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n° 22175Fiche technique32340 caractères32340
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Temps de lecture estimé : 23 mn
16/12/23
Résumé:  Parfois, les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être.
Critères:  fh fplusag amour policier -policier
Auteur : Amateur de Blues            Envoi mini-message
Testament littéraire

J’avais fini ma thèse de littérature quelques mois auparavant quand Georges est mort. Je prenais une espèce d’année sabbatique dans le vague espoir que, pendant ce sursis, quelque chose arrive qui me permette d’échapper à l’enseignement, peut-être le dérèglement climatique ou un débarquement d’extraterrestres. En attendant, je travaillais vingt heures dans un McDonald et je regardais des séries policières scandinaves.


À bientôt trente ans, ma vie semblait toucher à sa fin. Ma thèse avait été ma grande aventure. J’avais plongé dans l’œuvre de Georges comme un séminariste dans l’amour du Christ. J’avais tout lu, six mille quatre cent quatre-vingt-douze pages, tout annoté, analysé phrase par phrase, recherché les interviews, rencontré Georges trois fois avant de rédiger enfin ma grande œuvre pendant le salutaire confinement « covidien ». Maintenant, j’étais vide, fini, essoré comme une serpillière et je me traînais de mon canapé au fast-food et retour.


Et voilà que Georges mourait sans prévenir. Dans cette déprime qui m’engourdissait comme l’anesthésie du dentiste, il y avait un peu de sa faute. Il n’était pas venu à ma soutenance de thèse comme je l’avais secrètement espéré. Ni un mot ni un courriel. Et voilà qu’il était mort et que rien ne pourrait plus jamais changer. Je resterai à jamais un obscur étudiant qui avait écrit un panégyrique amoureux d’un type qui s’en foutait royalement. J’avais aimé l’œuvre de Georges et j’avais adoré Georges, voilà la vérité.


Au cas où vous vous poseriez la question, Georges n’est pas le nom de mon écrivain. Vous ne trouverez dans ces lignes ni son nom ni le mien. Quand vous aurez fini la lecture de ce qui s’est passé ensuite, vous comprendrez pourquoi. Georges racontait des histoires, c’était un grand conteur. Peu importe finalement le sujet de ses romans, ce qui faisait sa force, c’était la puissance de ses récits. Vous lisiez une première phrase et vous étiez happé sans pouvoir lâcher le livre jusqu’à la dernière ligne. Ses personnages étaient si attachants qu’on passait ensuite des semaines à penser à eux, à les reconnaître dans la rue, et ils peuplaient mes rêves depuis des années.


Lui-même était un être au charisme foudroyant. Je lui avais écrit et nous nous étions retrouvés dans un grand café parisien. Je ne savais pas à quoi m’attendre, mais il m’avait séduit dès le premier instant. Au fil des entretiens, il m’avait raconté sa vie comme un de ses romans et j’étais aussi accro à ses paroles qu’à ses écrits. Il m’aurait demandé de sauter dans la Seine que je l’aurais fait sans hésiter. Il s’était dépensé sans compter pour me séduire, et ensuite il m’avait laissé tomber comme une vieille chaussette au moment où un simple geste de sa part aurait illuminé ma vie. Je ne suis pas homosexuel, enfin je crois, mais j’aurais aimé l’être et qu’il le soit. Je ne sais pas si je parviens à vous faire comprendre l’état émotionnel dans lequel je me trouvais. Cela peut paraître sans beaucoup d’intérêt, mais je voudrais que vous le gardiez en tête quand je relaterai les évènements qui ont suivi son enterrement.


Car j’ai assisté à ses obsèques. C’était une évidence que je ne discutais pas, même si, malgré mes moyens limités, il avait fallu que je traverse la France pour passer une heure dans le froid sur le parking d’un funérarium plein à craquer de personnalités du monde de la culture. Je partageai une cigarette avec une vieille dame qui lui avait écrit une longue lettre pour le féliciter après la parution de chacun de ses romans et qui n’avait jamais reçu la moindre réponse. Je lui avouais que je l’avais rencontré et elle me regarda ensuite comme si j’étais un apôtre. Je vis de loin sa famille sortir de la salle et je repris le train en direction de mon canapé.


Quelques jours plus tard, je jouais à un jeu imbécile sur mon téléphone quand j’ai reçu un mail qui a changé ma vie. Jeanne, la veuve de Georges, m’écrivait pour me proposer du travail.


Cher monsieur, disait-elle, j’imagine que vous avez appris le décès de Georges, mon mari. Je reste seule et désemparée face à tout ce qu’il me faut maintenant assumer, notamment face à son œuvre qui s’arrête en plein vol, si je peux me permettre cette métaphore hasardeuse. Je veux dire que Georges écrivait toujours. Il écrivait encore et encore et la maison est pleine de ses textes, essais, nouvelles, et même peut-être un ou des romans non publiés. Mais je ne sais pas comment m’y prendre. Vous êtes la personne qui, je crois, connaît le mieux son travail et il m’avait parlé de votre thèse en termes élogieux. Aussi, vous pourriez m’être d’un grand secours en m’aidant à trier la masse considérable de manuscrits que contient cette bicoque. C’est bien sûr d’un emploi rémunéré dont je vous parle. Veuillez me faire savoir au plus vite si vous avez envie et disponibilité pour vous atteler à cette tâche. Sinon je mets le feu à l’ensemble pour toucher l’assurance !


Cette dernière phrase était suivie d’un émoji faisant un clin d’œil. Vous comprenez que j’avais là la meilleure raison de sortir de l’ornière dans laquelle était ma vie. J’ai donc répondu aussitôt, accepté immédiatement ses conditions et, une semaine plus tard, je débarquais dans le petit village de Bretagne où ils vivaient. Je ne vous donnerais pas le nom du village non plus. Leur maison n’était pas comme l’avait écrit Jeanne une bicoque, mais une grosse maison en pierre très laide, à peine restaurée et pleine de courants d’air, sans confort, mais derrière les baies vitrées, on voyait l’océan qui déchaînait ses vagues gigantesques contre la côte, en cette mauvaise saison.

Il était convenu que j’habite chez elle le temps de mon travail que nous avions estimé à trois mois d’un commun accord. Il serait toujours possible ensuite de prolonger la mission s’il s’avérait que des documents ayant une réelle valeur étaient mis à jour par mes recherches. Je sonnai donc à sa porte en fin d’après-midi, par un jour humide et froid, avec un sac de sport à l’épaule contenant vêtements, brosse à dents et ordinateur, pas grand-chose, en fait, parce que je ne possédais rien d’autre que ce qui tenait dans ce sac à part des livres, mais je n’avais pas voulu en emporter, étant donné que la lecture serait mon activité professionnelle unique pendant les semaines à venir.


Georges, lorsque je l’avais rencontré, m’avait fait une impression profonde et comme je l’ai déjà indiqué, j’étais tombé sous son charme. Pourtant, ce fut de sa femme que je tombais vraiment amoureux, dès que la porte s’ouvrit, profondément et inconditionnellement amoureux, changé aussitôt qu’elle apparut en une statue de pierre incapable de même la saluer ou dire mon nom. Elle avait à l’époque un peu moins de soixante ans, je crois. Il y avait une grande différence d’âge entre eux, car Georges était mort à soixante-seize ans, cela, je le sais de manière irréfutable. Elle portait ce jour-là et pendant presque tout mon séjour un pull-over en laine islandais. Ses cheveux qui grisonnaient sous la blondeur, sans teinture, tenaient en l’air en une espèce de chignon maladroit et ses yeux qui se posèrent sur moi étaient les plus beaux yeux du monde, clairs comme la mer lorsqu’il faisait beau, et brillants comme si la personne regardée était la plus intéressante qui soit.


Ce n’était pas le cas, il n’y avait que moi devant sa porte, les bras ballants, maigre et voûté, l’air niais et le vieil anorak de travers à cause du sac qui me tirait sur la droite. Elle a fini par me laisser entrer sans que j’aie à ouvrir la bouche, un fin sourire aux lèvres, un sourire qui me brûlait la cervelle et qui pourtant n’était qu’un insignifiant petit sourire parmi toutes les expressions merveilleuses que pouvait exprimer son visage angélique. Nous bûmes le thé face à la mer et je réussis à recommencer à fonctionner comme un être humain. Nous parlâmes de Georges, de leur maison et de la mer, elle ne pleura pas. Ensuite, elle me fit visiter les lieux, me montra le bureau de son mari qui était effectivement un capharnaüm effrayant, rempli jusqu’à la gueule de livres, de cahiers, de classeurs, de journaux, de mugs abandonnés et de cendriers pleins de mégots. Elle m’amena ensuite jusqu’à ma chambre où elle me laissa, faisant demi-tour dans un mouvement plein de grâce avant de fermer la porte et de m’abandonner abasourdi, debout au milieu de la pièce.


Ma nuit fut une suite de cauchemars et je descendis avec appréhension pour le petit-déjeuner. Il faisait jour, mais si peu, les vitres étaient battues par des rafales de pluie et Jeanne m’attendait dans la cuisine. Elle portait simplement une chemise de nuit, sage, mais peu épaisse, qui laissait deviner son corps. Mince, longue comme une liane, avec des seins qu’on devinait aisément et qui accompagnaient chacun de ses mouvements, elle m’apparut comme la perfection même, malgré son âge. Je tentai de faire la conversation en buvant du thé, mais sans rien avaler de plus. Une boule dans la gorge m’empêchait de manger.



En disant cela, elle me regarda avec, je ne sais pas, chaleur, complicité, et autre chose encore que j’étais incapable de nommer. Cela m’a bouleversé. Pour donner le change, je me suis levé et j’ai maugréé une formule toute faite pour indiquer que j’allais me mettre tout de suite à la tâche et j’ai filé dans le petit bureau. Mon cœur battait comme si j’avais couru un marathon. Ensuite, dans le silence de la grande maison, j’ai entendu l’eau couler dans la salle de bains au bout du couloir et je n’ai rien fait d’autre que d’écouter cette eau ruisseler sur son corps pendant de longues, très longues minutes.

Puis, finalement, quand je n’ai plus rien entendu, je me suis mis au travail. J’ai commencé par trier, classer suivant le type de documents, sans rien lire alors que j’en mourais d’envie. Seul ce désir de lire des textes que Georges n’avait jamais montrés à personne pouvait me détourner de mon désir pour sa femme. C’était une attirance d’une force comparable et d’ailleurs, au fil des jours, cela fonctionna. Je trouvais des choses si étonnantes, des passages si bons et si neufs que j’en oubliais mon obsession pour elle pendant des heures entières.


Les moments les plus difficiles étaient les repas que nous prenions ensemble. Deux personnes seules dans une maison isolée au bout d’une pointe rocheuse battue par les vents ne peuvent pas s’éviter continuellement. Le premier soir, pendant que je débarrassais la table comme un gentil fils de famille, Jeanne alla se lover dans le grand canapé qui tournait le dos aux bow-windows, ses jambes fines repliées sous elle, dans un legging qui moulait même son intimité. J’essayais de toutes mes forces de ne pas regarder dans sa direction et je devais être si ridicule qu’elle ne pouvait pas ne pas s’en rendre compte.

C’est alors qu’elle m’a appelé.



J’ai décliné. C’était impossible de m’asseoir sur ce canapé à ses côtés sans lui avouer à un moment ou à un autre ce que je ressentais. Je prétextai la lecture de pages qui me semblaient prometteuses et que j’avais mises de côté pour les lire le soir. Je m’enfermai dans ma chambre. Et je rêvai que j’étais Georges, que j’étais un écrivain génial et que Jeanne tombait amoureuse de moi.


La situation évolua quelques jours plus tard, à cause d’une découverte que je fis par hasard. Je m’étais vraiment mis au travail. J’avais déjà exhumé les manuscrits de ses trois premiers romans, ceux qui l’avaient rendu célèbre, et je plongeais maintenant dans un fatras de nouvelles commencées et abandonnées. La veille, j’avais trouvé une note qui m’avait enchanté. Sur une feuille volante, Georges avait listé des conseils pour réussir une bonne nouvelle. Il n’y disait rien d’extraordinaire, mais je le vécus comme un message, à moi adressé, que le grand écrivain me transmettait depuis l’au-delà. Cette note, je la sais par cœur aujourd’hui encore :


1. Ne commence pas une nouvelle si tu ne sais pas comment elle va finir. Je viens de perdre une semaine à écrire des situations qui mènent à des impasses.

2. Dans une nouvelle, tu dois être concis. On décrit un lieu en une phrase, une tenue en quelques mots.

3. Contente-toi de trois personnages, au maximum. Arrête de vouloir peupler le monde à toi seul.

4. Il doit se passer quelque chose d’important et d’inattendu à chaque page. Je pense que c’est le bon rythme.

5. Traque les expressions toutes faites et les lieux communs. À la relecture, c’est mortel. On dirait que c’est écrit par un journaliste.


Je la mis précieusement de côté et je me remis à lire et lire des fragments, imaginant le début, cherchant la suite. Jeanne m’avait expliqué que Georges utilisait l’ordinateur depuis des années, même s’il avait écrit son premier roman au crayon, mais qu’il ne se relisait que sur papier. Il imprimait donc tout, même ce qui n’en valait pas la peine. D’autre part, il ne jetait jamais rien parce qu’il avait toujours l’impression qu’une phrase, un adjectif pourrait un jour lui servir.


L’après-midi était sombre et j’avais posé sur le bureau un carton débordant de textes raturés, déchirés. Visiblement, il n’y aurait pas de trésor dans cette mine, mais je voulais être exhaustif et ne rien négliger. Et c’est de ce carton-là que j’ai sorti l’enveloppe. C’était une grande enveloppe de papier kraft qui contenait des photographies. Je constatai très vite que c’était des tirages amateurs, de formats divers et d’une qualité inégale.


Sur la première photographie que je sortis, on voyait un homme d’un certain âge, vêtu d’un costume-cravate assez classique. Il était assis sur une chaise et regardait l’appareil en souriant. Sur ses genoux était assise mon hôte, Jeanne, alors bien plus jeune qu’aujourd’hui. Elle était nue et écartait les cuisses de manière assez obscène. Elle ne souriait pas. Une main de l’homme, une grosse main de paysan, pinçait un de ses tétons. Je savais pourtant que ce n’était pas un paysan endimanché, car je connaissais cet homme de vue. Il était maintenant très vieux et académicien.

Jeanne apparaissait sur toutes les images. Elle était toujours nue. Mon cœur battait très fort et très vite. Sur une autre photographie, elle était accroupie et tenait dans chacune de ses mains la bite dressée d’un homme. Ces hommes se tenaient de part et d’autre d’elle. Ils étaient habillés et avaient simplement sorti leur membre de leur braguette. On ne voyait pas leurs têtes, la photographie était centrée sur Jeanne. Sur une autre encore, elle se tenait à quatre pattes avec un collier de chien autour du cou et une laisse qui menait à une main, mais ce n’était pas celle de l’académicien. Jeanne lapait du lait dans une assiette posée à même le sol, en supposant que le liquide blanc soit du lait. Je n’eus pas le courage de tout regarder. Les photos me brûlaient la cervelle et je les remis dans l’enveloppe.


Je suis resté un moment à regarder dans le vide en me demandant ce que j’allais faire. Je pouvais remettre l’enveloppe dans le fouillis des textes abandonnés ou la porter à Jeanne qui était quelque part dans la maison. Je pouvais aussi m’en emparer, ce qui soulevait une deuxième question. Est-ce que j’étais amoureux de cette femme ou est-ce que je la désirais ?


Incapable de répondre à aucune des questions, je me suis levé avec difficulté, comme un vieillard ou comme Atlas portant le monde, et je suis allé jusqu’à la pièce à vivre où je pensais trouver mon hôte. Elle n’y était pas, mais je la vis à travers la baie vitrée. Le temps était une fois de plus épouvantable, mais elle se tenait au bord de la falaise, mince et droite dans son pull islandais, ses cheveux volant autour de sa tête. L’écume des vagues monstrueuses qui battaient la côte s’élevait plus haut qu’elle et j’ai eu peur qu’elle se fasse emporter. Mais je n’ai pas bougé. J’ai continué à la regarder au bord du vide et à attendre qu’elle rentre. Je pensai à ses petits seins qu’on voyait sur chacune des photographies. Ils semblaient plus gros maintenant.


J’ai fait chauffer de l’eau dans la cuisine, pour préparer un thé. Elle en aurait sûrement envie quand elle rentrerait. J’avais posé l’enveloppe sur la table basse du côté salon et je sursautai quand la porte s’ouvrit derrière moi.



Je servis le thé pendant qu’elle se séchait les cheveux avec une serviette éponge. Quand elle se fut installée à sa place habituelle, dans le coin du canapé, je lui tendis l’enveloppe sans rien dire et je fis quelques pas pour sortir de la pièce.



Je ne pouvais pas fuir cette voix. Peut-être étais-je surtout amoureux de sa voix, d’ailleurs, car elle était si chaude et pleine de vie. On avait juste envie de l’entendre dire des mots d’amour. Je me rassis dans le fauteuil face à elle et elle sortit les photos de l’enveloppe. Elle les regarda une à une avant de les poser simplement sur la table. Elle souriait.



Elle ne semblait pas du tout gênée par la situation ou par le caractère impudique des photographies. J’eus du mal à ouvrir la bouche, comme si mes lèvres étaient collées l’une à l’autre.



Elle baissa les yeux un moment, sembla pensive, puis redressa vigoureusement la tête et me fixa de son regard clair.



J’étais bien obligé d’être d’accord. J’étais d’accord au fond de moi, d’ailleurs, et même soulagé, car j’avais peur aussi qu’elle accepte et que je ne sois pas un amant à la hauteur. Elle semblait en avoir connus beaucoup si je me référais aux photographies et était certainement exigeante.


Notre vie reprit donc son cours. Les horaires devinrent plus ou moins fixes, les habitudes ancrées. Je travaillais beaucoup et lui racontait mes trouvailles à l’heure du thé. Elle se levait toujours avant moi et je la trouvais chaque matin dans la cuisine, lisant un roman devant une tasse de café, ses seins bougeant librement sous sa chemise de nuit. Le soir, elle regardait un film et je restais rarement avec elle. Je préférais me mettre au lit avec un texte de Georges. Je me masturbais beaucoup.


Et c’est à ce moment-là que la situation a explosé en plein vol. J’étais plongé depuis deux jours dans la correspondance de Georges, des lettres passionnantes échangées avec les plus grands auteurs de sa génération, mais aussi avec des responsables politiques, des musiciens et des femmes. Visiblement, Georges n’était pas fidèle. Cela me perturbait beaucoup. Je considérais toujours Jeanne comme une icône, une femme merveilleuse, presque une sainte. Le fait qu’elle se refuse à mes baisers avait même accru ma vénération. Comment Georges pouvait-il rechercher la compagnie d’autres femmes quand il vivait avec l’idéal féminin ?


Je ne sortais presque plus du bureau. Je lisais et relisais ses lettres, officiellement pour trier ce qui serait publiable de ce qui devait rester privé, mais je le faisais avec avidité, comme un voyeur. Petit à petit, à force de le lire, je me sentais de plus en plus proche de lui, au point de m’identifier tout à fait. Mais lorsque je trouvai la lettre adressée à Jeanne, je dus brutalement reprendre pied dans le monde réel. Cette lettre, manuscrite, sans enveloppe, était glissée entre deux autres brouillons adressés à de jeunes actrices que Georges envisageait visiblement de séduire. Ce qui me frappa tout de suite, c’est que la date écrite à l’angle droit de la lettre était celle du jour de sa mort.


Ma petite Jaja,


Voici certainement mes derniers mots, et à qui pourrais-je les adresser sinon à toi que j’aime. Je t’aime, quoique tu en penses, et je viens de te le prouver. Ainsi donc, tu n’en peux plus et tu te débarrasses de moi. Tu as raison, je ne suis plus rien de ce que j’ai été. Incapable d’écrire, incapable de baiser, incapable d’être poli, incapable de payer mes dettes, il vaut mieux qu’on en finisse.


Je t’ai trouvé admirable, ce soir. Depuis si longtemps, tu m’ignores et tu me méprises, et là, te voilà attentive, fébrile comme une jeune première, et belle, de cette beauté fière que tu incarnes si bien, belle à damner un saint, dit-on. Eh bien, je ne suis pas un saint, mais c’est bel et bien l’enfer qui m’attend, peut-être de t’avoir trop aimée ou peut-être pas assez. Cette attention, cette fébrilité m’ont surpris et avant même que je trempe les lèvres dans mon verre, je savais déjà. Depuis hier d’ailleurs, j’avais imaginé cette fin probable. Tu es revenue des courses, volubile, toi qui me refuses la conversation depuis si longtemps, parlant de ce produit à tuer les rats alors que je ne te demandais rien, et qu’on n’a pas vu une souris dans cette maison depuis qu’on l’habite. Et puis, chérie, quelle idée de me proposer de me servir un verre ? Toi, me servir de l’alcool ? Quelle mauvaise blague ! Peut-être voulais-tu que je sache ? Cela n’est pas impossible, car il y a des strates de ton esprit qui me sont encore inaccessibles, après toutes ces années.


Quand j’ai trempé mes lèvres dans ce verre, j’ai bien sûr trouvé ce goût étrange qui me confortait dans mes soupçons. Jaja, enfin, je bois le même whisky depuis des années et je ne saurai pas reconnaître quand on y ajoute une substance inconnue ? Alors, je t’ai regardée et tu as détourné les yeux. Te souviens-tu de cet échange de regards ? C’était la dernière fois. Si tu n’es pas trop bête, il n’y en aura pas d’autres. J’espère qu’il te hantera longtemps. C’est un peu mesquin, mais tu dois reconnaître que j’ai ce soir le droit de l’être. Ainsi donc, je savais et j’avais le verre à la main. Sans plus réfléchir, je l’ai bu. D’une traite, comme un médicament. D’abord, le goût n’était pas terrible, et puis, quand on sait ce qu’il contenait, on n’a pas très envie de faire durer le moment, n’est-ce pas ?


Mais voilà le moment de vérité. Tu me tues et je l’accepte. Parce que je t’aime encore, parce que je ne m’aime plus beaucoup, parce que je veux partir sans te combattre. J’accepte ton verdict, Jaja.


Je veux juste qu’il reste ce souvenir. Tu n’étais pas encore ma femme, juste une call-girl que je payais pour me détendre. Nous faisions l’amour et je te disais en gémissant : « tu me tues, oh, tu me tues ! » et tu m’avais répondu : « oh non, ne meurs pas s’il te plaît, sinon je vais avoir plein d’ennuis ! » J’espère que cette fois, tu n’auras pas trop d’ennuis. Adieu.


Je ne sais pas si vous avez lu comme moi, mais j’ai aussitôt compris que j’étais témoin d’un meurtre. « Voilà, pensai-je égoïstement. Jeanne ne sera jamais à moi. » Curieusement, je n’étais pas surpris par ma découverte. Simplement, je comprenais mieux le poids du silence qui pesait sur mes épaules depuis que j’étais entré dans cette maison. L’âme de Georges était là, partout, incapable de parler, mais tout autant incapable de se taire. J’étais las, épuisé et triste, mais je devais décider ce qu’il convenait de faire. Et c’était une tâche au-dessus de mes forces.

Alors j’ai pris la lettre et j’ai rejoint Jeanne qui s’affairait à la cuisine. Il était tôt encore dans l’après-midi, mais il faisait déjà si sombre. Mon hôte portait son éternel pull irlandais et elle avait enfilé par-dessus un tablier bleu roi serré autour de sa taille qu’elle avait encore fine. Elle était adorable ainsi, avec un soupçon de farine sur sa joue droite. Pourtant, j’aurais tellement voulu qu’elle ne le soit pas.



Je ne répondis pas et lui tendis la lettre avant de faire demi-tour, mais Jeanne ne me permit pas de sortir de la pièce.



Elle s’assit à la table de la cuisine et se mit à lire. Je m’assis en face d’elle et regardai la farine qui maculait sa joue. J’avais envie de la nettoyer avec ma langue. J’avais envie de mourir là, foudroyé, avant que cette femme relève les yeux et pose son regard sur moi. Elle ne le fit pas. Elle commença à parler en continuant de baisser le visage vers la lettre. Sa voix était plus grave que d’habitude, plus sourde, habitée par Dieu sait quel démon.



Elle se tut un instant. Peut-être voulait-elle que je prenne la parole, que je lui dise que je comprenais ou je ne sais quoi, mais j’étais incapable de l’absoudre. J’avais la sensation aiguë d’être devant une meurtrière et l’âme de Georges était avec nous dans la pièce à attendre que nous mourrions à notre tour.



Elle s’est tue à nouveau. Dans le silence qui s’installa, j’entendais le fracas des vagues. Je tournai la tête vers la fenêtre et constatai que le vent soufflait particulièrement fort. Si je voulais arriver au village avant la nuit, je devais partir très vite. Je pris donc la lettre que Jeanne avait abandonnée sur la table et me levai, cherchant des mots qui ne venaient pas.

C’est alors qu’elle sortit une arme du tiroir devant elle, un pistolet ou un révolver, je n’y connaissais rien. C’était une arme à feu, noire et lourde, qu’elle pointait maintenant vers moi.



Elle avait un si vilain rictus sur le visage que j’en eus honte pour elle. Coucher avec elle était la chose que j’avais le moins envie de faire au monde. Pourtant, j’étais encore amoureux, je crois, de sa témérité, de sa volonté de réussir plus puissante que le monde ligué contre elle, de sa beauté froide. Je l’avais pressenti dès le premier instant, mais je le comprenais maintenant. Voilà ce qu’était une femme fatale.


Elle n’a pas tiré, vous le savez. Si vous lisez cette histoire, c’est parce que je suis toujours là pour vous la raconter. Vous pouvez imaginer que je me suis comporté en héros, que je l’ai désarmée au péril de ma vie, mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Nous avons parlé et parlé encore, toute la nuit, pour finir par trouver un arrangement.

Cela fait des années que cette histoire me hante. Je ne l’ai jamais racontée à personne. Si je le fais aujourd’hui, dans l’anonymat de votre site, c’est parce que Jeanne est morte la semaine dernière. Je n’avais plus aucun contact avec elle et je ne la savais pas malade, mais je l’ai lu dans le journal. Depuis que je suis un écrivain reconnu, j’ai acheté une grande maison isolée, sur le plateau du Vercors. Pendant quelques semaines, chaque année, je suis isolé du monde extérieur par la neige. Je peux alors me détendre. Georges n’a jamais aimé l’hiver et le froid. Il a écrit des pages mémorables sur le sujet. Aussi, quand je vois tomber les flocons, je sais qu’il va me laisser un peu tranquille.

Son fantôme a des raisons de m’en vouloir. J’ai détruit moi-même la lettre qui condamnait Jeanne et j’ai fait publier un recueil de nouvelles posthumes qui ont assuré l’avenir de sa femme et celle de son éditeur, un type puant, Jeanne avait raison. Quant à mon premier roman, celui qui a assuré ma célébrité, je l’ai trouvé aussi tout écrit dans le bureau de Georges. Il ne manquait que quelques pages, et c’est son meilleur livre. Enfin, si vous avez suivi, c’est le mien. Il raconte l’histoire de la déchéance d’un écrivain qui se met à boire parce que sa femme le trompe avec son meilleur ami qui est aussi son éditeur. La fin est triste. Le héros finit par se jeter d’en haut de la falaise, disparaissant dans la mer. Et cette fin, c’est moi qui l’ai écrite.