n° 22292 | Fiche technique | 24630 caractères | 24630 4468 Temps de lecture estimé : 18 mn |
26/02/24 |
Résumé: Si vous voulez en savoir plus sur mon pseudo ... | ||||
Critères: fh jeunes nostalgie | ||||
Auteur : Amateur de Blues Envoi mini-message |
Cette année-là, je suis punk. J’ai dix-neuf ans et la rage me consume. J’ai une crête iroquoise, des épingles à nourrice dans les oreilles, des lames de rasoir sur un blouson de cuir, mais j’ai surtout l’âme punk. Le monde est si laid que nous ne pourrons jamais y vivre. Nous n’avons pas de futur. Comme Nizan, nous ne laissons personne dire que vingt ans est le plus bel âge de la vie.
Cette année-là, je fréquente des maoïstes qui me traitent de petit bourgeois, mais je passe surtout mon temps dans ma chambre à écouter les Stooges, les Damned et les Ramones. Je devrais étudier, mais j’étudie très peu. Je ne crois pas que cela serve à quelque chose de faire des études. Les maoïstes disent qu’il vaut mieux devenir ouvrier, mais je ne veux pas travailler du tout. Je n’ai pas de futur.
L’été arrive et je suis aussi anti-nucléaire. Je troque mon cuir pour une chemise de bûcheron et je pars pour la manif nationale à Malville fin juillet dans la vieille 4L de mon pote Christian. Je suis à l’arrière, car il y a aussi sa blonde amie. Il pleut et les essuie-glaces ne marchent pas. Il pleut et quand nous arrivons sur place, la zone est envahie par les fumigènes et le brouillard. Nous gravissons une colline que d’autres ont gravie avant nous. Nous les croisons qui redescendent comme des fantômes dans le brouillard. Ils ont le visage défait des vaincus. Il paraît qu’il y a des morts. Je ramasse un bon piquet de clôture. Je veux me battre. De ma vie, je ne me suis jamais battu, mais ce jour-là, je suis là pour ça, prêt à aller enfin au combat. J’intègre un petit groupe de militants motivés, certains ont des pierres dans leur sacoche. Nous nous enfonçons dans les bois, suivons un étroit sentier entre des buissons trempés de pluie. Nous allons les prendre à revers, dit quelqu’un qui a l’air de savoir quelque chose. Je n’ai pas peur, mais je tremble un peu. Je me surveille. Ce n’est que dans l’action qu’on sait vraiment sa valeur. J’ai lu Sartre.
Nous débouchons dans une vaste clairière. Un flic, un seul, est posté là pour garder ce chemin. Il panique en nous voyant, malgré son grand bouclier. Nous restons un instant sur place, personne ne se décidant à se lancer à l’assaut le premier. Le flic balance une grenade et s’enfuit en courant. La grenade explose à quelques mètres de moi et je me retrouve sourd et hébété. Quand je reprends mes esprits, une escouade d’agents arrive en courant comme une harde de sangliers. Une pluie de grenades s’abat sur la clairière. Mes camarades fuient dans toutes les directions et j’en fais autant. Quand nous retrouvons le gros des troupes sur la colline, des mégaphones annoncent le repli et la fin de la manifestation. Je retrouve Christian et nous prenons le chemin du retour. Sous la pluie, sans chauffage, la route est longue.
Arrivés à Lyon, il dépose sa petite amie à la gare et nous cherchons un endroit pour passer la nuit. Christian a abandonné sa chambre universitaire fin juin et je n’ai aucune envie de rejoindre la maison familiale en banlieue. Il me parle d’une copine du lycée qui travaille pendant l’été et a une chambre dans le centre-ville. Je crois que je n’ai pas dit trois mots depuis que nous sommes montés dans la 4L. L’échec de la manifestation est un échec personnel. Si je pouvais rejoindre Action Directe à cet instant, je le ferais. La chambre de Sophie, la fameuse copine, est au sixième étage sans ascenseur d’un immeuble haussmannien. Nous frappons et une jeune femme en pyjama nous ouvre la porte. Je suis Christian à l’intérieur, toujours silencieux. Je crois que cette fille est vraiment jolie, mais je n’ose pas la regarder. La pièce est minuscule et on se tient un moment tous les trois debout entre le lit qui n’a qu’une place et l’évier à côté duquel il y a une plaque électrique avec une bouilloire dessus. Pendant que Christian raconte nos aventures, je remarque qu’une petite flaque se forme autour de nos pieds.
Sophie prend la mesure de la situation et nous demande de laisser nos chaussures et nos imperméables sur le palier. Elle fait chauffer de l’eau et nous propose de nous asseoir sur le bord du lit, elle-même s’installant sur la seule chaise de la pièce, posée devant un petit bureau rempli de livres et de papiers. Puis soudain, alors que j’essaie de lire le titre d’un livre posé à l’envers sur sa table, Sophie pousse un cri.
Et effectivement, je me rends compte que ma main continue de saigner depuis l’explosion de la première grenade. Chaque fois que je crois que c’est terminé, j’oublie ma main et l’hémorragie reprend. Au début, j’avais entouré la blessure avec un mouchoir, mais je l’ai ensuite perdu dans la voiture de Christian.
Il y a une tache de sang sur sa descente de lit. Je lève le bras pour que les gouttes ne tombent plus, mais cela n’a aucun effet. Sophie se lève et revient de son coin toilette avec un rouleau de papier hygiénique.
Je suis sous le charme de cette voix et je donne ma main. Je n’en reviens pas d’être aussi docile. Je suis tout sauf docile, habituellement. Mais cette Sophie n’a pas l’air de voir que je suis punk. Ou alors elle s’en moque complètement. Elle regarde ma main avec attention, la manipulant doucement. Les siennes sont chaudes et j’ai presque envie de hurler tant son contact est agréable. Mais je ne dis rien. Je suis docile et c’est déjà beaucoup pour moi.
Sophie constate qu’il y a des éclats de grenade fichés dans mes doigts et ma paume, à plusieurs endroits, de minces échardes de métal. Heureusement, il n’y en a qu’à cet endroit. Quand la grenade est arrivée sur moi, j’ai tourné la tête et tendu la main en avant pour me protéger. Quel réflexe ! Avec une pince à épiler, la jeune femme extrait les éclats les uns après les autres. Christian semble s’être endormi sur son lit. Le silence règne dans la pièce. Je me hasarde alors à la regarder. Elle a des cheveux fins, châtains avec une frange drôlement coupée. Elle doit le faire elle-même. Elle porte des lunettes de myope, de vilaines lunettes aux verres épais et à la monture type sécurité sociale mais derrière les verres, ses yeux noisette brillent d’un éclat qui me trouble. Elle a une très belle bouche, sensuelle, mais elle semble avoir fini de m’opérer alors je me remets vite à regarder le tapis. Elle colle des petits bouts de sparadrap sur chacune des plaies.
Elle secoue Christian pour qu’il ne s’endorme pas pour de bon sur son lit. Nous buvons des soupes en sachet.
C’est moi qui ai fait mine de m’étrangler avec du poison. Je suis le mec qui s’invite chez elle et qui ne peut pas s’empêcher de dire que la musique qu’elle aime est nulle. C’était ça aussi être punk, je crois. Je ne voulais jamais faire aucune concession, plus jamais, fini.
Je vois la mine déçue de la jeune femme. Je trouve que Christian est un peu mufle. C’est lui qui la connaît depuis le lycée. Alors je change d’avis sur les concessions et je lui dis que je ne veux pas mourir idiot et que je dois aller à un concert de jazz au moins une fois dans ma vie.
Je ne saisis pas vraiment ce qu’elle me dit, mais ce n’est pas grave. Je veux juste l’accompagner. Contrairement à Christian, je sens encore les effets de l’adrénaline qui a envahi mon organisme pendant l’après-midi et je serai incapable de dormir de toute façon. Sophie s’habille plus ou moins cachée dans son coin toilette qui n’est pas vraiment une pièce à part, juste un petit renfoncement derrière son lit. Je ne la vois pas, mais j’entends le bruit des vêtements qui glissent sur son corps. Je n’ai jamais été si proche de l’intimité d’une femme, même si Christian à mes côtés finit son deuxième bol de soupe.
Elle porte un jean délavé et une grande chemise d’homme sur un tee-shirt noir. Elle semble différente maintenant, prête à conquérir le monde. Je suis impressionné. Je crois que malgré ma crête et mes épingles à nourrice, personne ne pense jamais que je puisse conquérir quoi que ce soit. Quand nous sortons, il ne pleut plus. Mes pieds font un drôle de bruit d’éponge à chacun de mes pas à cause de mes chaussures détrempées. Nous prenons le bus. Sophie me parle de ses études, de ses parents qui ne comprennent rien au monde moderne. Je ne dis pas grand-chose, mais j’écoute. Je crois qu’elle apprécie que je l’écoute avec attention.
La salle de concert est assez grande, dépourvue de sièges et plongée dans l’obscurité. Un épais nuage de fumée de cigarette flotte à hauteur d’homme.
Il y a de tout ici, des étudiants bon chic bon genre, des barbus, des hippies, des rockeurs. J’ai l’impression d’être le seul punk et d’ailleurs, je n’en suis pas vraiment un, car j’ai toujours ma chemise à carreaux et avec la journée que j’ai passée, ma crête ne doit plus ressembler à grand-chose. Il n’y a pas beaucoup de filles. Sophie me prend la main pour avancer à travers la foule et nous rapprocher de la scène. Je dois me répéter que c’est juste une copine à Christian, mais c’est difficile, avec ma main valide dans la sienne.
Le musicien qui entre seul sur scène est un vieux noir grand et voûté. Il ressemble au gardien de nuit de l’entreprise dans laquelle travaille mon père. Les gens applaudissent. Je n’en reviens pas. Aux concerts auxquels j’assiste, nous crachons sur les musiciens et nous les insultons. C’est une marque de respect. Le vieux type s’assoit sur une chaise et place tranquillement devant lui une grosse caisse munie d’une pédale. Puis il empoigne une guitare d’un genre que je n’avais jamais vu avant. Elle n’est ni acoustique ni électrique, semble faite en métal et je me demande ce qui va en sortir.
Mais quand le type commence à en jouer, je suis scotché sur place. Il a un son énorme, puissant, qui se suffit à lui-même. Il joue un peu puis il s’arrête et nous regarde. Quelques types sifflent, mais ils s’arrêtent, car tout le monde attend que le vieux se mette à parler. Ce qu’il finit par faire.
Et il commence le premier morceau. Avec son pied gauche, il bat le rythme sur la grosse caisse, comme un cœur qui bat, comme la danse avant la guerre chez les Amérindiens. Et sa guitare joue les accords, des accords simples, toujours les mêmes, une mélodie qui pénètre par tous les pores de ta peau et qui t’entraîne là où elle veut t’entraîner, malgré le bruit de casserole de sa guitare. Et il chante, avec sa voix de fumeur, avec sa voix de nègre des champs de coton et j’ai oublié ma main, ma journée, je l’écoute sans ricaner ni sauter en l’air comme je fais d’habitude. J’ai même oublié la petite Sophie qui me tient toujours par la main. Quand je tourne la tête vers elle, je me rends compte qu’elle me regarde et qu’elle me sourit, peut-être pour me dire qu’elle voit que la musique me plaît, peut-être parce que c’est moi qui lui plais.
Justement, la chanson parle d’une fille formidable, d’une fille qui peut changer la vie d’un homme. La chanson dit que Dieu a eu pitié des hommes et qu’il a trouvé quelques femmes pour rendre la vie supportable. Quand la chanson finit, je tourne à nouveau la tête vers Sophie. Elle me regarde toujours avec ses yeux brillants. Elle a rangé ses lunettes dans son sac. Elle est carrément belle. Une nouvelle chanson démarre. Le rythme est le même, les accords sont les mêmes et pourtant, je sens tout de suite que c’est une chanson plus sombre. Elle parle d’un type qui voyage en train, inlassablement parce qu’il cherche une fille qu’il a perdue. Il s’est mis à boire, alors elle est partie. Maintenant, il la cherche parce qu’il ne peut pas vivre sans elle.
Cette fois, au milieu de la chanson, le vieux s’arrête de chanter et trouve moyen de se fourrer un harmonica dans la bouche. Toujours, la grosse caisse, la guitare, et maintenant l’harmonica qui dit les longs voyages en train aussi bien que des mots, qui dit l’amour perdu aussi bien que la voix humaine. Quand le morceau finit, je fais comme les autres, je frappe dans mes mains pour applaudir. Et je hurle de douleur, secoue ma main blessée comme si cela servait à quelque chose. Pour me consoler, Sophie me fait une bise sur la joue.
La chanson suivante parle de voyage. Elle dit que le monde est immense et qu’on n’est pas obligé de rester vivre là où on est né. Elle dit que certainement quelque part, on peut trouver sa place. C’est une chanson qui me parle parce que depuis l’hiver, depuis que j’ai lu Kerouac, j’ai envie de partir en stop loin, très loin pour ne jamais revenir. Pendant le morceau, le bluesman se permet cette fois une fantaisie. Il démarre un solo sur sa guitare et c’est magnifique. Les punks que je vais voir sont nuls comme musiciens et c’est ce qui nous plaît. On en a marre des solos à la Clapton qui durent des heures et qui n’ont pas de sens. Nous, on préfère les morceaux des Ramones qui durent une minute quarante-deux. Mais le solo de ce soir n’est pas très long et il est splendide, comme une perle, comme un cadeau que le vieux nous offre.
Je ne vous ai pas dit le nom de ce musicien. C’est que, malheureusement, je ne le connais pas. Sur le moment, cela me semble sans importance. Quand je comprends que cela en a pour moi, je demande à Sophie, mais elle ne s’en souvient pas et toutes mes recherches ultérieures sur internet ne donnent rien. Ce type est un génie et après cette soirée qui a changé ma vie, je n’ai plus jamais entendu parler de lui.
Quand le concert est fini, on sort en silence dans la nuit citadine. On court un peu pour choper le dernier bus, mais j’ai toujours la main de Sophie dans la mienne. Nous n’avons rien dit de ces mains qui se tiennent, mais visiblement, elles ne veulent plus se lâcher.
Dans le bus, on parle un peu du concert, des banalités. Nous savons l’un et l’autre que l’on ne dit pas ce qu’il faudrait dire, mais ce n’est ni le lieu ni le moment. Je me rends compte que je n’ai aucune envie de m’allonger par terre entre le bureau et Christian à tirer pour avoir un bout de couverture et à écouter Sophie respirer dans son lit. Je me rends compte que la seule nourriture que j’ai avalée depuis le matin est le bol de soupe que nous a offert Sophie. Je propose d’aller jusqu’à la gare pour trouver une brasserie ouverte toute la nuit. Sophie hésite et je comprends qu’elle est encore plus pauvre que moi. Alors je l’invite et elle accepte.
Nous nous retrouvons dans cette immense salle d’au moins cinq cents places éclairée par des lustres du XIXe siècle. À cette heure-là, nous sommes à peu près les seuls clients. Nous sommes assis l’un en face de l’autre alors je comprends que je ne peux plus regarder le tapis ou les immeubles qui défilent derrière les vitres du bus. Avec un courage que je ne me connaissais pas, je plonge la tête la première dans le visage innocent de Sophie. Je vois son nez pointu et ses sourcils fournis. Je vois une cicatrice sur sa tempe. Elle m’expliquera plus tard qu’elle est tombée de vélo quand elle avait sept ans et qu’elle avait essayé de le cacher à ses parents pour ne pas être punie. Je vois ses jolies incisives quand elle sourit. Je suis en apnée et je sais que je ne pourrais pas remonter à la surface.
C’est vrai. Ce vieux bluesman m’a bouleversé. Nous sommes devenus punks parce qu’on n’en pouvait plus de la pop, des artistes frelatés de la pop internationale, de la rage populaire du rock que l’industrie du divertissement avait confisquée et rendue ridicule. Plus rien n’est authentique, les groupes punks encore moins que les autres, mais eux au moins ils le savent et ils le disent et ils s’en moquent. Mais je ne savais pas qu’il existait encore des gens qui font de la musique avec leurs tripes comme ce vieux. C’est un peu ce que je tente d’expliquer à Sophie, mes yeux dans ses yeux tandis que nous attendons nos plats en buvant un mauvais vin parce que je n’ai pas les moyens d’en acheter un bon.
Elle ne connaît pas, alors je lui raconte les situationnistes. Je me sens pédant, mais elle m’écoute en penchant un peu la tête de côté et j’aime ça alors je continue et je lui parle du deuxième livre dans mon sac, « Sur la route » de Kerouac. Je lui dis que je veux partir en stop, bientôt, pour ne plus revenir.
Je lui prête mon livre. Bien sûr, je pense que ce sera un moyen de retourner la voir. Elle le prend et le feuillette un peu.
Je dois lui expliquer que j’ai prévu d’aller au festival punk de Mont-de-Marsan avec mon frère avant d’aller passer quelques jours au bord de l’océan avec mes parents. J’ai hésité, me demandant si je ne devais pas changer mes plans et rester en ville pour la revoir, mais je crève d’envie de voir les Damned et les Clash en vrai.
Ensuite, il y a un grand silence. Nous nous regardons et le serveur vient et pose nos plats devant nous. Pourtant, nous ne nous quittons pas des yeux. Je suis incapable de commencer à manger si elle me regarde comme ça, alors que je meurs de faim.
Sa manière de dire cela me troue le cœur. J’ai envie de hurler et de me gifler d’avoir été incapable de lui montrer qu’elle est plus que jolie. Alors je pars dans une diatribe décousue où je parle de moi et encore de moi pour dire au bout du compte que si nous n’avons pas d’histoire tous les deux, c’est parce que je suis déjà presque au bout de ma vie, que si je ne meurs pas dans la lutte armée, je vais disparaître dans un désert ou faire de la prison en Turquie. Et ce n’est pas ce qu’il fallait dire. Ce qu’il fallait dire, tout le monde le sait, mais moi, je ne peux pas.
Je la raccompagne chez elle et nous ne disons pas grand-chose du trajet. Je décide en chemin de rentrer à pied chez mes parents. Il me faudra la moitié de la nuit, mais je m’en moque. Je crois que je ne la reverrai plus. Pourtant, au moment de se quitter, elle s’avance sur la pointe des pieds et pose ses lèvres sur ma joue. Dans l’instant où elle se retourne pour entrer dans son immeuble, je découvre qu’elle a un corps et qu’elle est particulièrement bien faite, une vision qui me hantera jusqu’à la fin de l’été.
Quand je la revois en septembre sur le campus où je traîne sans être inscrit nulle part, elle est au milieu d’un groupe de militants qui distribuent des tracts en soutien aux femmes de ménage en grève. Je la vois rire sans qu’elle me remarque et je m’éclipse. Je passe mon temps dans ma chambre que j’ai repeinte en noir et j’écoute du blues, encore du blues, toujours du blues.
Après l’automne le plus morne de ma courte vie, on s’enfonce dans l’hiver et j’ai l’impression que je vis toujours la même journée. Je n’ai aucun projet à part celui de partir en stop sur les routes, mais je ne pars pas. Un soir, dans un bar, je rejoins quelques connaissances. C’est l’anniversaire de je ne sais plus qui et je ne sais pas pourquoi je suis là, à part pour boire quelques bières à l’œil. Il y a beaucoup de monde qui va et qui vient, des rires et du bruit et je suis au milieu de la foule comme un écueil dans la baie des trépassés, immobile et silencieux. Soudain, Sophie est là, devant moi. C’est comme une apparition, comme si elle avait attendu le moment propice, celui où le désespoir est si profond qu’on songe à une solution définitive. Je ne l’ai pas vue entrer et pourtant, elle est là et elle me sourit.
Je grommelle quelques syllabes sans aucun sens. J’essaye de sourire, mais je ne sais plus faire.
Quelques syllabes de plus, mais toujours pas de propos articulé. Le tourbillon dans ma tête dit qu’il ne faut pas qu’elle reparte, mais je ne sais pas quoi dire ou faire.
Alors je me décide. Je la prends par la main et nous sortons dans l’air glacé. Quelques pas et nous sommes au bord du fleuve. Les lumières de la ville dansent sur l’eau noire. Sa main est chaude dans la mienne.
Et elle m’embrasse ou je l’embrasse, je ne sais plus. Ce n’est pas mon premier baiser, mais c’est le premier où je n’ai pas l’impression de jouer un rôle dans une mauvaise comédie. C’est bon, tellement bon qu’on recommence et recommence encore. Sophie finit par me dire qu’elle meurt de froid et me demande si je veux venir chez elle pour qu’on fasse l’amour au chaud.
C’est comme ça que tout a commencé. Trois semaines plus tard, on est parti en stop à travers l’Italie, la Grèce jusqu’à une plage au sud du Péloponnèse si belle et si déserte début avril qu’on n’est pas allé plus loin. Quand nous sommes rentrés, nous avons loué un appartement avec Christian et sa copine. Sophie est entrée à l’École Normale et elle m’a inscrit à tous les concours de la fonction publique possibles et imaginables. J’ai fini documentaliste dans un collège. Pourtant, Kerouac est le seul auteur que je lui ai fait découvrir. C’est elle qui m’a initié à tous mes héros Irving, Harrison, Le Clézio, Murakami…
Elle m’a fait découvrir beaucoup d’autres choses pendant nos quarante ans de vie commune, la paternité étant peut-être la plus importante. Ce fragment de ma vie est un hommage à une femme exceptionnelle, aujourd’hui comme hier.