n° 22313 | Fiche technique | 8270 caractères | 8270Temps de lecture estimé : 7 mn | 11/03/24 |
Présentation: Quels sont les sentiments qui pourraient naître d’un refus ? | ||||
Résumé: En séminaire, je te rencontre et nous nous disons "oui". Seulement "oui"? | ||||
Critères: couple inconnu collègues hotel travail cérébral revede caresses | ||||
Auteur : Peau-d'Anne (Timide, réservée, je caresse les mots de ma plume.) Envoi mini-message |
Concours : Le refus |
Lundi, en fin de matinée, mon train entre en gare de Berne en provenance de Lausanne. Rapidement, je me dirige vers les arrêts de tram et monte dans la rame qui m’amène à un hôtel de renom de la Ville fédérale. Je viens participer à un séminaire : allez, cinq jours en vase clos avec des personnes venant des quatre coins du pays à parler plusieurs langues et à échanger sur nos méthodes de travail. Voilà qui est à la fois excitant et affolant. Je suis en effet plutôt de nature sauvage. Je fuis les autres et surtout les hommes dès qu’ils deviennent trop proches. Et pourtant…
Après les formalités d’enregistrement et le dépôt des bagages dans la chambre, nous avons rendez-vous dans le grand lobby du centre de conférence situé au dernier étage de l’hôtel. La vue sur la vieille ville avec les Alpes bernoises en toile de fond est absolument magnifique. Après avoir été accueillis personnellement par les organisateurs du séminaire, les participants déambulent dans ce grand espace vitré, se servent au buffet et se présentent les uns aux autres. J’hésite, je tergiverse, je crains de paraître ridicule, de manquer de conversation. Alors que je m’apprêtais à rejoindre deux hommes parlant voitures, tu me tapotes sur l’épaule et je sursaute.
Ce n’est pas que tu m’aies fait peur, mais plutôt que tu m’as coupé le souffle. Avec des yeux malicieux et un sourire ravageur, tu balaies du regard tout le buffet avant de t’arrêter sur ton assiette et sur la mienne. Je mets un peu de temps avant de comprendre et de rire à ton message. Fromage, charcuterie, pain et biscuits salés, nos assiettes sont vides de tout fruit et de tout légume alors que le buffet en est majoritairement pourvu. D’une moue entendue je te confirme ce que tu sembles penser également : ces Suisses-Allemands mangent beaucoup trop sainement pour les Latins que nous sommes, moi francophone et toi italophone. Alors que nous allions nous présenter ton téléphone sonne et je vois que tu dois répondre. Je te dis : « Oui, oui, on se voit plus tard. »
Le reste de la journée, nous échangeons parfois un regard, un hochement de tête, un sourire à travers la salle de conférence. Le soir, je profite de l’occasion pour retrouver des cousins à Berne. Je reviens tard à l’hôtel et t’aperçois au bar accompagné d’une belle personne. Je ne m’en étonne pas, mais ressens un léger malaise qui me surprend moi-même.
Mardi, lors du dîner (donc du repas de midi), tu t’approches de moi et me demandes si tu peux t’asseoir à ma table. Je te dis « Oui. »
Tu as la conversation facile dans un français remarquable. Tu me parles, mais tu m’écoutes aussi. C’est tout naturellement que nous retournons ensemble à la salle de conférence. Tu me proposes un siège puis suggères de me rejoindre. Je te dis : « Oui. »
Le séminaire est très intéressant, mais je peine à me concentrer. Je redoute de te quitter le temps du travail en petits groupes. Si c’est le cas, je te regarde t’éloigner, disparaître de ma vue pour te retrouver avec impatience lors du prochain plénum. Nos yeux se cherchent dès que nous nous rapprochons.
Mercredi soir, nous assistons à un repas-spectacle dans un caveau de la vieille ville. Tout le folklore suisse y est présenté. Il fait chaud, j’ai besoin d’air et traverse la rue pour me reposer dans le mini-square d’en face. Quelques minutes plus tard, tu apparais, ta veste sur le bras. Tu demandes si tu peux la placer sur mes épaules alors que la nuit se fait plus fraîche. Je te dis : « Oui ».
Nous restons un moment en silence à regarder passer véhicules et piétons. Un petit enfant nous regarde avec un grand sourire. Celui que tu lui rends semble triste. Je pose ma main sur ton bras et tu comprends à mon regard que tu peux me parler, te confier. Tu me racontes alors ton enfant, ta femme et la vie monotone et parfois insipide qui s’est installée entre vous. Tu soupires. Ma main passe de ton bras à ton genou. Je te souris. Tu poses ta main sur la mienne puis tu te lèves et me demandes si je veux rentrer à l’hôtel. Je te dis : « Oui. »
Un silence germe entre nous, un silence qui n’a rien à voir avec de la gêne. Il s’agit plutôt d’un sentiment de compréhension, de connivence, de confiance, une reconnaissance de pouvoir ainsi partager ce que nous ressentons. L’ascenseur s’arrête à ton étage, tu sors, te retournes, me salues et me souhaites une bonne nuit. Tu veux savoir si je vais bien. Je te dis : « Oui ! »
Une fois dans ma chambre, je repense à ce que tu m’as raconté, je pense à ce que je te raconterai demain. Quand je ferme les yeux, je vois ton sourire, je sens la caresse de ta main sur la mienne, je sens ton parfum émaner de ta veste, je sens la chaleur de ta main sur la mienne. Cette chaleur semble se concentrer au cœur de mon intimité. J’ai envie… J’ai envie de toi ! Je laisse mes mains communiquer cette envie au reste de mon corps. Je crie : « Oui ! » Les cheveux en bataille, le souffle court mais le corps rassasié je m’endors.
Jeudi matin, tu m’attends à l’entrée de la salle de petit-déjeuner. Je te rejoins et te trouve séduisant et détendu. La lassitude et la tension exprimées la veille semblent s’être dissipées. Nous ne nous quittons presque pas de toute la journée. Le soir, un repas de gala clôt la semaine, la séance du vendredi matin étant principalement dédiée à l’adoption d’un plan d’action pour les personnes présentes. En fin de soirée, tu me demandes si je veux bien prendre un dernier verre avec toi au bar où un petit orchestre anime une piste de dance au centre de la salle. Je te dis : « Oui ».
Un peu plus tard, l’orchestre interprète un slow des années 90. Nous en rions en partageant nos souvenirs de camps de ski de l’école où nous dansions maladroitement sur cette même chanson. Tu me regardes, tu me vois. Je te regarde, je te vois, je te veux. C’est presque animal comme sensation. Je ne vois plus rien d’autre que toi. Je te prends la main et t’entraîne dans ce qui me semble une course effrénée. Le lobby, l’ascenseur, mon étage, mon couloir, ma porte, ma chambre. Je referme la porte sur nous. Je te veux, je te vois, je te regarde. Ma main est crispée sur la tienne de peur de te perdre. Tu me regardes, tu me vois, tu me veux, je le vois. Nos yeux sont rivés et il ne reste presque plus rien du reste du monde, nos cœurs qui battent si fort, notre respiration est saccadée. Tes yeux me disent : « Oui. »
Soudain tu bouges ta main libre. Tu la remontes le long de mon bras en frôlant de tes doigts ma manche. Une boule de chaleur explose en mon bas-ventre, mes yeux s’entreferment, je me sens chavirer. Ta bouche s’entrouvre, ton souffle me caresse le cou, ton corps se tend, mon corps se tend. Ta main est arrivée à mon visage et ton pouce dessine le contour de ma lèvre inférieure. Je suis littéralement à ta merci. Un petit gémissement m’échappe, tu y réponds. Il me semble que nos yeux font l’amour et que nos corps le ressentent.
Tenant encore ta main, je t’indique la direction du lit et t’invite à t’y asseoir. Mais tu restes debout, tes yeux au fond des miens. Petit à petit, leur éclat se fane. Des larmes viennent troubler ta vision et il me semble alors qu’elles vont couler de mes propres yeux tant nous ne faisons qu’un. Je te vois, je t’entends, je te sens te battre avec toi-même. À mon tour de monter la main en direction de tes joues maintenant baignées de larmes. Mais tu la retiens, la presse contre ton cœur et… tu me dis : « Non. »
J’ai compris, il n’y a pas besoin d’en dire plus, ce serait un supplice pour toi comme pour moi. Alors je dis : « Non, bien sûr que non. ».
Je ne te vois pas quitter ma chambre, je n’entends pas tes pas rapides dans le couloir, je ne me sens pas tomber sur mon lit, je ne réalise pas que je m’endors.
Vendredi matin, comme si de rien n’était, nous nous taquinons l’un l’autre pendant la dernière session. Alors que nous nous apprêtons à quitter l’hôtel, je glisse une petite carte dans la poche. Tu la trouveras peut-être dans le train ou chez toi. Il n’y a que quelques mots écrits à la hâte :
Tu vas me manquer, je vais mettre du temps à me reprendre car, vois-tu, c’est au moment où tu as dit : « non » que j’ai réalisé que je t’aimais. En effet, c’est pour toutes les raisons qui t’ont amené à me dire : « non » que je t’aime. Va dire » oui » à la bonne personne et sois heureux, mon amour !