dans le bureau du médecin ? Pourquoi avoir attendu si longtemps pour venir me voir ? Son sourire grandit encore. Elle se penche vers moi et me murmure à l’oreille : « Tu auras bientôt des réponses… Et tu as toujours d’aussi beaux yeux ! »


Nous restons quelques instants à nous dévorer du regard, puis elle se lève :


  • — On ne doit pas me trouver ici…
  • — Tu es certaine que tout va bien ?

Son regard se voile un court instant, mais elle se reprend très vite : « Ne t’inquiète pas pour moi, je suis forte. » Et elle s’éclipse aussi discrètement qu’elle était arrivée.


Qu’a-t-elle voulu dire ?


Que s’est-il passé ?


Pourquoi est-elle repartie si vite ?


…oooo00000oooo…


Je n’en ai pas dormi de la nuit, mais je m’en fiche, ces quelques instants m’ont redonné une pêche d’enfer et une envie de vivre comme je n’en avais jamais connue.


Les infirmières ne me reconnaissent plus au point que, quelques jours plus tard, j’ai droit à la visite d’un nouveau médecin « psycho-machin » qui me bombarde de questions.


  • — Monsieur Lidier, pourquoi avez-vous été aussi désagréable avec le personnel hospitalier pendant des mois ? Cela a-t-il un lien avec un incident qui s’est produit avec une personne du corps médical… ?
  • — Que vous a-t-on raconté exactement ?
  • — Qu’elle avait eu un comportement inapproprié et qu’il avait fallu la recadrer !
  • — Qui vous a dit ça ?
  • — Je ne peux pas vous répondre.
  • — Pourquoi ?
  • — C’est confidentiel !
  • — Alors, vous n’obtiendrez rien de moi !
  • — Pourquoi une telle méfiance ?
  • — C’est mon métier.
  • — Vous n’êtes plus sur le terrain…
  • — Je n’en sais rien, je ne sais même pas où je suis. Depuis la roquette, je n’ai vu que ces 4 murs, sauf le jour où…

Je m’arrête net ! Je ne veux pas compromettre Sterenn.


  • — Le jour où on vous a retrouvé dans le parking sous la pluie ?
  • — Ah, vous savez…
  • — Oui, mais j’aimerais avoir votre version de cette affaire.
  • — Dans quel but ?
  • — Je ne sais pas si je peux vous le dire…
  • — Alors on va s’arrêter là !
  • — Vous avez tort, vous avez tout à gagner à me parler.
  • — Qu’est-ce qui me le prouve ?
  • — Dans votre situation, vous n’avez pas grand-chose à perdre… me dit-il avec un petit sourire.
  • — Moi non, mais je ne veux pas que d’autres aient des ennuis à cause de moi. Pour qui travaillez-vous ?
  • — Je suis médecin…
  • — Mouaip. Qui vous envoie ? Pourquoi voulez-vous savoir ce qui s’est passé ?
  • — OK, Mr Lidier, jouons cartes sur table. Je suis chargé d’enquêter sur des dysfonctionnements dans cet hôpital, des plaintes sont remontées jusqu’au ministère…

Alors je lui raconte tout. La façon dont on est traités, sans humanité, l’arrivée de Sterenn, la façon dont elle m’a redonné goût à la vie, la danse dans le parking, l’intervention du médecin-chef, sa disparition… Je tais le passage de Sterenn dans ma chambre quelques jours plus tôt, pas plus que je ne parle de la mystérieuse infirmière que je n’ai vu qu’une seule fois, on n’est jamais trop prudent.


Il noircit plusieurs pages, note le moindre incident, revient en arrière pour préciser chaque détail. J’ai l’impression de subir un débriefing à un retour de mission…


Il me quitte en me promettant bientôt de ses nouvelles, mais les semaines passent, identiques à elles-mêmes, cloué dans mon lit. Seuls les programmes télé me permettent de savoir quel jour nous sommes.



…oooo00000oooo…



Un matin, une fébrilité inhabituelle semble régner dans tout l’étage. Les infirmières sont tendues, nerveuses. J’entends du remue-ménage dans le couloir. La porte de ma chambre s’ouvre sur Sterenn suivie de la mystérieuse infirmière.


« Viens, on s’en va ! » Elles sont marrantes, elles, comme si je pouvais partir en courant ! Elles débranchent les tuyaux qui me relient au mur tout en débloquant les roues du lit avant de me pousser dans le couloir. Cela fait du bien de sortir de sa chambre. Elles me poussent dans le premier ascenseur qui arrive. J’ai l’impression de m’évader…


Quand la porte s’ouvre, au lieu de se diriger vers la sortie principale, elles bifurquent vers le parking avant de pousser le lit dans le bureau maudit du médecin-chef.


La double porte se referme sur nous, elles se regardent et éclatent de rire. Mon regard passe de l’une à l’autre, cherchant à comprendre ce qui se passe. Enfin, Sterenn se tourne vers moi : « Simon, je te présente ma sœur, Maeleg. »


Je la regarde attentivement. Je retrouve un peu de Sterenn dans son regard et dans l’ovale de son visage. Lorsqu’elle était venue dans ma chambre, j’étais tellement perturbé que je n’ai pas fait le rapprochement.


Sterenn s’assied sur le bord du lit, prend ma main, me regarde avec intensité… « Enfin, je te retrouve… Et personne ne nous séparera plus jamais ! »


Je fronce les sourcils, enfin ce qui m’en reste :


  • — Mais que fait-on dans ce bureau, où est le médecin-chef ?
  • — Le nouveau médecin-chef, c’est moi. Me répond Maeleg.
  • — Et elle approuve totalement ce que je viens de faire, renchérit Sterenn.
  • — Les filles, vous me devez une explication !
  • — Ça va être long, laisse-nous t’installer confortablement. Me disent-elles en cœur.

« Quand tu es arrivé chez nous, on ne savait pas si tu allais te réveiller un jour. On savait qu’il y avait une chance, mais elle étant tellement infime…


Même si cela ne se voit pas, nous sommes dans un hôpital militaire qui accueille les cas les plus graves. Ici, tu n’as que des personnes dans des situations désespérées dont les autres hôpitaux ne veulent pas pour ne pas faire grimper leurs statistiques.


C’est te dire si on est endurcies, mais toi, tu m’as bouleversée. Tu n’aurais jamais dû survivre avec ce qui t’est arrivé. Tu n’aurais jamais dû arriver jusqu’ici. Tu n’aurais jamais dû te réveiller, mais tu avais une telle énergie, une telle volonté de vivre, que tu as surmonté tout cela et que tu as ouvert les yeux.


Ce jour-là, tu ne peux pas savoir, on a tous pleuré de joie dans le service, mais tu avais l’air de tant souffrir. Tant physiquement qu’intérieurement. Tes yeux étaient un tel appel au secours au milieu de ton visage ravagé par l’explosion que personne n’osait te regarder pour ne pas craquer.


Je ne te raconte pas le nombre de collègues qui s’effondraient en sortant de ta chambre et que j’ai dû réconforter dans le couloir.

Et il y a eu ce soir où tu as appelé. Je savais que ce n’était pas une urgence médicale parce qu’aucune alarme ne s’était déclenchée, alors je suis venue voir ce qui se passait, tu connais la suite. J’ai compris que ce n’était pas de soins que tu avais besoin, mais d’amour. Il y avait une telle intensité dans ton regard, une telle reconnaissance que je m’intéresse à toi pour autre chose que te changer ta perf’ que j’ai réalisé à quel point prendre soin d’un patient, ce n’était pas juste lui prodiguer des soins.

J’ai eu envie de t’embrasser pour te redonner goût à la vie, mais cela n’a pas plu à l’infirmière qui nous a surpris ni à Francis, le médecin-chef qui a débarqué, mais je leur ai dit ma façon de penser.


J’avais tellement de plaisir à voir toute cette vie dans tes yeux, cette intensité quand j’entrais dans ta chambre que je me suis arrangée pour venir le plus souvent possible.


En même temps que je te sentais revivre, tu m’apaisais, tu m’aidais sans le savoir à effacer le stress du bloc op’ et à faire le plein d’énergie, une énergie que tu me transmettais à travers ton regard. C’est aussi pour cela que je venais après mon service pour que tu voies autre chose que des blouses blanches, choisissant soigneusement la robe du jour pour voir si elle allait davantage faire briller ton regard que celle de la veille…


Et il y a eu ce jour d’orage… J’étais tellement heureuse de te faire redécouvrir la pluie, l’odeur du goudron mouillé, de la vapeur qui s’en échappe l’été après l’orage… Et ce baiser… Jamais personne ne m’avait embrassé avec autant d’intensité, de générosité…


Mais l’autre imbécile ne m’a pas loupée. On reste des militaires. J’ai failli passer en commission de discipline et me faire affecter à l’autre bout de la terre. Et Francis en a profité pour me faire des avances, je ne te fais pas de dessin… J’ai fait profil bas, mais en apparence seulement. J’ai commencé à enregistrer toutes nos conversations lorsqu’il me « convoquait » dans son bureau.


En parallèle, ma sœur et moi avons fait remonter un dossier au ministère sur les maltraitances morales que subissaient les malades. Cela a pris du temps, je savais que tu n’allais pas bien, c’est pour cela que j’ai demandé à Maeleg de venir te remonter le moral. Ça a trop bien marché, tu avais tellement la pêche que cela a éveillé des soupçons. Heureusement, le ministère avait déjà commencé à enquêter, ta déposition a accéléré les choses.


Et ce matin, la police militaire est venue arrêter Francis. Il paraît que son dossier est sorti des archives, il encombre ! Les filles se sont mises à parler, ça va tanguer sec ces prochaines semaines… »

Les larmes me montent aux yeux, mais cette fois, c’est de reconnaissance. Elle a fait tout cela à cause de moi. Non, elle l’a fait pour moi ! Moi, un homme qui n’en est plus vraiment un ! Moi pour qui personne n’avait jamais levé le petit doigt ! Moi à qui jamais une femme ne s’était intéressée pour autre chose que de voir ce que cela faisait de se faire sauter par un commando ! La gueule qu’elles feraient si elles voyaient à quoi ressemble un commando qui s’est fait sauter…


  • — Sterenn, pourquoi as-tu fait tout cela ?
  • — Parce que tu m’as touché au plus profond de mon être. Parce que grâce à toi, j’ai réalisé que je n’en pouvais plus de réparer les corps si on ne soignait pas les cœurs. Et parce que grâce à toi, j’ai trouvé la force de soulever des montagnes pour que cet hôpital devienne ce qu’il aurait toujours dû être, un endroit qui a une âme. Et pour cela, j’ai besoin de toi !
  • — De moi ? Mais que puis-je faire du fond de mon lit ou de mon fauteuil ?
  • — Beaucoup plus que tu ne le crois. D’abord parce que tu sais ce dont on a besoin quand on revient de très loin, et ça, tu vas nous l’apprendre afin qu’on s’occupe de vous comme des humains à soigner, pas comme des mécaniques à réparer. Ensuite parce que je suis certaine que tu peux aider d’autres blessés à réaliser que même s’il vous manque un bout quelque part, vous pouvez encore être utile à quelque chose ou à quelqu’un…
  • — Et toi, que puis-je faire pour toi, toi qui as tant fait pour moi ?
  • — Toi, continue à me regarder comme tu viens de le faire et tu feras de moi la plus heureuse des femmes…


=== FIN ===


Chapitre 3 : La petite main

Écrit par Lestat de Lioncourt



Une semaine s’est écoulée depuis ce jour où un simple orage fut synonyme pour moi de la plus délicieuse complicité qui m’ait été donnée de vivre, suivie de la plus horrifiante des sentences. Une semaine qui m’a paru longue comme une vie sans queue ni tête, comme une existence absurde et qui me conforte dans l’idée que pour ces gens-là, l’important n’est pas que je vive pour moi, mais que je survive pour eux… Pour la France !

Car depuis une semaine, ils m’ont privé de mon étoile… Depuis une semaine, mon corps est toujours alimenté, mais mon âme est torturée par une faim insatiable de sa douce lumière, mais on me la refuse. Chaque jour qui passe, chaque heure et même chaque minute me rappelle que je donnerais tout pour savoir si elle va bien et la revoir une dernière fois. J’aimerais tant pouvoir lui dire simplement merci… Oh oui, MERCI !


Je comprends donc aujourd’hui quel est ce petit brin de bout de fil qui me raccroche encore à la vie, comme une nécessité de fermer la boucle, de mettre en ordre mes affaires avant de me présenter je ne sais où… Devant le créateur ? Mais le créateur de quoi ? De ce monde dont l’horreur n’a d’égal que celle de ses plus fidèles créatures ?! Alors non ! Plutôt retourner dans l’enfer de Benghazi !


Durant ces minutes d’une existence tronquée, longues comme des années, je revis mon retour en ce monde, mon réveil en ce lieu où chaque sens encore fonctionnel m’a reconnecté au vivant. J’aurais pu vivre, oui, revivre, retrouver le sens d’un bonheur particulier, différent. Car j’aurais pu aspirer à vivre dans la simplicité et l’insouciance cette existence tronquée pour peu qu’elle se nourrisse de l’essentiel…


Mais je sais au fond de moi que je ne la reverrais plus, car j’ai maintenant l’intime conviction que l’Homme est fou et que dans sa folie destructrice, il ne pourra jamais voir ni même percevoir ce qui est justement essentiel pour lui et, aujourd’hui en l’occurrence, essentiel pour moi. Je sais donc au fond de moi que mes yeux ne verront plus, qu’ils ne s’ouvriront plus, car à quoi bon s’épuiser à regarder dans le vide l’étendue amère de l’obscurité ? Non, je ne la verrais plus.


Je sens aussi au fond de moi que je ne la toucherais plus, que je ne l’entendrais plus, que je ne la sentirais plus et que plus jamais je ne pourrais goûter à la saveur suave et envoûtante de ses lèvres. Alors il m’arrive encore d’entendre ou de croire entendre des choses, comme des voix autour de moi :


« Docteur ! Ses fonctions vitales semblent normales, mais nous le perdons ! »


Ne plus voir, ne plus sentir ou ressentir, ne plus entendre… Quel délice ! Car je comprends, au fil du temps qui égrène ses secondes, où je vais, où m’entraîne la douce lueur de son souvenir et jusqu’où elle me guide… Je plonge à sa suite au plus profond de moi, en ce temple où nul ne pourra jamais me suivre et décider de quoi que ce soit à ma place, en ce cœur où logent mes désirs de renaissance profonds, en ce monde que je ne connais pas encore, mais que je fais déjà mien.


Dans ce monde nouveau peuplé de souvenirs et d’espoir de reconquête d’une vie dont je me sais privé, tu es là avec moi. Mon cœur le sent, mon âme le sait et mon corps le vit… Tu es là et tu me l’offres enfin ce baiser langoureux que j’ai tant espéré… Mon corps reprenant vie pour un baroud d’honneur se nourrit de ta chaleur, de tes désirs et de l’espoir que nous croquions enfin, dans une ultime étreinte, ce fruit défendu, mais source de vie nouvelle.


Je sens renaître au plus profond de moi le plaisir charnel d’un temps jadis où je savais encore aimer, donner et prendre du plaisir. J’ai tant rêvé de te connaître et de t’aimer à un point tel que de nos deux êtres fusionneraient dans la félicité pour que de notre union puisse enfin naître le fruit de mon amour inconditionnel pour toi. Je ne sais pas si c’est réel ou bien le fruit de mon imagination, mais ce qui est sûr c’est que tu es bien là, que je te vois, que je te sens et te ressens… Tu ondules telle une ondine humidifiant mon être de ses humeurs exquises et plus que jamais je le perçois, alors que je succombe au plaisir de te combler, cet avenir radieux, cette terre promise et cette descendance tant espérée et à jamais libérée de nos souffrances passées…


C’est vraiment très étrange, car la lumière est… Non, cette lumière n’est pas naturelle, elle semble même irréelle. Elle semble venir de nulle part, comme figeant le temps et l’espace, mais sa chaleur est si douce et réconfortante… C’est alors que je le vois. Ce petit tricycle de mon enfance est toujours le même que dans mes souvenirs, rouge et blanc avec sa petite remorque dans laquelle je transportais les cailloux sur le chemin de la chapelle. Mais qui se tient dessus ? L’enfant est de dos, mais à mon arrivée près de lui il se retourne et me tend la main… Ses yeux qui me fixent sont comme un miroir dans lequel je me retrouve et me reconnais, mais quand il ouvre la bouche ce sont tes lèvres qui me parlent et qui m’invitent à le suivre…

La lumière devient aveuglante, de plus en plus enveloppante, mais je n’ai plus peur. Car cette petite main si douce qui tient maintenant la mienne me rassure et m’invite à franchir avec elle les derniers mètres qui nous séparent encore du bout du tunnel. Je me sens si bien… Car je sais que cette petite main d’enfant transporte avec elle des petits bouts de toi et que maintenant il n’y a plus rien à regretter, plus d’inquiétudes à avoir, plus de souffrances à endurer… Je sais maintenant que d’ici, je peux partir tranquille pour renaître à jamais près de toi…


Sterenn…



=== FIN ===


Chapitre 2 : L’ange de l’espoir

Écrit par Wedreca


C’est alors qu’elle entre…


Mon esprit, occupé à gérer la douleur émise par la moindre parcelle de mon corps, je ne me rends pas tout de suite compte de sa présence. M’asseyant avec peine dans mon lit et baignant dans ma pisse, c’est plutôt avec un sentiment de honte que je me débats en cet instant.


Mais malgré tout cela, la chevelure blonde, qui vient de danser dans l’encadrure de la porte, a capté mon regard… et pendant une fraction de seconde, c’est comme si la vie elle-même avait inhibé mes maux et libéré mon esprit, dans le but de contempler le spectacle qui se joue sous mes yeux.


Là, dans la lumière du couloir, filtrée par les stores de ma chambre, elle avance d’un pas. Alors que son visage se dessine progressivement à la surface de ma rétine, ces fractions de seconde se transforment en secondes, en minutes, en heures… puis en éternité. Un léger sourire au coin des lèvres, des yeux bleus à se damner et ce petit mouvement de tête capable de faire fondre les cœurs les plus endurcis : je suis face à un ange… un ange du passé… Julia !

Comme on ferait tourner des doigts les aiguilles du temps, sous mes yeux, l’histoire se rembobine délicieusement…


Assis sur les rochers, main dans la main, face à la mer, je revis l’instant comme si j’y étais. Nous sommes jeunes, nous sommes beaux et nous avons la vie devant nous. Mon regard, perdu dans le sien, je me sens bien… tellement bien. Le bruit des vagues, s’éclatant sur la falaise, sonne comme des encouragements à franchir le pas, à me lancer : vas-y, embrasse-la ! Embrasse-la ! Embrasse-la ! Mais ce jour-là ne sera pas le bon… ni le suivant et ni ceux d’après. Car c’est le jour où nos chemins se séparent… à jamais… je le croyais…


Mon regard planté dans le sien, comme il y a dix ans, je ne peux m’en défaire. Je l’ai quittée jeune fille et la voilà femme. Une belle jeune femme qui n’a aucunement perdu de son pouvoir sur moi. Elle m’a quitté jeune homme et me voilà résidu d’homme, défiguré, estropié et trempé de pisse. Cette pensée me replonge instantanément dans la réalité, avec ces douleurs et cette honte d’être celui que je suis devenu, devant celle qu’elle est aujourd’hui.


  • — Simon ? C’est bien toi, mon Simon ?

Un instant paralysé, j’hésite. Non, ce n’est plus moi. Je ne suis que les restes d’un Simon à présent disparu. Je sens qu’il ne faudrait pas grand-chose pour que mes yeux déversent leur flot de larmes, mais je me retiens : quel spectacle horrible, je lui offrirais là… des larmes roulant sur les crevasses d’un visage fracassé.


  • — Oui, c’est moi. C’est bien moi, ton Simon… enfin, ce qu’il en reste. Mais toi… que tu es belle !

N’attendant pas la fin de ma phrase, la voilà me sautant au cou, m’enlaçant juste avant qu’elle ne voie mes larmes s’échappant malgré moi. L’embrassade a beau réveiller mes douleurs, jamais souffrance n’a été si délicieuse. Je pourrais rester à souffrir comme cela, toute une vie dans ses bras.

Puis, se décollant pour s’asseoir sur le lit, son sourire du début ayant disparu, elle me regarde, son visage empreint de gravité.


  • — Simon, il faut que je te parle…
  • — Mais, comment m’as-tu retrouvé ? Et pourquoi es-tu là ?
  • — Simon, s’il te plaît, écoute-moi !

Mon cœur bat à tout rompre. J’ai des millions de questions en tête. C’est comme si ma vie, au point mort, se mettait à accélérer pour prendre un virage des plus abrupts. Le gris se changeant en couleur, je la sens en moi réapparaître… ma nouvelle raison d’être.


  • — Comment je t’ai retrouvé ? Mais, Simon… tu es une célébrité ! Tout le monde ne parle que de toi : le rescapé des flammes de l’ennemi.
  • — Un rescapé ? Tu parles… Un macchabée, oui !
  • — Simon, je n’ai pas beaucoup de temps. Ils sont à ma recherche…
  • — Mais qui « ils » ?
  • — Ceux qui veulent ta peau, Simon !

Quelle ironie : quelqu’un en voudrait à ma peau ? Pour ce qu’il en reste…


Prenant ma main dans les siennes, elle me fixe alors de ses yeux azur. À cet instant, elle pourrait me demander n’importe quoi. Ses mains sont douces, tellement douces. Mais elle n’a pas le temps de m’en dire davantage, que l’infirmière de garde, accompagnée du vigile, débarque dans la pièce.


  • — Mademoiselle, vous n’avez rien à faire là. Veuillez nous suivre !
  • — Encore une seconde, s’il vous plaît…
  • — Non, mademoiselle ! Venez immédiatement !

La main épaisse de l’homme attrapant déjà le bras de Julia, elle a juste le temps de me dire quelques mots avant de disparaître dans le couloir, emportée par mes deux geôliers.


  • — Rien n’est fatalité, tu m’entends ! Rien n’est immuable. Ton destin est entre tes mains, Simon… notre destin.

La pièce est vide et déjà, j’entends les pas s’éloigner dans le couloir. Mon cœur battant toujours comme un fou cogne dans ma cage thoracique, comme s’il voulait la suivre. Moi aussi, je donnerais tout pour courir à sa rencontre et l’extraire des griffes de ces cerbères de l’enfer. Mais je ne suis plus un homme… ni même un sous-homme. Alors, j’enrage… J’enrage de ne plus être le soldat qui aurait pu la secourir et la suivre jusqu’au bout du monde.


Mais, cerné par la réalité qui semble vouloir reprendre ses droits, je la sens… sa main… comme une sensation résiduelle au creux de la mienne. Alors, ouvrant mes doigts, je le vois, placé dans ma paume, comme un espoir, comme un fil qui me retient à ce rêve que je ne veux pas voir s’évaporer : un petit bout de papier plié en quatre.


Mon cœur, qui avait ralenti pour se poser dans le champ de souffrance dont il a l’habitude, remet alors les gaz… tel un avion, le train frôlant la piste, mais qui aurait soudain décidé de ne pas atterrir… pas maintenant.


Dépliant la missive, placée là par les doigts de mon ange, je n’aurais jamais pensé que quelques mots puissent transformer ma vie… cette vie.


« Demain, même heure. Sois dans la petite cour de derrière, si tu veux que notre histoire continue. »


« Notre histoire » ? Les mains tremblantes, il me semble alors que mon corps ne m’appartient plus. Mon esprit incapable de prendre la moindre décision, il aurait décidé de s’en occuper par lui-même. Alors, la douleur n’étant que broutilles, je sens comme un frisson traverser ma colonne que l’on m’a dit broyée.


Portant le message à mes lèvres, je sens les siennes… me murmurer dans un souffle :


— Viens, Simon… Suis-moi


Même l’odeur du papier, restituant son parfum si envoûtant, réactive peu à peu des sensations depuis longtemps disparues… comme cette raideur sous les draps.


  • — Mais comment est-ce…

Voilà ce qu’il en est de côtoyer un ange. S’il est des mystères qui nous dépassent, l’Amour en est un. Une simple étincelle peut alors embraser l’univers et tout balayer sur son passage.


Serrant les poings et fixant le fauteuil roulant dans le coin de la pièce, je vais me battre avec les armes à ma disposition. Car lorsque vous vous sentez porté par de telles forces, plus rien ne peut vous arrêter.


Le temps va être long jusqu’à demain soir…


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Chapitre 3 : Fin et recommencement

Écrit par Maryse


Le souvenir du regard de Julia, le priant de venir la rejoindre, restait gravé en lui comme une marque faite au fer rouge.


Un regard plein de bonté, mais aussi empreint de gravité et de solennité…


Deux expressions qu’il avait décelées dans les yeux du Lieutenant-colonel les exhortant à monter à l’assaut, juste avant que leur section ne soit décimée par l’ennemi…


On l’avait ramené presque mort du champ de bataille pour en faire un héros.


Les flashs et les crépitements des appareils photo des journalistes pendant la conférence de presse au cours de laquelle il avait été décoré, lui avaient rappelé l’horreur des combats : les explosions incandescentes des obus et les détonations incessantes des mitrailleuses semant la mort et abreuvant le sol de sang. Il en avait frissonné d’angoisse et grincé des dents pendant toute la cérémonie.


Quelle ironie ! Parce qu’ils avaient perdu la bataille, parce qu’ils avaient échoué, il était devenu un héros. S’ils avaient réussi et conquis de haute lutte la position tenue par leurs adversaires, leur victoire serait passée inaperçue !


En fin de compte, une nation glorifie le sacrifice, les larmes et le sang, pas les victoires !


Une cruelle leçon chèrement apprise. Il en aurait pleuré s’il lui était resté une once d’émotion. Mais sa terrible blessure lui avait tout retiré : son corps, son avenir, son humanité. Il n’avait plus rien sauf cette foutue médaille à jamais enfermé dans l’écrin noir posé sur la table de chevet, qu’on lui avait remise en grande pompe. Une piètre récompense qui ne lui rendrait jamais l’usage de ses jambes ni son intégrité physique.


Il gisait immobile, rivé sur son lit, incapable de se lever tout seul. Inutile. Et pourtant Julia avait besoin de lui et lui, d’elle. Ne pouvoir rien faire lui était insupportable, lui était intolérable.


Avec l’énergie du désespoir, il agrippa des deux mains la barre de traction suspendue au-dessus de son lit et tira de toutes ses forces. Il fit pivoter ses épaules et son tronc de droite à gauche pour entraîner son bassin et ses jambes inertes. Rien ne se produisit. Il fit une seconde tentative. En vain. Rien ne bougeait. La rage explosa en lui, faisant passer un brouillard rouge devant ses yeux. Les muscles de ses bras et ses pectoraux se gonflèrent. Ses doigts serraient si fort la barre qu’ils en devinrent douloureux. Il prit son élan en lâchant un grondement de fureur. La violente rotation entraîna le bas de son corps hors du lit. Déséquilibré, il lâcha prise. Il ressentit un choc en bas du dos puis une douleur fulgurante le parcourut à la vitesse de l’éclair en le cisaillant en millions de fragments. Une lumière éblouissante jaillit. Puis plus rien. Un noir absolu l’engloutit comme celui qui l’avait laissé pour mort, à Benghazi…


Il avait l’impression que son crâne allait exploser. Ses poumons avaient du mal à se soulever pour inspirer l’air dont il avait besoin. Il se débattait contre l’obscurité qui l’enveloppait. Il ne savait pas où il était ni ce qu’il y faisait. Tout était confus, indistinct. Pour un peu, il aurait hurlé. De douleur, de peur. Puis, brusquement, des souvenirs remontèrent à sa mémoire. Des souvenirs horribles dont il aurait mieux valu ne pas se rappeler. Les sons et les images se précisèrent et il suffoqua. Le haut de son corps se contracta brusquement. Un vif élancement se propagea tout le long de son dos. Il voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge desséchée. Il entrouvrit péniblement les paupières qui semblaient collées. Sa vue était brouillée. Il n’arrivait pas à déterminer où il se trouvait. Tout était étrange, indéfinissable, inquiétant…


Et puis, l’horrible réalité le rattrapa et le frappa de plein fouet. Il était paralysé. Il avait perdu l’usage du bas de son corps et de ses jambes.


Lorsqu’il avait voulu se lever, il s’était effondré, détériorant encore plus son état déjà critique.


Il n’y avait plus d’espoir, plus rien…


Plus rien ? Et Julia ? N’était-elle pas venue le voir ? Lumineuse. Aérienne. Aussi belle qu’un ange… Un ange qui était venu le chercher pour mettre un terme à sa désespérance, avait-il d’abord pensé avant de la reconnaître.


Et lorsqu’il avait réalisé que c’était elle, il n’en avait pas cru ses yeux. Il avait d’abord pensé qu’il divaguait, que son imagination lui jouait un tour.


Mais non, il s’agissait bien de Julia, l’amour de sa vie !


Il s’imagina un instant dans ses bras. Comme avant. Il se remémora la douceur de son corps sous le sien, la pureté de ses yeux rivés aux siens, scintillants de désir. Et il prit conscience que, handicapé, il ne pourrait plus jamais l’étreindre amoureusement.


« J’ai besoin de toi, viens me retrouver dans la petite cour. Celle où, avant, nous nous donnions rendez-vous ! Celle-là même où nous avons gravé sur un des murs, deux cœurs entrelacés » …


Se rappeler des propos pourtant murmurés lui fit l’effet d’une déflagration et il lui sembla que ses tympans se déchiraient tant le souvenir était assourdissant.


Mais que pourrait-il bien lui offrir maintenant qu’il n’avait plus d’avenir, tant qu’il resterait l’ombre de lui-même, dans cet endroit fantomatique. Ce terme, qui s’était imposé de lui-même, correspondait parfaitement à ce qu’il était devenu : un fantôme. Il n’était plus tout à fait vivant, ni encore mort. Il attendait dans l’antichambre de l’au-delà, endroit d’où on ne revenait que très rarement. Un endroit dans lequel Julia ne devait absolument pas pénétrer, ni en réel ni en rêve, sous peine d’en être altérée. Et pour rien au monde, il n’aurait voulu que cela se produise !


Alors, pour la protéger, il ferma son esprit, se murant dans un no man’s land émotionnel total qui ne laissait aucune place à rien ni à personne…


Il avait perdu toute notion de temps et d’espace. Sa conscience flottait passivement dans un magma indistinct sur lequel il n’avait aucune prise. Les rares perceptions qui lui parvenaient, semblaient venir de loin, comme amorties, irréelles. Parfois, il se laissait couler dans les abîmes qui l’entouraient pour s’y perdre et se diluer une bonne fois pour toutes. Mais à chaque fois, quelque chose l’empêchait de sombrer irrémédiablement. Comme un son venu de très loin. Comme une voix qui lui parlait, qui l’exhortait de tenir, de s’accrocher. Une voix brouillée, méconnaissable, qui lui semblait pourtant familière, mais que son esprit empoissé n’arrivait pas à identifier. À quoi bon d’ailleurs ?


La torpeur qui l’anesthésiait se dissipa légèrement. Il entrouvrit péniblement les yeux et les referma aussitôt, tant l’effort était grand. Il avait l’esprit cotonneux. Tout lui semblait flou, vague, incertain. Était-il en train de rêver ? Il n’aurait pu le dire. C’était comme si une partie de lui restait enfermée dans la morne léthargie dans laquelle il était plongé, tandis que l’autre, curieusement, se réveillait. Quelque chose avait changé. Tout semblait s’être figé.


Et puis, un moment après, une forme apparut.


Elle semblait concentrer en elle les rares reflets épars qui flottaient ici et là, malgré l’obscurité ambiante. Au début, il crut à la manifestation d’un lointain souvenir qui remontait à la surface de sa mémoire. Il ferma les paupières et les rouvrit. L’espèce de halo phosphorescent continuait à s’approcher, illuminant tout ce qui l’entourait.


Et puis, il la reconnut. L’image de Julia se précisa peu à peu pour acquérir une netteté parfaite. Elle s’approcha du lit avec une telle grâce qu’elle semblait flotter plutôt que marcher. Elle se pencha au-dessus de lui pour le regarder dormir. Car il dormait ! Mais bizarrement, comme si son essence même s’était dissociée de son corps, il était à la fois le spectateur de son propre sommeil et de sa propre existence ou tout au moins, du peu qui lui en restait, allongé, handicapé, incapable de la moindre autonomie.


À la fois émerveillé par la présence de Julia, accablé par son incapacité et stupéfait d’expérimenter une telle sensation de dédoublement, il voulut se redresser pour reprendre le contrôle de la situation. Mais son corps paralysé restait totalement sourd aux injonctions que son esprit envoyait. Les battements désordonnés de son cœur et le rythme saccadé de sa respiration témoignaient du fait qu’il réagissait toujours aux émotions. Son affolement s’accrut quand il la vit se pencher un peu plus vers lui, laissant ses longs cheveux soyeux lui effleurer le visage. Pendant un instant, il se crut au paradis.


« Cela ne pouvait être qu’un rêve ! », protesta sa raison.


­— Je suis venue te chercher, Simon, lui murmura l’apparition. Nous avons tant de choses à faire ensemble.


La logique aurait voulu qu’il mette un terme à son rêve éveillé, qu’il accepte sa condition et qu’il affronte la réalité. Mais il n’avait ni la force ni l’envie de le faire. Quelque chose le retenait. La présence de Julia, la beauté que celle-ci irradiait, la félicité retrouvée. Il se sentait étrangement apaisé comme cela ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps…


« Bon sang, pourquoi s’étaient-ils séparés » ?


Le regard mélancolique que lui lança la jeune femme lui fit comprendre qu’il avait pensé à voix haute.


  • — C’est toi qui as pris la décision de t’engager et de partir…

Julia avait raison. Mais s’il avait demandé son incorporation, c’était pour sauver un lointain pays de l’anarchie et du chaos. Ne s’étaient-ils pas juré d’être ensemble pour faire le bien ?


  • — La violence appelle la violence, lui souffla doucement sa tendre et chère amie.

Il revit mentalement les scènes de combat. Les soldats de sa section et lui, armes à la main, tirant sans discernement sur tout ce qui bougeait, sous le feu incessant ennemi et les bombardements destructeurs de mortiers. Les cadavres qui jonchaient le sol. Le sang qui imbibait la terre. Oui, Julia avait raison, il avait manqué de discernement en croyant le contraire. Aucune cause, fût-ce la plus noble, ne pouvait justifier une guerre, car celle-ci ne laissait subsister que la violence engendrée par l’instinct de survie : tuer ou se faire tuer.


  • — La bienveillance, l’altruisme et l’amour désintéressé sont les seules vertus capables de rendre le monde meilleur. Semons-les partout où nous passerons. Elles fructifieront et s’étendront en faisant reculer l’obscurantisme, la méchanceté et la violence.

La voix douce, persuasive, lui fit l’effet d’un baume régénérant. Les affres qui le tourmentaient se dissipèrent. Julia avait toujours su trouver les mots, les gestes qui le réconfortaient. C’était pour cela qu’il s’était engagé. Pour lui prouver qu’il était digne d’elle. Et puis, la dureté des combats, la perte de ses frères d’armes, le danger et le sang qui étaient devenus son quotidien l’avaient transformé. Il avait perdu de vue l’essentiel : elle, leur projet…


  • — Viens ! lui lança Julia en lui tendant la main.

Des larmes lui montèrent aux yeux et lui brouillèrent la vue.


  • — Je ne peux plus me lever et encore moins te suivre, j’ai perdu l’usage de mes jambes. Je ne suis plus qu’un boulet !

Julia l’enveloppa de son regard :


­ Tu peux marcher dans mon cœur comme tu pourras le faire dans les cœurs des personnes qui t’ouvriront le leur. Le monde que nous parcourrons main dans la main nous sera alors illimité !


L’affirmation pourtant énigmatique de Julia le galvanisa. Il avait tant besoin de croire aux miracles. Comme par enchantement, il se redressa sans difficulté. Ses doigts se lièrent à ceux qui l’entraînaient. Chaque pas qu’ils faisaient à l’unisson provoquait comme une douce vibration qui se propageait autour d’eux, s’infiltrant dans le sol, irisant l’air, vivifiant tout ce qui les entourait… Là où ils passaient, une mystérieuse magie se diffusait. Une mystérieuse magie qui changeait les cœurs et ouvrait les esprits.


Ensemble, ils se mettraient à l’œuvre pour embellir le monde de leur amour retrouvé. Grâce à Julia, il ne s’égarerait plus. Les difficultés qui les attendaient étaient grandes. Mais peu lui importait, car, à présent, il y avait l’espoir !



=== FIN ===


Chapitre 3 : Fuite et fin

Écrit par Charlie67


Le temps va être long jusqu’à demain soir…


La vieille toupie, enfin je veux dire l’infirmière de garde, poussait de hauts cris « vite, docteur ! » suivis de borborygmes qui se perdaient dans le brouhaha ambiant.

De toute façon, il faut que je me repose, que je récupère quelques forces pour demain.



…oooo00000oooo…



Voilà, tout est calme, plus personne ne s’intéresse à moi. Je pense d’ailleurs qu’ils m’ont raconté n’importe quoi. Je sens très bien mes jambes, je ne pense pas avoir besoin du fauteuil roulant pour me déplacer. Il y a juste cette pression régulière au niveau du cœur, mais ce n’est rien, ça va aller.

Doucement, je me lève de mon lit, j’ai quelques vertiges, mais ils disparaissent rapidement. J’entrouvre la porte et glisse un œil dans le couloir, la voie est libre. Julia m’attend dans la cour arrière, il faut que je la retrouve.


S’ils croient qu’ils peuvent garder prisonnier, dans un minable hôpital, un membre des forces spéciales, un commando aguerri à toutes les techniques de dissimulation, ils se trompent…


Ah… Ces coups au cœur me font mal, ça tape !


Voilà, je me glisse subrepticement dans les différentes coursives. La porte est là, gardée par un genre de cerbère femelle en blouse blanche.


  • — Eh, vous ! crie-t-elle quand je passe en trombe devant son cagibi.

Rien à foutre de ses cris et de ses appels à la sécurité.


Et ce cœur qui tape, tape.


Vite trouver Julia, elle doit être là quelque part. Je vois des silhouettes noires qui s’agitent. Les méchants sont sur le sentier de la guerre. Ah ! si j’avais une arme…


Et ce cœur qui tape, tape.


Julia n’est pas là, je ne la vois pas. Si ! une voiture bouge. Elle vient vers moi. Elle s’arrête et la portière s’ouvre.


  • — Vite, monte, me dit la conductrice…

Je m’engouffre dans le petit véhicule et la belle démarre pied au plancher.


Et ce cœur qui tape, tape.


Je la regarde concentrée sur sa conduite. Elle est belle. Tournant légèrement la tête, elle me fait un joli sourire puis me dit :


  • — Ils nous suivent.

Je tourne la tête pour regarder par la lunette arrière. Ils sont là, pleins phares, à essayer de nous rattraper. Julia accélère encore, la voiture est petite, mais le moteur est surpuissant.


Et ce cœur qui tape, tape.


Les véhicules en stationnement défilent à grande vitesse. Les virages sont pris sur les chapeaux de roues. Les feux sont allègrement grillés. Pourtant, pourtant, la distance avec les poursuivants ne diminue pas.


Et ce cœur qui tape, tape.


Je me retourne à nouveau pour juger de cette distance, puis m’adressant à Julia :


  • — On n’arrivera pas à les semer !
  • — Ne t’en fais pas, je vais leur jouer un petit tour à ma façon.
  • — Comment veux-tu faire ?
  • — Tu vas voir !

Et ce cœur qui tape, tape.


Encore quelques minutes de course folle et elle prend une télécommande dans le vide-poche. Elle s’engage dans la rampe d’accès d’un parking. La porte automatique s’ouvre rapidement. Nous passons. L’huis se referme dès notre passage. Il n’est pas encore entièrement fermé quand la poursuiveuse, lancée à vive allure, s’encastre dedans.


Et ce cœur qui tape, tape.


Je me tourne vers Julia qui a le sourire aux lèvres.


  • — Tu vois, cela a parfaitement marché…
  • — Oui, parfaitement, lui répondis-je.

Elle s’arrête à hauteur d’une luxueuse berline aux vitres teintées.


  • — On change de carrosse, tu viens ?

Je sors aussi et contourne l’auto quand un vertige me prend, sûrement une suite de mes blessures !


Et ce cœur qui tape, tape.


À l’allure d’un sénateur, nous sortons du parking par une autre rampe donnant sur une rue inconnue. Encore quelques rues et nous nous engageons dans les beaux quartiers. Les grandes maisons bourgeoises s’alignent, coquettes, avec leurs grilles ouvragées et leurs jardinets pimpants. Elle se gare devant l’une d’elle et en me faisant un grand sourire, elle me dit :


  • — Voilà, nous sommes arrivés.
  • — C’est cossu !
  • — Oui, tu seras bien, là, tu pourras te reposer… longtemps.
  • — Merci Julia.
  • — Ne me remercie pas, je fais cela pour nous.

En sortant de la voiture, j’ai de nouveau une faiblesse, j’ai un peu de mal à marcher.


Et ce cœur qui tape, tape.


Les marches du perron sont difficiles à monter, j’ai les jambes en coton. Ma conductrice sort un lourd trousseau de clefs de son sac à main. Ce sésame est énorme, le pêne joue dans un grincement anachronique vu le luxe du lieu. La porte monumentale s’ouvre sur un hall vivement éclairé. Tout n’est qu’ors et cristaux. Je suis ébloui !


Et ce cœur qui tape, tape.


  • — Où sommes-nous ? demandé-je.
  • — Chez toi, maintenant, tu verras, tu seras bien, tu pourras te reposer.

C’est vrai, je commence à fatiguer, sûrement une conséquence postopératoire. Elle me saisit la main et m’invite à la suivre. Se dirigeant vers l’escalier, elle me tire presque.


Et ce cœur qui tape, tape.


J’ai de plus en plus de mal à monter ces marches. Les degrés semblent augmenter au fur et à mesure que j’avance. Elle m’encourage, elle me soutient, elle me porte, presque. Enfin le palier, je vais pouvoir m’allonger, me reposer, dormir, dormir, dormir…

Elle m’ouvre la porte et me fait entrer, elle referme doucement derrière moi.


Tout est noir…


Et ce cœur…



…oooo00000oooo…



  • — C’est fini !

Le médecin réanimateur releva la tête et regarda l’anesthésiste qui secoua doucement sa tête de droite à gauche.


  • — C’est fini, il est mort. Tu as fait tout ce qu’il fallait.

Le praticien, dépité, posa le défibrillateur et sortit du bloc opératoire.



=== FIN ===