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Temps de lecture estimé : 36 mn
09/03/24
corrigé 20/03/24
Résumé:  Far West. L’histoire d’un hors-la-loi qui décrypte le monde.
Critères:  #nonérotique #historique #aventure
Auteur : Samir Erwan            Envoi mini-message

Concours : Le refus
L’appel de la « frontier »

Rachel et moi montons à l’étage et je reluque sa croupe, imagine son corps chaud sous sa robe noire à volants. J’enlève mon chapeau tandis que nous arrivons devant la porte de sa chambre. Je suis fébrile. Elle me regarde d’un sourire de professionnelle et me sourit, engageante, un éclair dans ses yeux noirs. Les dentelles blanches qui ornent son buste et ses épaules lui donnent un air d’écolière, mais tout chez elle annonce le contraire. Rachel est attrayante, avec ses cheveux noirs en chignon. Elle est jeune, mais expérimentée, il n’y a aucun doute, à la manière dont elle m’invite à entrer dans sa chambre.


Mes éperons vibrent et clinquent quand je marche vers la fenêtre, en évitant le lit aux draps rouges. Le plan fonctionne à merveille, Pat m’a bien renseigné : en effet, la chambre de Rachel donne sur la rue principale, j’ai une vue allant du marché à bestiaux jusqu’à l’entrée de la ville. En ce début de soirée, des cowboys rentrent après quelques journées passées dans la plaine avec leur troupeau. Des notables avec des chapeaux haut-de-forme discutent près du magasin général. Plainsburg est calme dans ce soleil couchant d’orange. Je l’ai déjà vu empli de pistoleros s’affrontant entre bandes rivales, le shérif inutile. J’ai même fait partie de ces desperados armés de winchesters et de six-coups, soit pour razzier la banque de monsieur Obrian, soit pour nous venger de Solomon « three eye » Watt. Dans la ruelle derrière le saloon, l’affrontement a été rapide ; j’ai gagné à la loyale et Solomon a gagné son troisième œil dans le front.



Rachel a déjà entrepris de retirer sa robe d’écolière, d’un air faussement pudique. Je me détourne d’elle bien que la tentation soit présente entre mes jambes. J’ouvre la fenêtre et mets la tête dehors. À proximité, en contrebas sur le toit de l’auvent, se trouve comme prévu le sac laissé par Pat. J’étends mon bras et mon corps, happe les sangles et tire le sac dans la chambre de Rachel.



J’ouvre le sac et en sors un fusil militaire Sharpe-Borchard à deux gâchettes, muni d’une lunette. Visant un objectif imaginaire, je m’assure que l’arme est bien calibrée. C’est l’arme la plus fiable depuis quelques années, elle tire des cartouches lourdes de.50. La respiration de Rachel s’est arrêtée. Je dois la rassurer.



Je m’accroupis devant la fenêtre et pointe la rue avec le Sharpe.



Je mets l’œil à la mire et fixe les passants en redingote.


*

Je suis né en 1860 sur la frontier, entre l’est et l’ouest, dans le territoire du Nebraska. Mes parents m’ont raconté qu’à ma naissance, c’était un terrain de rivalité entre les partisans de l’esclavage et ceux pour son abolition. La guerre a éclaté sans que j’en aie eu conscience, trop petit pour en garder des séquelles. Je n’ai jamais compris pourquoi des gens considéraient les noirs comme un sous-peuple : j’ai grandi avec eux, mon père en a embauché au ranch après la guerre. Le Nebraska a été un des premiers territoires à en accueillir. Ils étaient comme moi, seule la couleur de la peau change. Même chose pour les Indiens. Autour de notre ranch vivaient des peuples Ho-Chunk, dont les Otos qui revenaient souvent sur nos terres. Je me rappelle mon père fraterniser avec le chef Wahkoowah. Ils s’échangeaient des vivres, des renseignements et des récits. Gamin, j’ai toujours aimé me glisser dans les tipis qu’ils installaient sur nos terres, le temps de leur passage.

En fait, bien que la bande de hors-la-loi de Willy « Blood » Boyle maraudait sur le territoire et attaquait à l’occasion Plainsburg, j’ai eu une enfance heureuse. La longue ligne de l’horizon, les courses de chevaux, les halètements de mon fidèle Browny, sa force, sa prestance. Je lui donnais des carottes et il me regardait d’un œil profond : deux trois caresses sur l’encolure, il hennissait et je l’enfourchais en riant : « Come on ya ! ». Pat et moi nous cachions avec des.22 non loin de la forêt. Pat apportait une quinzaine de bouteilles que son père avait sifflées durant la semaine, et nous nous entraînions à les éclater une par une. Sinon, c’était une série de tâches nécessaire ; pomper l’eau, la verser dans les abreuvoirs, réparer les clôtures, ramasser les crottes, apprendre à lire, nourrir les poules, guider les bœufs vers les pâturages du nord. Avec les employés de papa, j’apprenais tout pour gérer le ranch : j’étais fils unique, ma sœur était morte encore bébé, ma mère en a beaucoup été affectée.


La tribu Oto revenait chaque année, et chaque année je me faisais une joie de retrouver Chayton. Nous explosions des bouteilles, nous allions pêcher, nous mesurions nos chevaux, nous fumions son étrange herbe, cachés dans son tipi. Il me racontait la manière dont Willy « Blood » Boyle avait capturé un chef de la Pinkerton, comment il avait pu dévaliser une banque d’Omaha au nez du maire. Chayton admirait Willy Boyle et sa façon de se foutre du système. Moi surtout, j’aimais rêvasser en présence de sa sœur, Eyota, la meilleure, aux longs cheveux noirs, la Sioux par excellence, qui se hissait sur une selle en toute souplesse et qui m’invitait à des balades philosophiques. Je n’avais d’yeux que pour elle, mais elle voulait connaître les nouvelles du monde. Je lui lisais le journal de la ville et lui racontais les pièces de théâtre, mais je me souviens davantage de ses seins dans les effluves d’herbes et des rêves de chevaux ailés, de tourbillons aériens et de vols au-dessus des nuages, de mon visage mouillé et de ses yeux perdus. Eyota m’a fait vivre une adolescence heureuse et empli d’espoir. Elle m’enlaçait le cou lorsque nous étions seuls et je ne voulais que croquer sa clavicule.


Je devais avoir plus d’une quinzaine d’années lorsque mon père est allé vendre une partie de cheptel à Plainsburg, comme chaque année. Il est parti avec les bêtes et trois-quatre cowboys. Ils ne sont jamais revenus. Les corps n’ont jamais été retrouvés. Les bêtes non plus.

Ma mère s’est retrouvée seule à gérer le ranch. Mais les vieux fidèles à mon père n’acceptaient pas ce nouvel employeur et j’étais trop jeune pour faire respecter les rangs. Plusieurs gars sont partis pour d’autres exploitations et nous ne pouvions plus subvenir aux besoins des bêtes. Mom les a vendues une à une. En même temps, l’instituteur de Plainsburg partait s’installer à Boston. Ma mère l’a suivi.

J’ai choisi de rester avec Pat et son père alcoolique. Browny m’accompagnait partout et je ne me voyais pas vivre en ville, avec un chapeau rond. Je ne respirais que pour les plaines, le grand air, le crottin de cheval et le café trop fort bouilli sur le feu. J’aimais la viande et peu les légumes, bien qu’Eyota tentait de me faire ingurgiter certains trucs. Je voulais du bœuf saignant, j’étais capable d’en éventrer un et d’en sortir toutes les pièces, même la langue.


Un soir, sur la ligne d’horizon de cette frontière, une dizaine d’hommes à cheval, immobile, zyeutant le ranch qui se délabrait. J’ai pris ma Winchester et ai attendu, regardant par la fenêtre. Le père de Pat est sorti de la maison une bouteille à la main et les a invectivés. Pat m’a rejoint. Les hommes patibulaires ont galopé vers notre refuge et les coups de feu ont résonné dans l’air. Le père de Pat s’est effondré, j’ai tiré sans réfléchir, des cheveux se sont écroulés, je sais que j’ai atteint des jambes, j’ai entendu des cris. Je crinquais le levier de ma Winchester, je fermais un œil, appuyais sur la gâchette et un homme tombait. Je ne faisais que défendre mon habitation. Pat a riposté aussi avec son Smith & Wesson. Les bandits ont fui sous notre feu, les chevaux devenus fous. Le père de Pat était mort, nous étions désormais seuls au ranch. Wahkoowah, Chayton et Eyota n’étaient pas près de revenir, leur saison était encore loin. Nous sommes sortis du ranch et un homme à moustache est venu à notre rencontre. Un œil malicieux. Des armes rangées dans un holster de cuir patiné. Son pouce sous la ceinture. Une patience infinie. Willy « Blood » Boyle…



Un temps de silence à ma réponse. Je voyais Willy impressionné par notre riposte.



Je me suis retourné vers le rêve de mon père : un ranch radieux, avec des bœufs, des cowboys à cheval, une vie pittoresque à la dure, mais saine, honnête, heureuse. Tout cela n’existait plus. Et ma mère m’avait abandonné. Et ma sœur était morte. J’ai été chercher mon nécessaire de vie en plein air, ma Winchester, le Colt de mon père, j’ai grimpé Browny, et je suis devenu hors-la-loi. Pat m’a suivi. Son père mort, il n’avait rien d’autre à faire.


*

Rachel, en corset et en jupon en frou-frou, m’observait de ses grands yeux :



Je me retourne vers elle, curieux. Rachel est allongée sur le lit, invitante :



Elle me fait un si beau mystérieux sourire.


*


Les journaux de l’époque relataient avec grand sensationnalisme les faits d’armes de la bande de Willy « Blood » Boyle. « Troisième attaque de diligence : encore Blood Boyle ! – Une banque détruite, les lingots envolés dans la poche de Blood – Fusillade meurtrière : Willy BB est acharné ! » et encore. Mais ce dernier n’était pas aussi sanguinaire que les journaux le laissaient entendre. Oui, les membres du gang en voulaient au système, oui certains gars étaient des demeurés, mais ceux-ci ne restaient pas longtemps dans la bunch. Ils se faisaient soit abattre par la Pinkerton lors d’un raid non approuvé par Willy, soit c’était Willy lui-même qui réglait le problème. Nous bougions de prairies en forêts avec sept à huit chariots, tirés par des chevaux. Nous avions notre propre écurie, nos palefreniers, nos maréchaux-ferrants, nos cuisiniers, nos docteurs, nos enseignants : nous devions être une quarantaine de personnes, issues de tous les milieux à se fréquenter dans cette société. Il y avait des femmes qui enseignaient, des enfants qui couraient, des jeunes filles qui rapiéçaient, des jeunes garçons qui tentaient de se prouver. Quand je suis arrivé, on m’a mis sentinelle de nuit : rien à faire sinon alimenter le feu et guetter les bruits dans la forêt, protégeant le campement. Certaines fois, les hommes d’âge mûr partaient en galopant sans rien dire. Ils revenaient quelques fois avec un blessé et Fredo le soignait, d’autres fois ils revenaient avec du butin. Ils buvaient, heureux de leur prise, et je me suis dit, de loin, alimentant le feu, que ma place devrait être parmi eux.

Et c’est arrivé par surprise : une nuit, deux hommes de notre bande sont venus me tenir compagnie près de mon feu, à l’orée du campement. Ils causaient en faisant bouillir du café : Mac et Anton, je les connaissais un peu, ils étaient sympas, me donnaient quelques conseils pour gagner aux cartes et pour choper Patricia, la fille de Georges le cuisinier. Ils m’ont offert une tasse bien chaude et Willy est venu nous retrouver :



Willy, toujours debout face au feu de camp illuminant de rouge son regard d’acier, les pouces engoncés dans sa ceinture et son flingue rayonnant, réfléchissait les yeux au loin.



Nous avons galopé jusqu’au matin, j’étais épuisé, mais Willy « Blood » Boyle m’avait bien expliqué : « Tout ce que tu auras à faire, c’est mettre ce foulard sur ton visage, sortir ton flingue et t’assurer que les chevaux ne s’emballent pas, OK ? » J’ai acquiescé. Un petit matin, nous avons attaché nos chevaux non loin d’une piste fréquentée. J’ai noué mon foulard sur mon visage et j’ai pris mon Colt. Caché dans les fourrés, j’ai attendu que Willy donne le signal. Mon oreille bien exercée à écouter les bruits de la nuit – et à exacerber mes sens comme me l’avait bien appris Eyota sous la tente – j’ai entendu la diligence longtemps avant le signal de Willy. Action !


Mac et Anton sont sortis de nulle part sur les côtés de la piste, Willy a tiré deux coups de feu en l’air, je me suis avancé vers les cheveux emballés, je n’ai pas entendu ce que Willy racontait au cocher, je caressais les chevaux et les calmait avec mon pistolet à la main. Mac et Anton ont fait sauter la porte de métal de la diligence – c’est à ce moment que j’ai remarqué que c’était un transport de fond – des coups de feu, des cris, les chevaux qui se cambrent, moi qui leur parle, eux qui se calment, qui me regardent de leurs grands yeux noirs – Eyota qui me dit que dans leurs yeux se trouvent la sagesse perdue de la Grande Tortue – Willy qui m’arrache à mon boulot de calmer les animaux :



Puis une cavalcade effrénée à travers les sous-bois, Mac qui rigole, Anton qui jubile, Willy qui leur dit de se détendre et moi de me rendre compte que je venais de participer à un braquage :



Les trois hommes ont ri et nous avons regagné notre campement. J’avais gagné mes galons, je pouvais désormais participer à des actions, plutôt que de me faire chier au feu de sentinelle.


*

Au deuxième braquage, j’ai utilisé mon arme. Face à deux hommes apeurés qui sortaient d’une diligence, toujours sur mon cheval, j’ai tiré en l’air trois fois. Ils se sont couchés.

Au troisième braquage, j’ai tiré sur un homme. Nous attaquions un groupe de prospecteurs surprotégés par une milice armée. J’ai fait feu sur le commandant qui me pointait de sa carabine. Je l’ai touché au bras, il est tombé, j’ai botté son arme, je l’ai tenu en joue.

Au quatrième braquage, j’en ai tué un. Nous attaquions un ranch où se terrait le gang de Solomon « three eyes » : une bande armée qui tentait de survivre dans le wild west, comme nous. Mac m’avait demandé de rester à l’arrière. Six hommes de notre gang se sont mis à canarder le ranch après quelques minutes de pourparlers. J’ai remarqué un homme sortir par le toit et avoir une vue imprenable sur notre groupe. Il visait Mac. Je n’ai pas réfléchi, je l’ai abattu de ma Winchester.

Tuer cet homme ne m’a fait ni chaud ni froid. Je me suis questionné sur mes sentiments : étais-je déjà rendu un meurtrier sans foi ni loi ? Ai-je encore de l’amour en moi ? J’ai répondu à ce questionnement en allant voir Patricia, elle m’attendait depuis si longtemps, m’a-t-elle chuchoté. Nous avons été dans les fourrés et avons dérangé John et la Française. Lui et moi nous sommes un clin d’œil.


*

Je me suis laissé pousser la barbe. Je me suis entraîné à dégainer avec Mac. J’ai gagné 200 piastres au poker face à un Anton complètement dévasté de perdre contre un jeunot. Je n’avais pas vingt ans encore. Je m’étais bien intégré à la bande, on me respectait et m’appréciait. J’apprenais à lire aux enfants, je bûchais du bois quand il le fallait, je ramenais des lièvres et des perdrix pour les repas, je ramassais des champignons lorsque j’en trouvais – merci Eyota – je participais aux raids de la bande. Mon ami Pat, par contre, se lamentait de ne pas y participer. Il était toujours une sentinelle de nuit.

Le temps a continué, j’ai tué d’autres hommes. Toujours en légitime défense ou pour sauver un ami ? Je ne saurais dire. Mais jamais gratuitement. Jamais. Nous repartions toujours avec du pognon dans nos sacoches lorsque je contribuais à une rapine.


*

Ça a dérapé, une fois. Lors d’une attaque de banque. Nous étions six : Anton et Mac le duo inséparable, Willy, deux autres que j’oublie et moi. Un foulard au visage, nous sommes entrés dans la banque en criant, j’ai dévalisé les clients tandis que Willy négociait le code des coffres-forts avec un employé. J’ai regardé par les fenêtres, le shérif discutait avec Mac et Anton à la porte, inconscient de notre cambriolage. Willy m’a demandé de vider le coffre ouvert par l’employé, j’ai rempli ma sacoche de selle que j’avais sur l’épaule. Je suis revenu, Willy a dit : « On se casse ! », mais Mac ou Anton a fait feu sur le shérif, à l’extérieur et ça a été la débandade ! Willy a ouvert la porte, a tiré, je l’ai accompagné, nous avons couru vers les chevaux, les balles sifflant à nos oreilles, j’ai tiré au hasard aussi et sommes sortis de la ville au galop, les représentants de la loi aux trousses.


Notre plan était de se séparer si le hold-up tournait mal. J’ai galopé vers le canyon, me suis retourné et ai fait feu sur mes deux poursuivants. Ils sont tombés de leurs chevaux, je suis retourné sur mes pas, les ai dévalisés – ai trouvé une photo montrant le mort avec une femme et un enfant – et ai continué ma fuite vers le lieu de rendez-vous. Un arbre fossilisé au tronc creux en plein centre d’une plaine sableuse : le vent, le soleil, les ombres grandissantes. J’ai mis la main sur une partie de ma part de dollars, ai écrit un mot : « On se retrouvera » et ai caché la sacoche au cœur de l’arbre. Willy reviendra récupérer le reste, un jour. Mes billets en poche, de quoi voir venir pour longtemps, j’ai humé le nord, le sud, l’ouest et l’est puis ai pris une décision : me faire oublier, on ne sait jamais après un casse si on nous a reconnu ou si quelqu’un nous a balancé. Je suis parti vers le soleil couchant, chapeau sur ma tête, Browny au pas.


*

Je n’ai pas retrouvé la bande avant six mois. J’ai adopté un mode de vie solitaire, de chasseur, cueilleur. Browny et moi nous sommes racontés des histoires, des légendes, il avait une bonne conversation mon cheval ! Il aimait les pommes. Je ne savais jamais dans quel État je mettais les pieds, j’évitais les villes, suivais les cours d’eau, chassais les lapins ou les cerfs. Je salais quelques pièces de viande que j’enterrais, me disant pouvoir revenir chercher ces provisions. C’est mon ami Chayton de la tribu Oto qui m’avait raconté comment ils faisaient. Je rêvais à Eyota. Elle me parlait de la Grande Tortue, que même si elle voulait connaître les grandes villes, seules les voies des cours d’eau ne trompaient pas, et je bandais, voulais croquer sa clavicule. Eyota riait et s’enfuyait vers les étoiles.

Une fois, j’ai fait face à trois pistoleros aux mines patibulaires :



Nous sommes descendus de nos canassons, nous sommes toisés, mes muscles plus tendus que jamais, les nerfs à vif, j’ai remarqué un mouvement, j’ai sorti l’arme de mon holster, mon index droit survolté, ma main gauche requinquant le chien après chaque coup de feu : trois hommes par terre, au milieu du sapinage de la forêt. Le bruit de la cascade non loin me faisait un bien fou, après cette violence rapide. Un homme râlait encore. Je l’ai laissé crever tout seul. Je les ai dépouillés. Me suis fait du cash, ils étaient pleins de frics ces cons. Ils étaient membres du gang de Solomon « three eye » Watt.


J’ai continué mon errance. Les nuits, je rêvais à Eyota la meilleure : elle venait me visiter, me parler. Je ne saisissais pas toujours ce qu’elle me donnait à voir : une Grande Tortue, des hommes riches en chapeaux melon, des cheveux, des : « Yah ! » pour partir galoper, des moustaches : « Sais-tu qu’on ne connaît pas parfaitement nos amis… ? » et Eyota se délivrait de mes bras l’enlaçant, et elle fuyait, en riant dans les étoiles que mon regard observait à travers les branches du sapinage.


Dans une plaine verdoyante habitée par des buffles, j’ai croisé la route de Charlotte. Une maison en bois avec une grande véranda, une clôture blanche, une étable, un poulailler, des draps séchant au vent. Je me suis approché. Un vieil homme m’a accueilli : « Howdy ! » Carabine à la main, une jeune femme l’a suivi : un peu plus âgé que moi, cheveux cuivre avec une longue tresse, yeux bruns, des taches de rousseurs partout, un air déterminé, un beau nez, un corps à faire rêver la nuit. Je me suis présenté. Ai expliqué mon histoire du Nebraska : la mort de mon père, la vente du bétail, le départ de ma mère à Boston, mon errance depuis si longtemps. J’ai omis ma présence dans la bande de Blood Boyle. Charlotte s’est aussi présentée en relevant son arme : « Et vous cherchez du travail ? » J’ai acquiescé en descendant de Browny. Le vieux m’a serré la main : « Moi c’est Mitch, on ne sera pas trop de trois ! »


Ainsi, en dormant dans la grange, je me suis installé chez Charlotte et Mitch. Ce dernier était un ami de la famille du mari de Charlotte. Celle-ci était veuve. Son mari s’est fait abattre par des voyous lors d’une visite à Sanford, la ville la plus près du ranch. Charlotte a été témoin, elle a crié, les voyous se sont enfuis. Depuis, elle avait juré continuer son rêve d’élevage et d’écrire l’incroyable aventure de la conquête d’un Nouveau Monde. Ainsi, bien qu’éloignée des grandes villes – j’ai appris plus tard que nous étions dans le no man’s land, conséquence du compromis de 1850 entre États esclavagistes et abolitionnistes, situé entre l’Oklahoma, le Colorado, le Kansas, le Nouveau-Mexique et le Texas : le panhandle, la « queue de poêle » –, Charlotte entretenait une correspondance avec plusieurs journaux et écrivains et gardait une connaissance des avancées de son temps. Elle était l’amie de Anne J. Cooper avant qu’elle ne publie A voice from the south : by a black woman of the south, et celle aussi de Joseph Arthur et d’Ambrose Bierce. C’est avec lui, puis avec Edgar Poe, que j’ai découvert le fantastique. Bien que l’essentiel de nos tâches était de nourrir le bétail, de nettoyer les granges et étables, de faire vêler et de soigner les animaux, Charlotte écrivait tous les soirs, toutes les nuits, son grand ouvrage. Nous mangions de bons ragoûts, grillions de la viande, je chassais pour eux, concoctais certains plats aussi.


Après quelques semaines – je ne portais plus mon Colt à la ceinture –, Charlotte m’a proposé de dormir dans la maison : « J’ai une chambre d’ami… » et elle est venue me rejoindre. Au matin, face à Mitch, nous faisions comme si rien ne s’était passé. Quand des voyageurs trouvaient notre maison, et notre troupeau, et que nous les invitions à dîner, ils repartaient avec l’impression qu’elle et moi étions mari et femme. L’un d’entre eux était maniéré, il discutait culture et politique avec Charlotte, ils philosophaient sur les choses du monde, évoquaient les grandes villes, Boston, Chicago, New York, Washington… Mais Charlotte n’était jamais importunée, ces gens de passage gardaient l’impression que nous formions un couple.

Lorsqu’elle n’écrivait pas, le soir à la lueur de la chandelle, elle me faisait part des grands courants idéologiques qui traversaient notre temps. Elle me racontait l’esclavage, le capitalisme qui prenait forme. Elle avait reçu « le Capital » d’un certain Karl Marx, qu’elle s’était fait livrer d’Allemagne.



Elle s’emportait, Charlotte, outrée que dès la naissance d’un nouveau pays, les inégalités connues de l’Ancien Monde revenaient nous hanter.



Nous nous embrassions alors, ses bras autour de mon cou, la chaleur de son corps : Charlotte était un havre de paix et de savoir.

Malgré tout, la vie sur les routes me manquait. Je me demandais ce que devenait mon ami Pat dans la bande à Willy. Et Mac, Anton, John, Patricia, que devenaient-ils tous ? Fredo le docteur, Georges le cuisinier ? Accompagner le troupeau vers de meilleur pâturage, remplir les abreuvoirs, réparer les clôtures, repeindre les bâtiments, construire un parc à poules, regarder l’horizon. L’appel de la frontier… Puis j’ai lu un entrefilet dans un journal : la bande à « Blood » Boyle était recherchée dans trois États…



Le café cuit au feu de bois, tôt le matin dans une clairière, avec la musique des ruisseaux non loin, n’a jamais été aussi bon. Il aurait été meilleur si Charlotte était venue avec moi. Même si nous pouvions partager des moments de vie, nous n’avions pas la même vie…


*

J’ai retrouvé la bande en Utah. J’ai simplement lu les journaux et j’ai suivi la piste. Mac et Anton m’ont bien accueilli, Pat aussi, il était content de me retrouver et m’a dit, tout excité, qu’il participait aux actions maintenant. Willy m’attendait et m’a questionné sur les six mois derniers. J’ai parlé de cette errance, d’un petit ranch qui m’a hébergé. Il me soupçonnait de je ne sais quoi, puis il m’a donné ma part restant du butin de la banque. J’ai prouvé ma valeur sur l’attaque de deux diligences, mais surtout sur l’attaque du train transportant le salaire des ouvriers du chemin de fer. Je crois avoir tué trois hommes et blessé cinq autres lors de cet assaut que je considérais désastreux malgré l’adrénaline, l’odeur de poudre, la violence exaltante :



Willy ne m’a pas répondu, il planifiait déjà un autre coup.



Il m’a regardé d’un air torve. Je suis parti m’occuper de corvées en ruminant.

Les mois et les années ont passé. Notre bande circulait d’État en État à la recherche d’informations pour s’accaparer de richesse. Peu importe d’où venaient ces richesses : grands propriétaires terriens, prospecteurs de pétrole, simples diligences de voyageurs, passagers dans un train, boutiques dans les villes…

Nous n’étions pas aussi violents que la presse tentait de le faire croire à l’opinion publique. Mais oui, nous n’étions que de simples bandits, sans foi, sans loi, sans but, sans objectif. Nous protégions notre petite communauté de quarante personnes et tout le monde semblait heureux et convaincu qu’il avait choisi la bonne voie, la bonne vie. Patricia et Georges son père, le cuisinier, nous nourrissaient. La Française – qu’on appelait Keskydees je ne sais pourquoi – enseignait aux plus jeunes. Ceux-là avaient un objectif – petit certes –, mais un objectif quand même. Mac, Anton et John – et puis mon copain Pat aussi, et Jerry, Henry, Simon entre autres – étaient simplement des soldats obéissants aux plans de Willy « Blood » Boyle. Ce dernier n’était pas un gourou, mais il fallait l’écouter si nous ne voulions pas recevoir du plomb dans le bide. Quel était notre plan collectif au final ? Nous ne voulions pas créer une autre forme de société, rien, on s’attaquait aux gens pour accumuler de la richesse, acheter des trucs en ville, thésauriser encore plus. Avions-nous un trésor caché ? Probable. Mais comme nous avions presque tous les poches pleines, mangions à notre faim, nous n’en avions cure. Je restais avec le gang parce qu’au final, je ne savais faire rien d’autre. Et j’aimais l’action, la vie en plein air, la bonne fraternité avec les gars.


Quelques fois, deux ou trois jours seulement, je quittais la communauté pour me réfugier dans les bois, me retrouver tout seul, chasser, faire du feu, me faire cuire des grillades, saler la viande comme me l’avait appris Chayton et la tribu Oto, cueillir des champignons, les faire bouillir. Et je me livrais à la nature. Celle-ci s’immisçait en moi. Je revoyais Eyota rire, me prendre le cou avec ses bras, approcher son visage du mien, rire, fuir, revenir, me parler : « Sais-tu que rien n’est coïncidence et que chaque être a son propre dessein ? Que, des fois, tu es utilisé sans le savoir… ? Le sais-tu ? » et d’Eyota la meilleure jaillissait un éclat de rire, un éclat de cristal, un éclat de souvenir et je me réveillais, apaisé. Ces temps loin de la bande, je les appelais mes retraites… Puis je retrouvais mes camarades et nous nous lancions de nouveau aux trousses d’un quelconque butin, doigt sur la gâchette, chevaux cabrés : « Yah ! »


Par deux fois, avec le gang, il nous a fallu fuir et nous disperser après un raid manqué. Par deux fois donc, je me suis réfugié quelques mois chez Charlotte. Elle était contente que je reste, Mitch aussi. Elle me racontait les nouvelles du monde qu’elle recevait par correspondance, Mitch m’a montré une collection de rubriques de journaux où l’on parlait de la bande à « Blood » Boyle qu’il gardait cachée dans un grand cahier. Il m’a fait un clin d’œil et nous n’en avons jamais discuté.


Durant ces périodes calmes et bienheureuses, Charlotte me racontait de nouveau la ségrégation, le capitalisme, la guerre en Europe, le socialisme, l’affaire Dreyfus. Quelques fois même, nous devisions sur la lecture qu’elle venait de me faire, sur Bakounine, sur Proudhon, sur le monde différent que pouvait être le nôtre. Nous nous retrouvions entre ses draps blancs séchés au soleil et la chaleur de son corps me faisait oublier la bande : le monde, nous pouvions le faire ensemble, elle et moi…

Dans la douceur de la nuit, sur la grande véranda de sa maison en bois, Charlotte en robe paysanne laissant paraître sa cuisse, ses cheveux tressés pendant sur son épaule, un livre à la main, m’a questionné :



J’adorais son lit moelleux. Chaque fois que je vivais quelque temps chez Charlotte, à lui donner un coup de main sur le soin des bêtes, sur l’entretien des bâtiments, chaque fois un homme venait la visiter : un certain Walter Larsen. Il était courtois, un peu trop snob à mon goût, barbe fournie et gros favoris, et il semblait bien jouer de séduction avec Charlotte. Il se régalait en mangeant notre stew, discutait poliment de la culture avec une voix enjôleuse soulignée par de petits sourires en coin. Charlotte appréciait sa compagnie, ils avaient des amis en commun dans les grandes villes. Walter Larsen dormait dans la grange et repartait au matin, en levant son chapeau melon en guise d’au revoir.



Charlotte haussait les épaules en regardant au loin :



Si Charlotte faisait donc croire à Walter Larsen qu’elle était maquée avec moi, cela signifiait qu’elle n’était pas attirée par lui. Ça me soulageait à moitié…


*

Un matin, un cowboy attendait que nous nous levions, Charlotte et moi. Campé sur son cheval, les deux mains sur le pommeau, les armes bien en évidence, son cache-poussière virevoltant au vent, le cowboy m’a souri quand je suis sorti à l’extérieur, ajustant mes bretelles.



J’ai souri aussi :



Comme je tirais bien, la bande m’accueillait toujours joyeusement quand je revenais. Même Willy. Cette fois-ci, la bande requérait ma présence, je ne pouvais refuser. J’ai embrassé Charlotte qui m’a donné ses lèvres, j’ai salué Mitch, j’ai remis mon holster à la ceinture, attaché mon nécessaire de survie sur Browny, puis suis parti avec Pat, ma Winchester en bandoulière.


*

Plainsburg. La nuit avance et ma sueur coule le long de mon dos. Mes mains tenant le Sharpe sont moites. La rue principale s’est vidée, j’attends le matin avec appréhension : tout se terminera peut-être enfin. Rachel écoute mon histoire couchée sur le ventre, les mains au menton. Ses seins dans son corset sont des aimants pour mes yeux. Je reviens à l’observation de la rue.

*

Dans la nuit noire, réunis autour d’un feu éclairant nos visages burinés, nous écoutions Willy qui distribuait des bâtons de dynamite à Mac et à Anton :



Willy m’a regardé à travers les flammes :



Personne ne m’a répondu. Je trouvais ce plan étrange. J’ai peu dormi. Au matin, Mac et Anton ont installé la dynamite sur les pylônes du pont traversant la rivière Kansas. Le train a surgi de l’horizon plus tôt que prévu. Mais Mac était prêt. Il a abaissé la poignée du détonateur, nous avons regardé la mèche brûler rapidement, puis atteindre les bâtons en une intense déflagration : je me suis recroquevillé derrière des rochers, des bouts de métal et de bois volant partout. Le groupe a crié de joie en voyant le pont s’écraser dans le fond de la ravine, nous avons sauté sur nos cheveux pour rejoindre le train freinant et s’apercevant de la situation. Naturellement, le train était protégé par une milice privée, ou des policiers je ne sais trop : repliés dans les wagons, leurs canons de carabine sortant par des meurtrières, les protecteurs du train ont fait feu sur nous, sur nos chevaux. J’ai pu mettre Browny à l’abri et lui ai ordonné de fuir avant de me retrouver, Colt à la main et Winchester en bandoulière, à l’assaut de ces policiers protégeant le Grand Capital !


J’ai tiré, me suis faufilé, ai de nouveau fait feu : je visais les meurtrières, j’ai chopé la tête d’un ou deux gars. Avec John, nous avons défoncé la porte du wagon les protégeant, j’ai fait rugir mes armes, j’aurai toujours l’odeur de la poudre et du sang dans mon nez, aurai toujours les cris d’angoisse et de douleurs des hommes abattus dans mes oreilles. Pendant ce temps, Mac a fait exploser le wagon blindé. Presque à bout de souffle, j’ai été le rejoindre pour pénétrer dans ce wagon – qui était le but de ce raid – pour apercevoir Willy fouiller les coffres un à un et enfin ricaner de joie lorsqu’il a mis la main sur des liasses de papiers. Il a enfoui le tout dans sa sacoche, Mac empilait aussi des dollars, je me suis servi aussi, mais guettais d’un œil Willy « Blood » Boyle. Tandis qu’il sortait du wagon blindé, un papier est tombé de son sac. Je me suis penché pour le prendre : il s’agissait d’action de compagnie ferroviaire, un « bon aux porteurs » – c’était comme si nous venions de mettre la main sur une compagnie ! Il suffisait de déposer le tout à la banque ou chez le notaire et notre gang dirigerait une compagnie de train !


Nous avions eu des pertes : Pat avait reçu une balle dans le bras, Henry une balle dans la tête, Jerry et Simon étaient tous les deux écrasés sous leurs chevaux agonisants. Et au loin, un nuage de fumée : des dizaines de sabots relevant le sable et la terre, des chevaux galopant à folle allure vers nous, des cavaliers armes au poing tirant dans les airs pour nous avertir des renforts !



John était déjà sur son cheval et décampait. Willy, où était-il ? Il s’était déjà enfui, j’ai vu son point de fuite, à l’exact opposé de l’arrivée des renforts policiers : je l’ai poursuivi. Browny était rapide et j’étais jeune et bon cavalier. Je n’ai pas mis trop de temps à rattraper le chef de notre bande, mais je me suis tenu caché à la lisière de la forêt, tandis que Willy Boyle filait dans le sentier tracé, il ne m’a jamais aperçu, il n’a jamais regardé derrière lui.


À un lieu de rendez-vous déjà convenu, un carrefour, une diligence attendait. Willy, toujours sur son cheval, parvenu à sa hauteur, a discuté avec la personne à l’intérieur du carrosse. Puis lui a donné la sacoche contenant les actions de la compagnie ferroviaire. Willy a reçu aussi, en échange, un lourd sac noir. Le passager a tapé sur la portière, le conducteur a fait claquer ses rênes sur les chevaux de l’attelage, laissant Willy à lui-même.


Je suis sorti du bois. Il s’est retourné. Il n’y a pas eu de discussions emplies de sous-entendus ou de moments de tension. Il a dégainé en un éclair, moi aussi, nous sommes tombés alors que le bruit des canons résonnait encore dans l’air. Il m’a touché. Au ventre ? Il m’a effleuré, oui, je saigne, mais ça va, ça va aller, me disais-je alors que je le rejoignais. Il était couché sur le dos. Ma balle lui était rentrée dans les poumons, il crachait du sang. Il est mort comme ça, Willy « Blood » Boyle, la fameuse légende de l’ouest qui n’était qu’un simple truand s’étant mis au service des riches et des puissants et nous utilisant, nous membres de sa bande, pour son intérêt personnel. Dans son sac noir, des lingots d’or ! J’ai pris ses armes, sa cartouchière, et j’ai laissé sa carcasse être bouffé par les vautours qui tournaient dans le ciel bleu.


*



Il me faut être plus attentif maintenant. Les habitants de Plainsburg sortent dans la rue, il ne me faut pas perdre de vue mon objectif.


*

Après la mort de Willy, je me suis rapidement soigné, la blessure était superficielle. J’ai poursuivi la diligence, elle n’avait pas pris trop d’avance. Quand je l’ai rattrapé, alors que j’entendais le cocher encourager son attelage, je me suis dressé en équilibre sur Browny, debout sur ma selle et j’ai sauté à la place du conducteur. Un coup de poing, deux coups de poing, j’ai poussé l’homme, ai pris les rênes et fait arrêter la voiture.

Arme à la main, j’ai ouvert la portière et ai pointé le Colt face à un homme apeuré, au chapeau melon, à la barbe fournie, aux favoris énormes. Cet homme je le connaissais. Je l’avais déjà vu se régaler en mangeant le stew de Charlotte, je l’avais vu tenter de la séduire avec sa voix enjôleuse et ses bonnes manières, sa discussion cultivée et ses petits sourires en coin : Walter Larsen. Je l’ai raillé :



Je me suis mordu les lèvres, j’ai hésité à l’abattre. Je me suis contenu. Ce n’était qu’un sous-fifre. J’ai récupéré la sacoche que nous avions volée dans le train, ai refermé la portière. Browny a henni et s’est cambré, j’ai sauté sur son dos et je suis disparu dans la nature.

Eyota me l’avait dit.

Charlotte me l’avait dit.

Jay Copeland utilisait des hommes de main pour déstabiliser ses concurrents. Il ne fallait faire confiance à personne. Nous étions tous utilisés. C’est quoi ce monde de merde ! Tout ça pour quoi ? Je commençais véritablement à penser à Bakounine, à Proudhon, à August Spies et me dire que je le refusais, ce monde entier, et comment il se transformait. Dans ce nouveau pays, nous pouvions tout réorganiser. Était-il possible pour les travailleurs de s’émanciper et de fonder une sorte de fédération de coopératives ? De s’unir, de s’entraider ? Tout n’irait pas dans les poches de Jay Copeland et autres types du même acabit !

J’ai décidé d’aller en discuter avec Charlotte. S’était-elle fait manipuler elle-même ? Mais mon portrait était affiché dans les villes, avec un « WANTED » bien visible et une prime assez élevée. Je ne pouvais rejoindre Charlotte dans son panhandle. J’ai monté vers le nord, suis revenu voir le ranch de mes parents, pour une rare fois j’ai pensé à ma mère à Boston, j’ai suivi la piste des Otos, ai retrouvé la tribu décimée… Chayton, Eyota, le vieux Wahkoowah ? Nulle part. On m’a raconté que le gouvernement fédéral avait rompu un nouveau traité. Je sentais la rage monter en moi…


Mais Eyota n’était pas morte, elle me visitait en rêve, comme toujours. Elle me pressait sur son cœur, me chuchotait à l’oreille, me mordait la lèvre, entrait dans mes yeux, m’octroyais la vision de Grande Tortue et me disait : « Ils ne savent quoi faire d’autres que d’avancer, que d’avancer encore et toujours, marcher sur ceux qui sont là, et qui refusent ce monde… » et je me réveillais dans un sous-bois, Browny s’ébrouait. La cime des arbres en contre-jour du ciel et la voix d’Eyota en écho de mes rêves m’incitaient à persévérer.

J’ai suivi des rivières allant vers l’Est, je n’avais jamais été aussi loin de ce côté des Terres, j’ai traversé l’Indiana sans être inquiété, je suis entré en Ohio.


À Cleveland, j’ai dû me défendre contre Grover Buffalo, un shérif qui avait été maire et qui tentera d’être élu président, bien plus tard. Il ne m’a pas eu, je l’ai blessé au bras, il m’a fallu fuir.

Je suis retourné sur la Terre des Indiens, me suis caché chez les Chaouanons un certain temps avant de repartir. Pour me ravitailler, je suis entré à Cap-Girardeau, un village d’ancêtres de Canadiens français surplombant le Mississippi. Au saloon, j’ai appris qu’il y a trente ans, à ma naissance ou presque, les Canadiens français se sont rués vers l’or. Pas question pour eux d’apprendre l’anglais qui était symbole du colonialisme. Ainsi, ils passaient leur temps à demander à leurs interprètes : « Qu’est-ce qu’ils disent ? » Cette phrase répétée en boucle leur a valu d’être surnommés les « Keskydees » par les gens du pays. Bien que j’aie appris pourquoi on appelait la Française de notre gang Keskydees, il a fallu me défendre contre Boniface de Lorimier, shérif de Cap-Girardeau. Je l’ai désarmé au saloon d’un coup de feu sur sa main, un de ses collègues a riposté, je lui ai balancé un crachoir avant de fuir par la porte arrière. Browny m’y attendait. Ma prime augmentait.


Pour moi, le décompte des jours importait peu. Mais j’ai enfin retrouvé l’Oklahoma, j’avais besoin de discuter avec Charlotte. Surtout que j’avais bien enterré le sac noir rempli de lingot d’or avec ma viande salée, et que je trimballais toujours une énorme liasse d’actions d’une compagnie de chemin de fer qui, au final, m’appartenait !


*

La maison en bois avec une grande véranda. Une clôture blanche entourant le potager. Une étable, un poulailler, c’est moi qui l’ai construit, ce poulailler. Et toujours, des draps blancs séchant au vent. J’ai vécu du bon temps, dans ce ranch, avec Charlotte, Mitch. Je pourrais m’y installer ? Et si l’appel de la frontier se fait sentir, je me retirerai dans les bois comme je l’ai toujours fait avec le gang…

L’évidence m’est apparue en voyant Mitch me saluer de loin, puis quand j’ai vu Charlotte sortir de la maison. Browny s’est mis à trotter, comme s’il les avait reconnus.

J’ai remarqué la différence de loin. Charlotte avait croisé les bras en me voyant arriver. Elle semblait atterrée. J’ai immédiatement compris la situation :



Le soleil se couchait dans un horizon rose et mauve. Les mèches de ses cheveux noirs tressés et pendant sur son épaule virevoltaient dans le vent. Mitch grattait la terre du bout de sa botte. Nous nous sommes regardés, Charlotte et moi, je n’ai rien dit. Elle ne m’appartenait pas et nous ne nous étions rien promis. Elle semblait triste, consternée de me voir, et que j’aie saisi la situation :



Je me suis retourné et je l’ai vu, le père de ce futur enfant : une barbe fournie, des favoris énormes. Je l’ai déjà rencontré, nous avons déjà partagé notre table. Je me rappelais de lui comme un homme apeuré devant mon Colt, me livrant le nom de son employeur. Je l’ai regardé s’avancer vers nous avec mépris ; j’aurais dû l’abattre dans la diligence :



Larsen nous a retrouvés et souriant, fier, a enlacé Charlotte par les épaules, possessif, en me regardant droit dans les yeux :



Larsen a levé les mains devant lui, Mitch a levé la tête lorsque j’ai dégainé et crinquer le chien. Je n’ai rien dit, ai seulement serré les dents. Dans les yeux de Charlotte, la peur, la rage, l’incompréhension, les regrets. Elle s’est retournée vers le père de son enfant :



Sans honneur, Walter Larsen se confondait en excuses et en « je ne comprends pas, je ne comprends pas Charlotte ce qui se passe, qui est donc ce Copeland ? » et Charlotte ne cessait de l’invectiver. J’ai rengainé mon arme. J’ai salué Mitch de loin en touchant mon chapeau, j’ai souri en voyant tomber Walter Larsen par terre alors que Charlotte lui disait de dégager. Je suis parti.

*

La rogne au cœur, j’ai retrouvé le campement de la bande quelques jours plus tard. Pat, Mac, Anton, Fredo, Georges, tous étaient contents de me voir. Je suis descendu de mon cheval, ai fait clinquer mes éperons :



*

Pat a caché un sac contenant un fusil Sharpe-Borchard à deux gâchettes sur le demi-toit, sous la fenêtre de la chambre de Rachel. J’ai pu m’en saisir en payant Rachel pour l’équivalent de plusieurs nuits, pour avoir accès à sa chambre, au point de vue de sa fenêtre. Elle ne dira rien, Pat la connaît bien, cette petite. Après avoir tiré, je remettrai le fusil dans son sac, dans sa cachette, et pourrai fuir par la porte de derrière, sans que personne n’ait la moindre preuve que je suis le tireur. Mac et Anton feront sauter la banque appartenant aussi à Jay Copeland.

Accroupi à la fenêtre, mes doigts tapotant les gâchettes, mon œil vérifiant le focus de la lunette, je sens monter la tension. Des chevaux surmontés de cowboys entrent dans Plainsburg. Des diligences aussi. Ce monde dont je refuse la mauvaise progression se met à vivre, en cette matinée routinière.



Je ne réponds pas, concentré.



Un attelage de six chevaux, un carrosse richement décoré, à découvert, un homme à l’intérieur : un chapeau haut de forme, une grande moustache, un œil de conquérant. C’est lui. Je ne dis rien. Doigts sur les gâchettes. Un œil fermé, un autre dans la lunette. Retiens ma respiration. « Le jour viendra où notre silence sera plus fort que les voix que vous étranglez aujourd’hui. »

Je n’ai rien à ajouter. Je tire.