n° 22221 | Fiche technique | 11149 caractères | 11149 1857 Temps de lecture estimé : 8 mn |
05/01/24 |
Résumé: Quand le désir s’en va. | ||||
Critères: f | ||||
Auteur : Landeline-Rose Redinger Envoi mini-message |
Chacun de nous est un mélange de rapports sociaux d’hormones et d’acides nucléiques. À l’image de mes compatriotes homo sapiens-sapiens, j’étais faite des composants énoncés par le Nobel de médecine 1965. Mais sorti de ce morne hiver, sombre et bas, mon corps arrivait là, sans désir.
Je n’ai jamais été une fille dont seul le doigt me transporte. Les caresses que je me donne ne sont que peu efficientes. Mon corps n’est pas, et mon histoire l’atteste, une propriété privée. En terme notarial, je suis à moi seule, une nue-propriété et réserve l’usufruit de mon bien à quiconque veut en jouir.
Donc, l’hiver avait su venir à bout du désir qui m’avait transporté jusqu’à l’automne finissant. Le tout dernier don qu’il fît – mon corps – aux doigts rudes et aux mains qui le malmenaient ne m’émoustilla guère. Je me remémorais ce passage comme une litanie clinique de faits et de gestes hors de moi. Beaucoup de bruit pour rien, sans la grandeur shakespearienne. Détachée et lointaine, je regardais les hommes comme le petit train des insectes butinant de-ci de-là. Comme une inflorescence dont je n’étais pas la fleur. Que leurs pistils aient ensemencé ma bouche ne me laissait qu’un souvenir distant. Ceux que j’avais trouvés sans peine ne m’apparaissaient alors que comme une banale rencontre. Tel un trajet habituel qu’on aurait détourné et dont le parcours vous met devant quelque délicat passage, qu’au final vous passez allègrement.
Mes paupières lourdes, mon corps sans énergie propre, me laissaient sur mon lit, dans la semi-obscurité de la journée. Je voyais bien sûr cette fille que je fus en fin d’automne ; je voyais les trois hommes qui, croyant me forcer, dans ce cocktail privé après l’inauguration de la galerie, n’avaient fait qu’œuvrer aux basses besognes, si vites et si mal faites. J’étais ressortie de là, dépitée de si peu d’imagination. L’un d’eux, terrassé par sa conscience, s’était jeté à mes pieds en pleurant toutes les larmes de son corps. J’avais secrètement aimé sa torture. Ce fut ce soir-là ma plus grande jouissance. Mais cela ne venait ni raviver mes sens ni présager la renaissance de l’envie. Allais-je donc vivre sans désir, allais-je devoir imaginer une existence monastique dans le cloitre de ma quotidienneté ? Cette simple idée me rendait à de sombres pensées.
J’avais mentalement tourné en boucle les ressorts du désir, mais mon cerveau reptilien était à jamais éteint. La lecture de nouvelles érotiques, la vision de sexes pénétrant des sexes, l’instant de rétention d’une queue avant que n’en jaillisse le jus dans la bouche avide, tout cela même qui avait fait ma vie, m’était désormais d’une platitude et d’une banalité affligeantes. Certes, l’hiver je l’avais passé seule. Nul n’avait touché mon corps. La main d’autrui, me disais-je, serait peut-être l’unique pierre angulaire du plaisir ravivé. De ce plaisir aucun désir ne naissait ; j’allais donc chercher le plaisir pour que naisse le désir. Sans désir le plaisir n’est qu’un plat sans saveur. Mais je me devais à minima de franchir le cap et tenter l’épreuve du plaisir.
Les codes ne changent guère et il n’est que peu de recherches vestimentaires à faire, pour que le corps d’une femme devienne l’objet de convoitises multiples, de tentations voire d’impudence.
Pas plus que votre épouse, votre amante, votre fille, pas plus que vous-même – car n’avez-vous pas un jour, revêtu devant le miroir, les jupes et dessous de votre épouse votre amante votre fille – je ne suis singulière. Non. Comme le soleil était de la partie en ces premiers jours de printemps, je sortis de chez moi. Courtement vêtue, perchée sur mes Louboutin, je m’interrogeais sur ma place réelle dans cette rue, dans cet espace social. Je cherchais en vain, sans doute, un ami cher qui s’était éloigné. D’ailleurs plus qu’un ami, le désir fut depuis l’enfance un compagnon fidèle, avant de disparaitre après tant de temps, sans crier gare.
Sur le quai du métro, je retrouvais ce que j’avais perdu de vue. Les regards obliques, insistants, visibles, rieurs, envieux, brutaux. Tous ceux-là qui jadis me rendaient déjà à l’état humide. Pour l’heure rien ne m’arrivait. Mais je poursuivais mon effort, ma quête. À l’ouverture des portes, amassée, la petite foule s’engouffrait. Une main se collait à mes fesses, mais les quittait bien vite. Pour donner plus de chance au plaisir, j’avais sous ma jupe, un filin plus qu’un string, d’une dentelle si fine qu’un dé à coudre l’aurait contenue. Ma peau qui d’ordinaire frémissait au moindre contact, demeurait plane comme étrangère à la promiscuité. J’avisais, appuyé à la porte, un petit homme joufflu qui détourna son regard quand je soutenais le sien. Voilà bien celui qu’il me faut, pensais-je. Petit gros, chauve, presque laid. J’avais connu de cette espèce. Un dépassement d’eux-mêmes peu ordinaire sur le plan sexuel, tout comme si la fin du monde leur caressait l’échine ; cette engeance porcine était capable d’audacieuses démarches. Bref, cherche celui-là et que la voie de son désir soit aussi la tienne. En somme j’avais l’attitude de la fervente que Dieu semble avoir abandonnée. Deux stations plus loin mon homme était encore là. Puis trois, puis quatre. Celui-là savourait son moment, attendait un signe du destin. Je ne dirais pas que je forçais ma nature, car ma nature d’avant l’hiver inclinait à l’ouverture, à l’offrande. Mais là mon corps était une plaine froide balayée d’un vent peu amène. Mais je n’étais pas femme à battre froid. Aussi laissais-je un groupe de Nippons-Nikon envahir le wagon et me collais contre le ventre replet du petit homme. Sans doute fut-il dur avant que nos corps ne s’accolent, mais je sentais avec une réalité matérielle la barre de son sexe contre ma fesse gauche. Pour autant ce ne fut là qu’un élément mécanique qui n’éveilla rien qu’une indifférence de mes sens. Sans que nos regards se croisent, lui se maintenait à plat dos contre la vitre, et moi devant littéralement plaquée contre lui. Je glissai ma main sur le tissu de lin de sa braguette. Son sexe semblait être un témoin de relai quatre-fois quatre-cents mètres.
Si plus jeune, plus jeune d’un hiver je l’avais imaginé en butée contre mon cul, aujourd’hui seul le petit homme semblait concerné.
Les stations se succédaient et l’homme s’enhardissait. Il n’eut pas le cran de sortir son sexe, mais je crus bon de passer ma main dans la fermeture de son pantalon, et vous connaissez ma dextérité, bientôt son gland huileux glissait entre mon pouce et mon index. Pour autant ma recherche du plaisir était vaine. J’étais aux portes du renoncement. Le petit homme joua en retour également de son index dans mon sexe et son pouce entra dans mon cul. Il me faut alors vous dire que ce que j’aurais franchement accueilli comme un geste classieux et salutaire avant, me déclencha une souffrance, car j’étais sèche, aride comme la roche. Je rabattis sa main, rajustai ma jupe. C’est fou, me disais-je, ce qu’un espace si confiné peut permettre.
Avant l’entrée dans la station Châtelet-les-Halles, avant l’ouverture des portes, il prit de force ma main et par pure bonté d’âme, je branlais sa queue bien cachée par les pans de son imperméable. J’entendis le petit cri étouffé qu’il lâcha, couvert par le souffle d’air comprimé des portes du wagon. Je filai sur le quai, essuyant les scories de son plaisir dans quelque kleenex. Pour autant mon humeur n’était pas au beau fixe. Pour un peu j’aurai pleuré. Le plaisir m’avait laissée seule, le désir abdiquait.
Dans la galerie marchande, j’entrais dans un magasin de prêt-à-porter et troquais ma jupe contre un pantalon large et sobre. J’abandonnais dans la cabine mes hauts talons et chaussais des Stan Smith. J’étais résignée à vivre en marge du désir. Il en serait ainsi désormais. Irais-je consulter ? Serais-je prochainement recluse en quelque abbaye de Bourgogne ? Voilà ce qui occupait mes pensées quand je quittais la station des Halles. Il me restait la rue, l’errance sans autre but que d’apaiser la douleur – doloriste n’est pas de ma philosophie pourtant – et de rendre plus léger ce corps âpre et cet esprit chagrin.
Nous étions encore dans l’horaire hivernal et bientôt les phares des voitures striaient la chaussée. Les lampadaires éclairaient la ville. Une typographie multiple et disparate habillait les façades, les vitrines, les panneaux, les rues. D’ordinaire, je n’avais que peu d’égard pour cette incroyable luminescence, pour ce costume nocturne qui habillait Paris. Après une part de flan et un chocolat chaud j’entrepris de baguenauder au bon gré de mon attrait pour telle ou telle enseigne. Je pris quelques clichés avec mon iPhone. Puis bon an mal an, je sentis comme revenir en moi, en mon corps, un délassement, une aisance. Une désinvolture. Je marchais d’un pas enlevé, humant l’évanescence de mon parfum et la petite coulure de sueur de mes aisselles. Je me sentais bien dans ma ville, bien dans ses rues, ses impasses. Longuement je longeais les avenues, j’enchainais à pas rapides des ruelles aux pochoirs lumineux et criards de leurs échoppes. J’étais heureuse et ce bonheur-là valait bien que je m’en contentasse. J’avisais l’enseigne orangée d’un petit hôtel. Chaque lettre s’allumait tour à tour. De la première à la dernière et retour. L’idée était cocasse, car son nom était un palindrome. Chic, mais sans prétention, la chambre donnait sur la rue. Je laissais tomber mon corps sur le lit sans me glisser dans les draps. L’aller et retour de la lumineuse enseigne palindromique ne me laissa pas m’endormir avant quatre heures du matin et me sortit du sommeil à six passées.
Plus tard en matinée, je repris par les Halles, m’enquis avec succès auprès de la vendeuse de l’oubli de ma jupe et mes escarpins dans la cabine. Je sortis de là, le grand sac au sigle de la chaine contenait mon ensemble-pantalon Stan Smith. Je me sentais bien aujourd’hui sous ma jupe courte. Perchée sur mes talons j’avais envie de dominer le monde. Oui je cherchais le petit homme du regard, mais chaque station me laissait sans lui. Et pourtant à chaque souffle d’air comprimé des portes du métro, il me semblait le voir tout près de moi. Mes doigts invisiblement se contractaient sur son sexe absent, son pouce et son index allaient et venaient dans les trous de mon corps. Machinalement, je pistonnais le vide, discrètement, mentalement, mon index replié sur le frein de sa queue. Je fermais les yeux pour m’imprégner de ce souvenir. Comme une petite source qui humecterait la mousse, mon sexe refluait un suc, ma peau se raffermissait, je restais là comme clouée au siège par le désir. De station en station, je serrais les poings et tout de moi luttait tant l’envie tannait les sens, mon sexe battait comme un cœur indépendant.
Au beau milieu de la foule qui allait en tous sens, désordonnée, j’avais retrouvé la vie.
J’eus grand-peine à rejoindre mon appartement, la tentation de tous ces corps d’hommes déambulant, m’obligeait à combattre les démons du désir.
Je m’allongeais sur mon lit où l’assistance électrique de mon joujou oblongue me tint en éveil jusque tard dans la nuit. Mes soubresauts cessèrent avec la fin du lithium des piles qui alimentaient mon compagnon habile.