n° 22282 | Fiche technique | 7565 caractères | 7565 1206 Temps de lecture estimé : 5 mn |
18/02/24 corrigé 25/02/24 |
Résumé: Fashion week... | ||||
Critères: #sciencefiction #fantastique | ||||
Auteur : Pitziputz Envoi mini-message |
Collection : Absurdités du futur |
La saison battait son plein depuis plus de quinze jours, mais le point d’orgue de cette fashion week était sans nul doute le défilé de Missa Gore. Depuis des heures, le Tout-Paris se pressait devant le hangar très « ancien style » dans lequel l’événement était programmé.
La foule, composée d’humains et de créatures analogues, rivalisait d’amabilité dans un chatoiement de couleurs qui se lisaient de loin dans un geyser de nuances.
Missa Gore savait se faire attendre. "La créateur" ne présentait une nouvelle collection que tous les deux à trois ans, et sa production, confidentielle et sélective, était déjà entièrement vendue avant même qu’il ne la présentât.
Les modèles d’occasion, rares, se vendaient aux enchères, et ceux qui avaient eu la bonne fortune d’en acquérir un du temps de ses débuts s’étaient retrouvés riches à millions.
Jabot était l’une de ces chanceuses. Elle avait fait la connaissance de "la créateur" lorsqu’elle n’était encore qu’un ver à soie en quête de chrysalide. Elle avait, et c’était le comble, gardé, sans s’en rendre compte, l’un des tout premiers modèles imaginés par celui que l’on allait ériger en dieu vivant. Elle s’apprêtait à s’en débarrasser quand elle avait pris conscience de son filon. Avec ce qu’elle en avait retiré, elle avait acquis un autre modèle, puis un suivant et un autre ensuite. Elle était rapidement devenue incontournable pour qui cherchait un modèle de collection. Elle trônait aujourd’hui parmi les VIP, jaugeant la foule compacte avec un dédain que seule la fonction « privacy » de sa combinaison lui permettait de masquer.
Personne ne savait à quoi Missa Gore ressemblait, il n’affichait pas de genre et gardait jalousement le secret sur la nature même de son humanité. Les rumeurs allaient d’ailleurs bon train, d’aucuns affirmant qu’il ne s’agissait que d’une intelligence artificielle.
Au bénéfice d’un sésame très convoité, Cecilia faisait partie de cette jet set privilégiée qui avait non seulement le droit d’y paraître, mais surtout l’insigne honneur d’être l’une des happy few choisie pour dépenser une somme indécente et arborer l’une des nouvelles combinaisons originales de cette année.
Dehors, dans la cohue, le visage entièrement masqué, comme exigé par la loi, Juliette priait pour être la plébéienne chanceuse qui aurait la bonne fortune de gagner l’unique exemplaire inédit, charitablement offert par le célèbre couturier.
Son vêtement, à peine encore thermique, ne laissait plus rien transparaître. C’était un modèle restauré, vieux de quatorze ans, acheté d’occasion chez un revendeur. Même la fonction « prise de température » n’avait jamais vraiment fonctionné, et la dernière fois qu’elle avait voulu entrer dans un bâtiment officiel, le vigile, bien humain, l’avait jaugée avec dédain :
Pendant que Cecilia s’enfonçait dans un fauteuil immatériel aussi doux qu’un nuage, Juliette se faisait piétiner les pieds par un colosse encore moins bien loti qu’elle.
Ce gros lot, au fond, elle s’en fichait. Elle voulait juste en tirer un bon prix pour pouvoir survivre. Elle était privée de tout depuis si longtemps… La dernière fonction qui l’avait lâchée était sa vibrintense, la réduisant à une recette de grand-mère… les doigts !
Tout en tâchant de se hisser sur la pointe des pieds, Juliette se répétait mentalement la série de chiffres et de lettres du code qu’elle espérait gagnant. Depuis l’abrogation des instruments d’écriture, celui qui ne possédait pas la fonction idoine devait faire appel à une mémoire depuis longtemps atrophiée. Elle haussa les épaules : « dans les temps anciens, ils y arrivaient bien, non ! »
Comme à l’intérieur les lumières s’éteignaient, une vague de froid glacial envahit l’espace à l’instant même où le premier mannequin fit son apparition au bout d’un rail, glissant vers l’assistance dans le son rauque d’une lame griffant de la neige. Il portait un vêtement d’indifférence, bleuté si on le regardait de face et presque translucide par les autres côtés.
Bien que l’on ne vît pas le visage du jeune homme, personne ne doutait de son détachement le plus intense.
À l’extérieur, Juliette, maintenant les seins et les fesses aplatis, tentait de se hisser sur ce qui lui restait d’orteils pour voir l’un des écrans géants égrener les minutes qui la séparaient du tirage de cette loterie unique.
À l’intérieur, l’atmosphère se réchauffait un peu, mais à peine, lorsque le mannequin suivant, manifestement androïde, présenta la veste de la tristesse. Légèrement vert, le vêtement suintait un désespoir si profond que Cécilia, comme sa voisine d’ailleurs, ne purent retenir quelques larmes. Elle avait beau savoir que depuis plusieurs années, conventionnellement les émotions les plus négatives étaient présentées en premier, elle succombait à chaque fois.
À l’extérieur, les larmes que Juliette versait étaient de douleur, une douleur bien physique en haut de la cuisse, résultat d’un coup de genou bien senti. La combinaison de son agresseur, d’un rouge noir intense, témoignait de son regret, et du coup Juliette lui adressa un sourire rassurant qu’il ne vit pas puisque son costume ne fonctionnait pas.
« C’est quand même drôlement pratique de voir les émotions des autres » se dit Juliette, tout en savourant le fait de cacher les siennes.
Elle réajusta son masque intégral sur son visage. « Nul besoin de toutes ces nuances : La joie, la tristesse, la colère, l’amour, l’embarras. Le set de base en somme ». Elle aura aussi assez pour s’offrir de la maintenance et même une combinaison de secours en cas de panne.
Tandis que Juliette se faisait cette réflexion, à l’intérieur du hangar maintenant surchauffé, les spectateurs en extase étaient mûrs, après avoir vu la joie simple, la joie intense et l’amour bien sûr, pour la présentation du dernier vêtement, celui dont les tabloïdes disaient qu’il allait révolutionner le langage corporel. Roulement de tambour dedans et dehors. Missa Gore, en personne, fit son entrée dans l’arène plongée dans une pénombre épaisse. Entouré d’une nuée qui le rendait flou, "la créateur" présenta son dernier cri, une combinaison invisible. L’assistance se pâma devant l’originalité du vêtement et c’est dans un concert d’onomatopées admiratives que le nom de cette création s’afficha : Le mensonge !
Dehors, Juliette regarda autour d’elle la foule à l’arrêt, compara la séquence gagnante avec celle qu’elle avait mémorisée avec peine, la jeta mentalement à terre et tourna les talons, heureuse que personne ne pût voir sa déception.
Cécilia en extase valida sa commande et son paiement. Elle suivit le mouvement des vainqueurs vers ce lieu tenu secret où la soirée allait se poursuivre dans une orgie immobile, mais pour le moins intense, lors de laquelle confiant les commandes de sa combinaison à un maître de cérémonie que le monde s’arrachait, elle allait s’encanailler de la plus exquise des manières virtuelles.
Juliette se frayait un chemin, ou plutôt un espace, vers la rame, un transport public certainement surbondé, quand elle sentit une main non accidentelle sur ses fesses. Combinaison rouge maintenant clairement scintillante du mauve de la lubricité la contemplait dans une invite sans équivoque. Partagée entre l’amusement que suscitait le caractère direct de l’indélicatesse de ce gros balourd et l’envie de lui adresser un doigt d’honneur très old fashion, elle choisit une troisième option et lui susurra à l’oreille un « chez toi, ou chez moi » en sachant qu’il ne la comprendrait pas.