n° 22312 | Fiche technique | 18102 caractères | 18102 3174 Temps de lecture estimé : 13 mn |
11/03/24 |
Résumé: C’est l’histoire d’un type qui refuse tout, la modernité, la technologie, l’entraide. Et finalement, il refusera l’essentiel. | ||||
Critères: #humour #nonérotique #aventure hplusag campagne | ||||
Auteur : Amateur de Blues Envoi mini-message |
Concours : Le refus |
1. La nuit
La planète brûle, les bêtes sauvages disparaissent et les hommes ne pensent qu’à se faire la guerre pour savoir qui pourra sucer les dernières gouttes de pétrole. J’ai signé des pétitions, voté vert et marché dans les rues des grandes villes avec une pancarte à la main. Je vis maintenant au fond d’une vallée perdue dans une maison minuscule sans électricité. Je me déplace peu et j’ai arrêté de me raser.
Mais cela ne suffit pas. Pendant que je coupe mon bois, les multinationales déforestent l’Amazonie. Pendant que je pédale sur mon vieux vélo, il y a un long ruban de camions qui traverse l’Europe à quarante kilomètres de chez moi et lorsque le vent vient de l’Ouest, je les entends la nuit. C’est pourquoi je suis là, pour trouver un exutoire à ma colère, pour commencer une ère nouvelle. J’ai intégré un camp climat.
C’est une sorte de stage de formation pour les activistes et les partisans de la désobéissance civile, un grand camping d’illuminé.e.s vêtu.e.s de pulls en laine de yack qui ont les livres d’Andréas Malm et du Comité Invisible dans leur besace. Il pleut depuis deux jours ; il n’est pas tombé une goutte depuis trois mois mais on commence le camp et il pleut : Dieu a choisi son côté de la barricade et ce n’est pas le nôtre. Le terrain est devenu un vrai bourbier et on erre d’une tente à l’autre, d’un atelier à l’autre mais les balades en forêt et les jeux de rôle au programme sont reportés de jour en jour. Alors on parle, on parle, on parle.
Les décisions se prennent au consensus et il n’est pas vraiment bien vu d’avoir un avis différent de la majorité. Nous sommes non-violents et la première des violences est la violence verbale. Tous ces jeunes gens ont la moitié de mon âge mais ils font semblant de ne pas s’en rendre compte. Nous sommes radicaux et déterminés ; pourtant, nous avons visiblement besoin de beaucoup de justifications avant de passer à l’acte.
Un bon nombre de débats sont prévus en non-mixité parce que les échanges des féministes doivent se faire loin de nos oreilles de mâles guerriers. Ce soir, nous sommes donc réunis entre hommes et nous évoquons la différence entre désobéissance civile et terrorisme. La nuance est parfois mince et chacun a sa propre limite. Je préfère le mot de résistance mais quand je l’ai évoqué, ma proposition est tombée dans un trou et personne ne l’a commentée. Il faut dire que les territoires des uns et des autres sont bien marqués et que je n’appartiens à aucune chapelle, ce qui fait que personne ne s’intéresse à ce que je peux dire. Je décide pourtant d’intervenir à nouveau parce que je ne peux plus supporter le bruit de la pluie sur la toile qui nous abrite et le murmure doucereux des intervenants.
Un silence inquiet suit mon intervention mais très vite, un des leaders autoproclamés du groupe se lève. C’est un jeune homme blond de bonne famille en polo Lacoste. Chez lui, on prend la parole avec assurance de génération en génération.
Là, toutes les mains se lèvent et s’agitent comme celles des montreurs de marionnettes. C’est la manière pacifique de ces grands enfants pour dire qu’ils sont d’accord. Je comprends que je ne suis pas à ma place dans cette assemblée et je sors dans la nuit.
Il continue de pleuvoir et le vent fait chanter aux arbres un air lugubre. La seule lumière pour trouer l’obscurité est celle qui émane du chapiteau des filles. Il est hors de question que je me dirige dans cette direction. Aussi, je m’enfonce dans la nuit. J’ai bien un projet mais je n’arrive même pas à me le formuler.
En avançant doucement dans le noir, je parviens jusqu’au parking, sinistre entassement de dinosaures métalliques. Je déteste les bagnoles et pourtant j’en ai une, une vieille fourgonnette qui ne dépasse pas le quatre-vingts mais qui pollue autant que les autres. La ruralité, espace délaissé de la République, est totalement vide de moyens de transports collectifs.
À l’arrière, je récupère ma tronçonneuse, encore un moteur thermique, symbole de mes compromissions. Je remplis le réservoir à partir d’un petit jerrican qui ne me quitte pas et je m’enfonce à nouveau dans la forêt. Nous sommes dans le Jura, sensément loin de tout mais je sais qu’il y a une autoroute pas très loin d’ici. Où qu’on soit en France, on n’est jamais très loin d’une autoroute. Je serpente entre des arbres majestueux, des dinosaures eux aussi, appelés à s’éteindre malheureusement. La pluie parvient à se glisser sous mes vêtements et des gouttes désagréablement froides me descendent le long du dos.
Le camp a disparu, englouti dans la nuit. Les bêtes doivent être à l’abri. Je suis seul au monde et c’est souvent les moments que je préfère mais pas aujourd’hui. Il y a cette foutue chaleur humaine que j’avais cru trouver dans ce nid d’activistes et que mon mauvais caractère m’oblige à fuir et puis ce n’est pas la peine d’esquiver le point douloureux, il y a cette jeune femme qui m’a souri au petit déjeuner, une petite rousse aux yeux malicieux, débordant d’énergie. Elle est jolie comme tout, elle a vingt ans de moins que moi, elle m’a souri. Fin de l’histoire. Il ne se passera jamais rien entre nous et je finirai mes jours seul, à attendre l’apocalypse avec impatience. Le chemin est plus long que je ne le pensais, parfois encombré de ronces mais je commence à entendre les camions.
Je descends dans une combe et je dois traverser une petite rivière qui glougloute dans le noir. J’ai de l’eau jusqu’aux genoux mais comme je suis déjà trempé, cela ne fait pas beaucoup de différences. Ensuite, je remonte la pente pour arriver subitement dans un espace dégagé qui surplombe l’autoroute. Il fait beaucoup moins nuit ici. Les phares des camions illuminent les arbres. Sur la deuxième voie circulent les voitures puissantes des vainqueurs qui traversent le pays à grande vitesse et éclairent jusqu’aux nuages quand ils arrivent en haut d’une côte. Je reste immobile à contempler le spectacle. Notre cerveau préhistorique est toujours attiré par la lumière. Je pense au film Rencontres du troisième type. J’aimerais que des extraterrestres débarquent un jour pour mettre au pas les complexes militaro-industriels de la planète.
Je reste accroupi en haut de ma bosse un long moment, essayant de comprendre ce que je suis venu faire ici avec ma tronçonneuse mais déjà, j’ai étudié tous les arbres de la lisière et j’ai choisi ma victime, un pin immense dont le tronc penche déjà vers ma cible. Je ne suis pas un fétichiste de la nature et je suis capable de tuer un animal pour me nourrir, s’il court moins vite que moi car j’ai une vraie aversion pour les armes à feu.
En général, je remercie l’arbre du don qu’il me fait et je jette un peu de sciure en l’air, un rituel plus ou moins piqué aux Indiens d’Amérique mais là, je me contente de calculer l’axe de chute et je me mets au travail. Très vite, j’oublie le froid et la pluie et je travaille avec un maximum de concentration. De temps en temps, des phares trouent la nuit et éclairent brusquement mon chantier. Les pétarades de ma tronçonneuse se répercutent d’arbre en arbre et j’ai l’impression que le monde entier l’entend. Finalement, le géant abandonne le combat et s’écroule là où je l’ai décidé, c’est-à-dire en travers de l’autoroute. Satisfait, j’éteins mon engin de mort et je repars dans la nuit.
2. Le matin
Lorsque je sors de ma tente, aux premières heures du jour, le déluge nocturne a laissé place à un ciel clair, d’une pureté lumineuse, ce qui me redonne un peu de tonus car j’avoue que je me suis couché déprimé avec la nette impression que j’avais déconné. Presque personne n’est debout mais lorsque je gagne le barnum qui abrite la cuisine, je constate que les bénévoles de l’équipe alimentation sont déjà au travail. Pour ma part, je ne me suis inscrit dans aucune équipe. Je sais, c’est mal mais je suis incapable de servir les autres ou de ramasser leurs déchets. Désolé, c’est comme ça, encore une contradiction.
Je m’installe avec un café et un bout de pain à une grande table collective, une belle en table en bois que je caresse doucement de la main. Je suis sensible aux matières, à la vérité des choses. Rien n’est plus insupportable dans le monde moderne que le plastique mais si on me poussait dans mes retranchements, je crois que je ne saurais pas l’expliquer. C’est de l’ordre de l’intime, ma manière à moi de rechercher l’harmonie.
En mâchouillant mon pain, je regarde les militants entrer les uns après les autres. Personne n’est peigné et tous ont l’air plus ou moins perdus. Ils sont venus pleins de confiance dans leur capacité collective et depuis deux jours, ils rencontrent la faiblesse des autres. C’est du moins l’impression que me donnent leurs mines froissées par la nuit mais probablement, je lis sur leurs visages mal réveillés ce que je veux y voir.
Soudain, sans que je la voie arriver, une personne s’assied juste à côté de moi, à la grande table. Comme je tourne la tête pour savoir de qui il s’agit, je me retrouve face au sourire de la petite rousse de la veille.
Je hoche la tête, je pense que je ne suis pas rasé et je contemple ma tasse de café. Pourtant, je sais qu’elle me sourit même quand je ne la regarde pas. Je sens la chaleur de sa cuisse contre la mienne alors que nous sommes si peu nombreux encore. Il y a plein de places partout.
À cet instant, un immense charivari se déclenche un peu partout autour de nous, coupant la chique à tout le monde. J’ai juste quelques secondes pour regarder ma voisine, ses grands yeux qui cherchent à comprendre ce qui se passe et sa bouche entrouverte par l’étonnement, une beauté saisissante que je n’avais pas encore vraiment remarquée tant j’évite de croiser le regard des gens. Et puis, c’est la folie dans le camp, des sirènes, des gyrophares, des véhicules et des uniformes bleus de partout. Sans qu’on ait le temps de comprendre quoi que ce soit, nous sommes rassemblés sur le terre-plein central, entourés par les gendarmes. En bons disciples de Gandhi, nous nous asseyons tous en tailleur. Je ne sais plus où est ma nouvelle connaissance.
Comme je sais la cause de cette débauche policière, je me lève et je m’adresse à la gent policière :
Mes provocations ne les émeuvent pas. Mais peut-être me valent-elles quelques coups supplémentaires quand on me charge menotté dans un fourgon.
3. Le surlendemain
Le passage incontournable par la case cellule n’est pas des plus confortables. Ce n’est pas la première fois, et sans doute pas la dernière parce que je ne me crois plus capable de changer. Les interrogatoires n’ont pas été non plus des parties de plaisir. Les bleus tenaient tellement à ce que je dénonce des complices. Ils répétaient toujours la même chose mais je m’en suis tenu à ma version débile : je voulais profiter de cette grande forêt pour charger du bois en fraude dans ma camionnette. Si l’arbre s’est retrouvé sur l’autoroute, c’était un accident. Personne de sensé ne couperait jamais un pin pour faire du bois de chauffage mais je n’ai pas varié dans mes déclarations et ils ont bien été obligés d’abandonner. Quand je ressors dans la lumière du jour, dûment inculpé et astreint au contrôle judiciaire, je reste un instant sur le seuil pour comprendre où je dois aller, une main en visière parce que le soleil m’éblouit.
Il y a beaucoup d’agitation autour de moi et je mets un moment à comprendre ce qui se passe. En fait, je suis entouré par deux groupes distincts. Il y a une flopée de journalistes qui essaient de m’approcher pour me photographier ou recueillir mes premières paroles. Ils se bousculent comme des hyènes et je me retiens de ne pas leur casser la gueule. Mais il y a aussi mes soutiens, ce que je n’attendais pas, une masse de gens qui entourent les photographes et m’applaudissent, avec des pancartes contre l’autoroute et contre la police. Parmi eux, je ne connais personne.
Un homme à l’air efficace passe son bras sous le mien et m’entraîne vers une voiture, tandis que mes nouveaux amis écartent sans ménagement les journalistes. Après un trajet où je me contente de répondre par oui ou par non aux questions qu’on me pose, sans que je parvienne à savoir ce que je pense de l’enthousiasme de tous ces gens pour mon geste inutile, on se retrouve dans la cour d’une ferme où des grandes tables nous attendent, un banquet étant prévu pour fêter ma libération.
Comme d’habitude, je ne me sens pas à ma place au milieu de ces gens. Je ne comprends pas qu’ils approuvent ce que j’ai fait. Je ne revendique pas l’abattage des arbres et la mise en danger des automobilistes innocents. Je ne pouvais simplement pas faire autrement. Et pourquoi sont-ils incapables d’agir par eux-mêmes s’ils me soutiennent ? Très vite, je prétexte une grande fatigue, presque un malaise et je demande où je peux aller marcher un peu, seul je précise. On m’indique une rivière sympathique, bien qu’elle ait moins d’eau qu’avant à cause de ce foutu réchauffement. Elle coule en contrebas d’un pré, juste derrière la ferme. Je m’éloigne aussi vite que possible et leurs rires et leurs voix diminuent à mesure que je descends à travers le pré.
La rivière est un enchantement. Elle gargouille entre des pierres couvertes de mousses. Des saules trempent nonchalamment leurs feuilles dans l’eau claire. Je m’assois sur une pierre et je cherche les truites des yeux. Je n’entends plus rien de l’agitation de la ferme et je commence à me détendre. Je n’entends même pas marcher derrière moi et je sursaute quand la petite rousse du camp s’assied sur une pierre proche de la mienne.
Nous nous regardons dans le bruit de la rivière. Je ne veux pas comprendre pourquoi elle est là mais je ne peux me résoudre à ne pas profiter du spectacle de sa jeunesse et de sa beauté alors je la regarde avec avidité, comme un loup devant un agneau. J’ai honte mais je m’en fous.
Je ne réponds pas, je la regarde, je sais que cela ne va pas durer très longtemps parce que tout ce que j’ai eu de bien dans l’existence a fini par disparaître, le plus souvent par ma faute. Petit, je cassais mes jouets et ensuite, j’ai toujours fait fuir les femmes qui se sont approchées trop près.
Quand elle parle, on voit ses incisives et parfois une petite langue rose et pointue.
Je sais ce qui va se passer maintenant et je sens trembler ma main posée sur mon genou. Je vois la suite des évènements avec des images si précises que c’est comme si tout cela était déjà arrivé. Je la vois nue, allongée sur mon lit, ses seins qui défient la pesanteur et son rire qui me parcourt l’échine comme la clochette d’une fée. Je nous vois marcher main dans la main sur les crêtes de mes montagnes à la recherche des derniers chamois que les chasseurs ont épargnés.
Je vois le brouillard de novembre envahir ma vallée et je vois l’ennui sur son visage pendant les longues soirées d’hiver. Je vois les jeunes du village lui sourire lors des apéros-citoyens et je vois la stupide jalousie que je n’arriverais pas à lui cacher. Je la vois enfin monter dans le car à la sortie du village avant de disparaître de ma vie, laissant derrière elle un champ de ruines. Alors je dis non.
Je n’ai pas de chien, pas même un chat. Je ne supporte les bêtes que sauvages.
La rivière continue de couler. Elle n’en a rien à faire que je sois malheureux. La maison va me sembler si vide quand je rentrerais. Je réalise alors que le champ de ruines est déjà là depuis longtemps. Je pourrais courir après elle mais je n’en ai pas la force parce que je devrais alors trouver quelque chose à dire. Je regarde un moment l’eau couler à mes pieds et soudain, je me laisse tomber, le nez dans la rivière, éclaboussant la berge.