n° 22317 | Fiche technique | 21490 caractères | 21490 3558 Temps de lecture estimé : 15 mn |
13/03/24 |
Résumé: Ceci n’est pas une dystopie, mais le récit d’un monde aussi con qu’un clébard auquel on donne du pouvoir. Amis des toutous, passez votre chemin ! Sinon, vous regarderez d’un autre œil votre compagnon à quatre pattes… | ||||
Critères: #nonérotique #conte | ||||
Auteur : calpurnia Envoi mini-message |
Concours : Le refus |
Midi au beffroi de l’usine, une pluie glaciale tombe sur les toits.
Les chiens passent à table, sous l’éclairage des néons, dans la touffeur du réfectoire.
Ils bâfrent en rotant et s’esclaffent d’histoires qu’ils trouvent très drôles
et qui sont cruelles envers ceux et surtout celles qui ne font pas partie de leur meute.
Un chien ne rit jamais seul.
Parfois même, il le fait sans comprendre ce qui est comique.
Il accompagne l’hilarité générale.
Dans ce domaine surtout, ne pas suivre les autres serait mal vu.
Les ALPHACHIENS, qui sont les chiens importants,
les regardent se nourrir depuis leur mezzanine de verre
d’où ils bénéficient d’une perspective plongeante sur leur peuple.
Ils ont droit à des repas spéciaux, meilleurs et plus équilibrés,
que leur servent des domestiques en livrée, dressés sur leurs pattes arrière.
Quand l’un d’eux voit un individu dont le comportement lui semble déviant,
il le note sur son petit carnet et retourne à son assiette.
Aujourd’hui donc, les chiens ouvriers sont contents.
Leur queue frétille au-dessus des bancs,
parce que leurs chefs d’équipes ALPHACHIENS les ont récompensés
d’une double ration de viande.
Il faut dire qu’ils ont bien travaillé,
même si l’un d’entre eux est mort ce matin dans un accident, devant sa machine ;
mais ceci n’a rien d’inhabituel.
Dans l’usine d’armement où tout est métal, tout est létal,
dans le vacarme des machines,
il existe peu d’occasions de rire,
très peu en fait,
surtout quand une charge explose à la gueule d’un collègue
qui était à la veille de prendre sa retraite.
Autant faire ripaille avec la ration de celui qui n’aura plus jamais faim.
Après tout, tant pis pour lui : il n’avait qu’à faire attention,
et puis le travail est dangereux.
Il vaut mieux ne pas y penser,
et même ne pas penser du tout.
De cette situation et du contexte en général,
les ALPHACHIENS ne sont pas mécontents.
Il fallait cela pour souder les équipes.
De temps en temps, un peu de rouge dans les rouages
fait du bien à l’esprit de corps,
à la discipline du groupe,
au niveau de confiance,
au sentiment d’appartenance.
Par conséquent, pour tout le chenil de l’usine,
dans l’éclat de l’inox des couteaux de cuisine,
double dose de biftecks saignant comme il se doit,
avec des os à moelle et tout ce qu’il faut de goûteux,
malgré quelques morceaux douteux sous les crocs gourmands,
un repas copieux pour accompagner le vin amer,
le vin poisseux des jours noirs d’ignorance.
Pour ne pas tomber dans la folie dans la mélancolie
ils se soutiennent entre eux par les épaules.
Chacun sait dans le groupe quel est son rôle.
Chacun sait qu’il n’est rien sans les autres.
D’ailleurs, de par son éducation,
tout ALPHACHIEN méprise les individus
qui sont là pour mourir au travail ou à la guerre et rien d’autre.
Il n’a d’yeux que pour la foule,
fascinant océan d’un peuple qui se laisse dompter
ou non :
parfois la houle des révolutions que l’on mate,
parfois le calme des midis suintant de graisse animale.
Une consigne importante est
qu’il faut que les chiens continuent d’ignorer
que parmi les morceaux de viande
se trouve celle de leur collègue accidenté.
On évite ainsi tout gaspillage.
Au sortir de table,
ils vont tous pisser un peu partout
pour marquer le territoire ancestral,
hurler dans l’hiver des consciences
sous le drapeau canin
leur hymne national.
Houuuuuuuuu !
S’ils sont solidaires,
c’est parce qu’ils ont tous la KARTE
qui certifie leur appartenance à la grande famille
des détenteurs de la fabuleuse KARTE :
un rectangle de fer
suspendu par une chaîne à leur collier.
Leur photo y est imprimée
(ils étaient jeunes à l’époque),
ainsi que leur nom attribué à la naissance,
nul ne sait par qui, ni selon quelle logique,
suffixé d’un numéro
qui rend cette appellation unique
à travers toutes les générations.
Sur la plaque de métal se trouvent également leur date de naissance,
leur groupe sanguin, leur métier, leur grade, leurs horaires de travail,
toutes les informations utiles
accompagnées du logo de la meute.
Tous les chiens sont fidèles à la KARTE.
Ils préféreraient mourir plutôt que cesser d’en être dignes.
Grâce à la KARTE dont ils ne se séparent jamais,
même pour dormir,
même pour dormir éternellement
(celui qui est mort ce matin est censé avoir été enterré avec sa KARTE).
C’est ainsi qu’ils se reconnaissent entre eux.
Ils sont fiers de l’exhiber au planton pour entrer dans l’usine,
leur usine, leur meute, leur KARTE.
Pour qu’ils restent motivés à leur travail,
ils ont l’ŒIL.
Ils ne savent pas exactement quelle est la nature de l’ŒIL.
Cela ressemble à une chose qui les surveille
depuis un lieu éthéré qui est partout et nulle part,
constamment invisible, silencieuse et inodore.
Personne ne le sait, sauf peut-être l’ALEPHCHIEN, qui est infaillible,
comme il est écrit sur tous les manuels.
Partout, dans l’atelier comme au vestiaire, au dortoir ou au réfectoire,
chacun a conscience, sans avoir besoin qu’on le lui rappelle,
que l’ŒIL l’observe sans jamais cligner.
Obéir,
parfois désobéir,
alors l’ŒIL verra,
et par suite, la hiérarchie saura.
Ils seront punis
jusqu’à les priver de KARTE,
pour un temps ou pour toujours,
dans les cas où la sanction est la plus grave.
L’humiliation d’un chien sans KARTE est terrible,
mais cela se produit rarement,
vraiment rarement,
de plus en plus
rarement.
Il faudrait être fou pour croire
que l’on peut se soustraire à la vigilance de l’ŒIL auquel rien n’échappe,
rien du tout,
pas la plus petite faute d’inattention,
alors il faut rester concentré pour éviter les accidents mortels comme ce matin.
Cependant, ne croyez pas que l’ŒIL soit méchant,
pas du tout, n’ayez pas peur :
les ALPHACHIENS répètent à longueur de discours que l’ŒIL est rempli d’amour.
Il reconnaît ses amis fidèles,
c’est-à-dire presque tous,
et les récompensera finalement d’une vie éternelle de plaisirs, après leur mort,
avec à profusion les chiennes dont ils ont toujours été frustrés,
surtout pour ceux qui discrètement dénoncent leurs camarades déviants.
Pour cette raison, même ceux qui sont punis aiment l’ŒIL,
ils accomplissent leur tâche avec constance, vaillance et loyauté.
Tous les mois sous la GRANDE LUNE,
les vingt-huit ALPHACHIENS qui sont en nombre parfait
se réunissent en un lieu tenu secret avec l’ALEPHCHIEN
qui est le chef à tous
et que les chiens ordinaires n’ont jamais vu.
Ils discutent entre eux de l’avenir de la meute
et des autres meutes
contre lesquelles il faut faire la guerre
parce qu’il faut bien que les chiens s’occupent
d’une manière ou d’une autre.
La guerre est une saine occupation
qui éduque à la bravoure, à l’obéissance, à l’endurance,
à l’oubli de soi-même,
à la fidélité et au sens du sacrifice,
entre autres qualités
qui renforcent la cohésion du peuple,
ce que les chiens cultivent depuis qu’ils courent sur la terre.
Car il est bien connu que
ce que veulent les chiens,
ce qu’ils attendent en priorité de leur hiérarchie,
ce n’est pas une gamelle bien remplie,
car ils sont capables de jeûner longtemps si nécessaire, quand les temps sont durs,
mais qu’on leur désigne un ennemi commun,
facile à identifier,
facile à haïr.
Son aspect physique est subtilement différent.
Les ALPHACHIENS savent très bien expliquer en quoi, et surtout,
il ne possède pas de KARTE,
ce qui fait de lui le coupable absolu,
celui qui dérange l’ordre cosmique
et provoque les accidents
par un enchaînement mystérieux de causes et de conséquences
qu’il faut renoncer à comprendre,
car à part l’ALEPHCHIEN, personne n’est là pour réfléchir.
Cet être-là est maléfique.
Il faut se jeter sur lui avec rage et courage,
tous ensemble tous ensemble !
pour le déchirer
avec des crocs bien alignés,
la queue toute frétillante,
dans l’odeur du sang frais :
la proie d’une chasse en équipe
où chacun excelle dans sa fonction
et cherche sans relâche à se dépasser
pour se sentir vivant.
Que vous soyez un labrador, un bouledogue ou un carlin, ou de toute autre race,
si vous voulez devenir un chien comme eux
afin de vous engager dans l’un des passionnants métiers de l’armement
et obtenir la KARTE
sous le contrôle bienveillant de l’ŒIL,
il vous suffit d’entrer dans le bureau de recrutement,
de prendre le stylo que vous tend un ALPHACHIEN
et de signer au bas d’un document.
Nous avons vu que la KARTE est sacrée,
mais l’une d’elles l’est particulièrement :
la GRANDE KARTE
qui se trouve au centre de la cour de l’usine,
au sommet d’une colonne d’acier.
Nul ne sait de quelle matière,
marbre, or, bronze, ou diamant, la GRANDE KARTE est constituée.
Il est interdit de la fixer du regard :
il paraît que cela peut brûler les yeux et rendre aveugle.
Elle n’a pas d’odeur, il est inutile de renifler,
mais chaque chien, quelle que soit sa fonction, même un ALPHACHIEN,
doit s’incliner devant chaque fois qu’il passe
et aussi tous les matins avant de commencer le labeur.
Ils communient d’une même voix,
soudés dans la fraternité d’une union fervente,
bien alignés, trottant au pas et chantant l’hymne officiel :
houuuuuuuuu !
Puis il faut en silence se prosterner
gueule contre terre devant la GRANDE KARTE
qui représente l’idéal mystique des chiens de l’armement.
Cependant l’un d’eux nommé barko528
éprouve des doutes quant à l’aspect divin de la GRANDE KARTE.
Cela lui est venu progressivement, insidieusement.
S’il rit avec les autres des blagues racistes ou misogynes,
c’est pour ne pas se faire remarquer,
parce qu’il trouve cela très triste et absolument ridicule.
L’épagneul barko528 serait considéré comme déloyal
si les ALPHACHIENS pouvaient lire dans son esprit,
car il ne hait personne,
même pas ceux qu’on lui ordonne de haïr.
Il n’en est pas capable.
En cela il est décidément différent de ses frères d’usine.
Trop confiants, les ALPHACHIENS n’ont pas vu venir le danger.
Alors barko528,
une nuit de GRANDE LUNE,
alors que les vingt-huit ALPHACHIENS sont réunis avec l’ALEPHCHIEN,
le cinq cent vingt-huitièmes d’une lignée de barko jusque-là irréprochable
décide de faire une chose qu’aucun de ses congénères n’aurait imaginée,
même dans ses rêves les plus délirants :
détruire la GRANDE KARTE
afin de prouver que ce n’est qu’un truc en toc et en stuc,
c’est-à-dire sans aucun intérêt,
même pas métaphysique.
D’ailleurs, si la GRANDE KARTE ne fait l’objet d’aucune surveillance particulière,
c’est parce que les ALPHACHIENS croient cela inutile :
la peur chaque jour distillée que suscite l’étrange monument devrait suffire,
et puis l’ŒIL surveille invisiblement.
Cependant barko528 n’est pas comme les autres.
Il n’a cure de ces menaces,
il aurait dû être promu comme un ALPHACHIEN de l’usine
à cause de ses capacités intellectuelles,
mais il a préféré rester un chien de base,
parce qu’il n’aime ni le pouvoir ni l’autorité.
L’ALEPHCHIEN a dit : tant pis pour lui.
Puis il l’a oublié.
Grave erreur.
Barko528 ne veut plus de son destin de chien de l’armement
consistant à obéir sans fin à des ordres imbéciles
en faisant semblant d’être content.
Quotidiennement sa meute le dégoûte,
jusqu’au milieu de cette nuit
où il parvient à faire ce qui est normalement impossible à un chien :
il grimpe au sommet de la colonne qui se trouve au centre de la tour.
Ne vous demandez pas comment : c’est un miracle.
Il saisit la GRANDE KARTE entre ses dents et la fait tomber.
Elle se fracasse au sol.
Ce n’était qu’un bloc de plâtre mêlé de colle et recouvert d’une couche de peinture dorée.
Puis barko528 s’enfuit.
En découvrant à l’aube le désastre,
les ALPHACHIENS sont atterrés.
Les chiens sont déçus que l’objet le plus sacré de l’usine
en lequel ils plaçaient toute leur foi
se soit révélé aussi banal et fragile
dans la lumière blafarde de l’hiver.
La GRANDE KARTE a soudain perdu tout son attrait.
La rumeur enfle, la cohérence de la meute se trouve en grand danger.
Il faut absolument arrêter le criminel,
lui faire payer cet affront au prix fort.
Il se trouve que barko528 aime une chienne
qui ne fait pas partie de sa meute.
Il l’aime depuis qu’il a senti son odeur
que portait le vent depuis très loin.
Il a tout de suite su qu’elle est la part manquante de son être,
la raison de sa présence sur la terre.
Il sait confusément qu’il en est de même pour elle.
Maintenant que plus rien ne le retient dans l’usine,
il veut la rejoindre.
Aimer,
cela aussi est une grande faute,
parce que seuls les ALPHACHIENS et bien sûr l’ALEPHCHIEN
ont le droit d’approcher les femelles
afin d’éprouver du plaisir et de laisser une descendance.
Tous les chiens savent depuis leur naissance
que leur devoir est de réprimer en eux tout désir de chair.
En cela, barko538 a désobéi,
ce fait de lui un double sacrilège.
Il court dans la boue,
il s’enfuit sous la pluie,
il abandonne sa KARTE derrière lui.
Il sait qu’il ne reviendra jamais.
Pour cette raison, il se sent plus léger que jamais.
Il lui faut vaincre la distance
afin de rencontrer au plus vite son aimée qui l’attend, il en est sûr.
Son cœur bondit chaque minute plus fort
dans sa pauvre poitrine de fugitif.
Le pelage détrempé,
il fait corps avec la terre grasse
qui lui fait la promesse de le porter jusqu’à sa belle.
Dans sa course folle, il croise d’autres usines que la sienne
où vivent des meutes de chiens
munis d’autres sortes de KARTES,
adorant des GRANDES KARTES à la théologie subtilement différente,
fabriquant d’identiques armements.
Tous les ALPHACHIENS de la région ordonnent
d’abandonner un moment les machines-outils
afin de se lancer aussi à la poursuite de l’insoumis,
parce qu’ils n’aiment pas la subversion,
même parmi les chiens ennemis.
La truffe rivée au sol,
l’équipe des renifleurs suit la trace de barko528
grâce à la KARTE qu’il a imprudemment piétinée
et laissée derrière lui à demi recouverte de fange,
oubliant que cet objet sacré qu’il a profané porte son odeur.
Une erreur qui fait du lascar un triple sacrilège.
Maintenant, des millions de chiens poursuivent barko528,
presque la totalité que compte l’espèce canis lupus familiaris à la surface du globe,
par-delà les collines, les plaines, les rivières, les montagnes, les forêts,
dans des aboiements continus d’apocalypse,
durant plusieurs jours et plusieurs nuits.
Les humains se retournent sur leur passage,
étonnés qu’une telle agitation canine puisse être possible,
puis retournent à leurs labours
entre autres paisibles occupations humaines,
en se disant que les chiens sont dingos.
Pourquoi autant d’affaire pour un seul qui leur déplaît ?
L’homme appuyé sur sa charrue se souvient
du récit des pères de ses pères, des mères de ses mères,
qui ont bâti une civilisation incroyable
où les fruits mûrs tombaient continuellement dans la bouche des gens,
où d’immenses vaisseaux interstellaires quittaient un à un une planète épuisée
afin de continuer plus loin avec des ressources nouvelles.
Ceux qui sont restés sont revenus à une vie agraire simple et frugale.
Quant à ceux qui ont embarqué
dans des engins spatiaux qui n’avaient rien d’arches de Noé,
ils ont abandonné leurs animaux domestiques,
lesquels ont dû s’adapter à une liberté nouvelle,
en prenant jour après jour possession de la Terre
jusqu’à adopter certaines des habitudes de leurs anciens maîtres.
Du réprouvé à l’ALEPHCHIEN, tous ceux de la meute et des autres meutes
en sont les descendants.
Barko528 possède la force que donne l’amour d’une chienne,
mais il commence à se fatiguer.
Ils sont trop nombreux, trop bien nourris, trop remplis d’énergie,
trop joyeux de participer à une chasse où tous sont réunis contre un seul.
Ils ont ça dans le sang, cet élan est atavique.
On ne peut rien contre un tel enthousiasme collectif.
Ils sont commandés par des ALPHACHIENS pour une fois alliés dans un but commun,
fermement décidés à ramener l’ordre établi qui doit demeurer éternellement.
Bloqué au sommet d’une montagne,
barko528 se retourne
malgré celle qui l’attendra encore longtemps.
La terre des chiens, telle qu’il ne l’avait jamais vue, s’étale au loin sous ses pattes.
Une brise légère lui révèle son destin véritable.
Il fait face à ses contempteurs,
seul,
prêt au combat,
désespéré.
À présent, il est encerclé.
Il se met à hurler
un hymne différent,
une chanson rebelle qui se moque des ALPHACHIENS, des KARTES,
et même de l’ALEPHCHIEN, de l’ŒIL et des GRANDES KARTES
qui fleurissent de par le monde.
Les mots lui viennent comme soufflés par les anges.
Il ne les comprend pas toujours.
Il ne tremble plus, il est prêt, il les attend.
Les chiens écoutent, étonnés.
Ils dressent l’oreille,
retardant l’assaut depuis la veille.
Ils n’ont jamais entendu de paroles aussi immorales,
même pas imaginé que puissent exister des pensées aussi sales
dans l’esprit d’un chien éduqué dans des conditions normales.
Houuuuuuuuu !
Vite, l’ordre est donné de couvrir cet hymne rebelle :
les soldats de la grande armée sont priés d’aboyer de plus belle.
Réunis à l’écart de la foule
dont les aboiements roulent
comme le tonnerre d’un orage,
la conclusion d’un jour de rage,
les ALPHACHIENS délibèrent.
Tous sont d’accord : il faut une sanction sévère,
ce qu’en matière de cruauté il se fait de mieux.
On envisage de crucifier le triplement séditieux.
Ce châtiment le ferait taire, il souffrirait beaucoup
pour venger la GRANDE KARTE, pour l’exemple surtout.
Mais cela risquerait de faire de lui le héros de l’histoire
qui resterait longtemps dans les mémoires.
Alors, évitons de faire les malins.
Restons-en aux usages traditionnels canins.
Les instincts grégaires de mort sont flattés
jusqu’à l’orgie finale que chacun attendait avec grande impatience.
L’heure de l’acmé est enfin arrivée.
Un ALPHACHIEN prend un mégaphone.
Il promet que celui qui tuera le blasphémateur en combat singulier
aura pour récompense une ration incroyable de bifteck.
S’il le faut, il bouffera jusqu’à en crever.
S’il survit, il sera nommé le vingt-neuvième ALPHACHIEN.
Il aura toutes les femelles qu’il voudra,
enfin peut-être.
On ne va quand même pas promouvoir n’importe qui,
même si les guerres sont propices aux montées en grade de chiens courageux,
et puis l’usine d’armement a toujours compté exactement vingt-huit ALPHACHIENS.
Afin de montrer que la concorde au travail
doit rester dépendante des ordres que l’on reçoit,
les chefs ont décidé de placer en première ligne
les plus proches collègues de l’insoumis.
Celui-ci s’est toujours efforcé de se montrer bon camarade
afin qu’on le laisse tranquille.
Il y était presque parvenu,
jusqu’à ce jour où les chiens familiers
montrent leur vrai visage
qui est effrayant.
Juste derrière,
en cas de fraternisation imprévue,
se tiennent, queue frétillante,
les molosses au regard d’acier,
les mastiffs à gueule courte,
les mordeurs à l’écume ruisselante,
les veines gorgées de testostérone,
rompus au dressage quotidien,
au culte de la force physique,
à l’obéissance aveugle,
les gardiens de l’ordre canin.
Ils veulent participer à la fête,
ils attendent leur tour.
Seul, barko528 sait qu’il n’a aucune chance.
Il pense à celle que le vent lui a promise.
Il n’a jamais pu l’approcher,
et pourtant, il se sent en communion avec elle,
juste avant d’entrer dans la tempête
qu’il a lui-même déclenchée.
Elle lui permet de surmonter sa peur.
Il ne regrette rien
il lui dit seulement, par la pensée,
qu’il est désolé de ne pouvoir honorer leur rendez-vous d’amour.
À distance, elle le comprend et lui pardonne.
Ce sentiment représente tout ce que détestent les ALPHACHIENS,
qui ne ménagent aucun effort pour le détruire,
où qu’il apparaisse, même parmi eux.
L’amour d’une chienne constitue une menace mortelle pour leur civilisation.
Tout ce qu’ils exigent de leur meute, en définitive,
est de les aimer.
Eux et eux seuls.
Pendant ce temps,
quelques chiens de confiance sont restés en arrière
sous les ordres directs de l’ALEPHCHIEN.
Après avoir déblayé les gravats,
ils reconstruisent en hâte la GRANDE KARTE à l’identique.
Plus tard, quand le travail habituel reprendra,
les ALPHACHIENS prétendront qu’il ne s’est rien passé,
que la GRANDE KARTE a toujours été à sa place depuis la nuit des temps,
car elle est indestructible,
que barko528 n’a jamais existé
et que les collègues restés en arrière ont trahi et tenté de déserter.
On ne les reverra plus.
On ne saura pas que leur chair découpée a fini dans les gamelles,
leur nom effacé pour toujours des souvenirs.
Malheur à ceux qui évoqueront ce sujet interdit,
même à voix basse au réfectoire devant leur ration quotidienne de bifteck :
ils seront privés de KARTE,
car l’ŒIL lit sur les lèvres, voire dans les pensées,
et rien n’échappe à sa vigilance surnaturelle.
Les chiens ont retrouvé leur usine d’armement
où ils se sentent en sécurité
sous la protection de l’ŒIL
malgré les dangers du travail.
Cependant, au soir de la GRANDE LUNE suivant la nuit du grand désordre secret
se lève un vent sucré chargé de phéromones de désir et de créativité inouïes,
le parfum subversif des femelles lointaines,
une mystérieuse liberté
que ne perçoivent,
tout à l’ivresse de leur pouvoir,
ni l’ALEPHCHIEN ni les ALPHACHIENS,
sauf tobie05, le benjamin des vingt-huit,
celui qui, fier de ses prérogatives nouvelles,
a commandé l’assaut final contre le chien maudit qu’on ne doit plus nommer.
L’ambitieux offichien espérait recevoir une médaille pour ce haut fait,
et pourquoi pas un jour, à force de fidélité,
être consacré par ses pairs
pour devenir l’ALEPHCHIEN.
Soudain il perçoit pleinement une joie nouvelle,
l’émerveillement pour des fragrances femelles,
la clarté d’un amour véritable,
et non pas celui, dévoyé, de l’ŒIL.
La silhouette de la GRANDE KARTE lui apparaît alors dans toute son absurdité.
Le jeune tobie05 ne se sent plus ALPHACHIEN.
Il a envie de jeter sa KARTE dans les flammes du brasero qui le réchauffe
pour la regarder se tordre dans des volutes extravagantes,
mais il n’ose pas encore braver cet interdit.
Il lui reste intérieurement du chemin à parcourir
en secret.
Il se souvient avoir croisé le regard de barko528 qui,
en un instant et sans un mot,
lui a révélé tout cela.
Alors que les autres sont allés dormir,
il contemple le silence de l’astre rond,
le cœur chargé d’un doux frémissement
en se disant ce qui ne doit pas se dire
même en murmurant :
aucun empire n’est éternel.