n° 22300 | Fiche technique | 8346 caractères | 8346 1435 Temps de lecture estimé : 6 mn |
06/03/24 |
Résumé: amours confidentiels | ||||
Critères: nonéro portrait | ||||
Auteur : Pitziputz Envoi mini-message |
Correspondant à Londres !
Voilà comment Bastienne m’avait annoncé ma mise à l’écart de la rédaction, hypocritement enjouée, priant un instant, mais sans trop d’espoir, que je prendrais cette annonce pour une promotion.
Quinze heures cinquante, quelques semaines plus tard, vol pour Heathrow. Pas d’excédent de bagages. Je ne suis pas sûr de rester, je vais tester. La douane est automatique : « Ah oui, il faut un passeport ». La queue en serpentin est interminable et me donne un avant-goût du fameux flegme britannique que j’identifie comme n’étant rien d’autre que de la résilience face aux dysfonctionnements administratifs chroniques.
Un appareil censé fonctionner seul mais néanmoins assisté par un employé zélé est au bout de la file ; il serait à quelques longueurs de bras, si je n’étais aligné dans la direction opposée. J’observe ce fleuron de technologie tâcher d’établir avec peine une correspondance entre la photo du passeport et les traits liftés d’une femme blonde très maquillée. Je prends mon mal en patience. Sur un panneau bleu à ma gauche, partiellement masqué par une colonne, je lis un mot : « Policdy ». J’écarte la tête pour en savoir plus et comprends qu’il s’agit du mot « Police » associé à un mot commençant par « dy » que je ne parviens pas à lire malgré mon déhanchement. Je me redresse et « Policdy » réapparaît et s’imprime dans mon esprit.
Après la femme blonde, ce fut un chihuahua dans son panier et un homme âgé dans son fauteuil roulant des services d’assistance de l’aéroport. Au bout du compte, je parviens quand-même à l’extérieur dans la pénombre de ce début d’après-midi. Il pleut ! Le froid, transfixiant, me saisit à la gorge. Welcome to England !
Sept ans plus tard, je suis toujours là. J’ai tout racheté. Bastienne peut bien se mordre les doigts, j’ai changé de journal et je suis à la tête de la rubrique « étranger ». Merci Bastienne pour la promotion. J’ai un appartement à Camden Town, quelques maîtresses et beaucoup d’amis.
Un samedi, alors que je chinais des livres anciens, je suis tombé sur une carte postale un peu écornée. Sur la photo était écrit en lettres anglaises « Policdy » !
Moi qui cherchais un endroit où m’éclipser quelques jours pour écrire tranquillement…
Ni une, ni deux, me voilà à Paddington pour prendre le train, plusieurs trains en fait, et le bateau.
Policdy est une langue de terre désertique, battue par les vents. Elle s’étend comme une île perdue au nord du pays.
Ce lieu sans relief, ni moutons ne peut plaire qu’à un amateur exigeant et je comprends vite que personne ne s’y rend délibérément. Les rares visiteurs, me dit ma logeuse avec son accent roulant, sont des voyageurs égarés et en transit ou des gens déprimés.
Dans la salle à manger, une Morbier égrène les heures ; même elle, semble fatiguée. Ruth (elle le prononce « Rrrousse ») mon hôtesse, me sert des œufs et du jus de pomme qu’elle presse elle-même. Elle est heureuse de ma compagnie. Elle m’explique qu’elle a hérité cette maison de ses parents, mais qu’elle n’est pas sûre de la garder. Elle habitait dans le Lincolnshire, près de Grimsby. Il y avait plus d’activités. Elle est impressionnée par le fait que je sois journaliste. Elle m’explique qu’elle aurait bien aimé écrire et je l’encourage à le faire.
Ma curiosité piquée, je me mets en route sans plus attendre. J’ai acheté un de ces Barbour de pêcheur, en toile huilée, et suis fin prêt à affronter les intempéries.
Effectivement, dans la partie la plus septentrionale de l’île, se niche une auberge à la façade fouettée par les vents.
Après quelques heures de marche, partiellement sous une pluie battante, j’étais soudain l’un de ces voyageurs, un peu déprimé, un peu égaré, en quête de beauté et prêt à percer le mystère du lieu. L’intérieur, vaste, était obstrué par un mobilier dépareillé à l’esthétique un peu douteuse. Je pris place dans un recoin stratégique d’où je pouvais dévisager, écrire et siroter à mon aise un cidre puissant en goût et d’une âpreté qui ne me surprenait guère.
Derrière le bar en bois brûlé, le tenancier, le fameux Trevor, était un colosse taciturne. À gauche, un jeu de fléchettes ; à droite une table taillée dans un tronc de guingois. Plus loin, un couple. Ceux-là étaient perdus, à coup sûr. Le cheveu en bataille et le ciré mouillé, ils avaient l’air hagard.
Au début, je mis leur silence sur le compte de l’épreuve des intempéries, mais, au fil du temps, je pris la mesure de la vacuité de leur relation. Elle, le corps un peu empâté, grignotait son plat en regardant la table, tandis que lui, pas plus séduisant, lapait sa bière à petites gorgées. Je les observais sans baisser les yeux pendant plus de dix minutes. Pas un mot échangé. Elle était transparente, il était résigné. Même le chien, à leurs pieds, semblait démoralisé. Je m’interrogeais sur le sens de la vie, la fatalité qui rend l’amour insipide, lorsqu’un mouvement très confidentiel, attira mon attention.
Comment ne les avais-je pas remarqués ? Un homme et une femme. Pas jeunes, pas vieux, assis très près autour d’une table basse en demi-lune sur une banquette aux coussins bleus.
Eux non plus ne se parlaient pas. Il la regardait, elle le voyait. L’échange était silencieux, mais pas muet. Un frôlement de doigt, tumultueux… une goutte de sueur. Un sourire furtif. Une main en mouvement, imperceptiblement, une nuque un peu penchée. La femme fermait les yeux quelques secondes et les ouvraient à nouveau, voilés, le regard tourné vers l’intérieur.
Je les épiais, fasciné. Déprimés ou égarés ? Le tenancier les débarrassa sans qu’ils ne détournent le regard l’un de l’autre. Il s’arrêta près de moi pour prendre ma commande :
Je compatis et lui commandais une seconde chope de Somersby, sans les quitter des yeux. L’homme, appuyé sur sa compagne, lui caressait d’un doigt le creux du cou juste sous le lobe de l’oreille, lui murmurant ce qui ressemblait à une incantation. J’avais la bouche sèche. La tension dans l’air était à son comble. Le couple au chien était immobile, comme s’ils avaient été mis sur « pause ». Dehors, le vent s’était levé, rugissant en rythme contre les fenêtres. La nuit était tombée.
Et puis soudain, dans un chuintement de tissu, l’homme et la femme se rapprochèrent et s’enlacèrent, libérant une énergie qui envahit toute la pièce. Blanches d’effort, leurs jointures s’entremêlèrent.
Le son revint, l’éclairage se raffermit, les époux moroses gémirent d’envie et de vie. Le tenancier ouvrit la bouche. Mon bas-ventre tressauta et le couple, aveugle à tout, s’en alla.
Je restais bouche bée, alangui de stupeur comme après l’amour. Trevor cassa un verre et le bruit des débris me rappela que je devais encore faire le chemin du retour.
Le couple triste était reparti sans que je ne m’en rende compte. Je m’apprêtais à me lever, hésitant à prendre un dernier verre, quand la porte d’entrée livra une horde de jeunes adultes dégoulinants. Ils envahirent les lieux, le bar, les fléchettes et Trevor soudain ramené à la vie.
Mon temps ici et à Policdy s’achevait.
Trevor m’arrête sur le pas de la porte.
Je ne suis pas prêt à me rassoir. L’ambiance est gâchée.
Trevor offre de me ramener, l’un des jeunes peut le remplacer quelques minutes. Dans sa vieille Saab, il me raconte son histoire :
Je remercie Trevor pour sa gentillesse.
Policdy, c’est fini !