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Temps de lecture estimé : 17 mn
17/03/24
Présentation:  Une histoire inspirée par l’actualité. Les événements dramatiques m’attristent profondément. Avoir écrit ce texte (à l’occasion du concours) m’a un peu rassérénée. J’espère qu’il en sera de même pour vous !
Résumé:  L’histoire de deux femmes que tout oppose. Deux femmes qui refusent l’aveuglement et la haine. Ensemble, arriveront-elles à apaiser le monde ?
Critères:  nonéro
Auteur : Maryse      Envoi mini-message

Concours : Le refus
Et si c’était possible !

Poursuivie par des soldats de l’autre clan, elle détalait aussi vite qu’elle le pouvait en faisant appel à toutes ses forces pour les distancer et leur échapper.


Entraînés à maintenir l’ordre, d’une poigne de fer et encouragés à punir implacablement la moindre incartade, les militaires se montraient particulièrement durs et inflexibles envers les siens. Il valait mieux ne pas avoir affaire à eux lorsqu’on appartenait à sa communauté. Beaucoup les redoutaient. Mais pas elle. Elle les haïssait bien plus qu’elle ne les craignait ! Elle préférait mourir plutôt que de tomber entre leurs mains.


Elle foulait le sol à toute allure, trébuchant dangereusement sur les gravats que ses sandales de cuir heurtaient malencontreusement. Elle scrutait devant elle, la route défoncée pour éviter les ornières profondes qui, si jamais elle avait le malheur d’y mettre un pied, lui auraient tordu la cheville en mettant un terme dramatique à sa fuite désespérée.


La manche de sa tunique ornée du « tatreez », la broderie traditionnelle de son clan qu’elle arborait avec fierté, était arrachée, dénudant son épaule. Le « shambar », le voile assorti qui d’ordinaire lui recouvrait la tête, le cou et les épaules, avait glissé laissant son visage découvert. Mais l’heure n’était pas à la pudeur !


Elle ne pouvait pas se permettre de ralentir. Lancée en pleine course, elle poussait son corps au-delà de ses limites en priant le ciel de lui venir en aide et de faire en sorte que ses efforts acharnés soient couronnés de succès.


Elle avait les poumons en feu et la respiration sifflante. L’angoisse d’être rattrapée lui serrait le ventre. Elle devait s’accrocher, persévérer, tout mettre en œuvre pour se tirer du terrible guêpier dans lequel elle s’était inconsidérément fourrée. Elle ne pouvait compter que sur elle-même pour s’en sortir. Les habitants de ce quartier étaient de l’autre clan et personne ne lèverait le petit doigt pour lui prêter main-forte, bien au contraire.


Pourquoi s’était-elle risquée à prendre ce raccourci, se maudit-elle intérieurement. Dès qu’elle avait été arrêtée, elle avait su que le contrôle d’identité dégênerait. Quelque chose dans l’attitude des hommes qui l’entouraient, l’avait alertée. La lueur inquiétante qu’elle avait décelée dans leurs yeux, sûrement. Et lorsqu’ils avaient voulu procéder à une fouille corporelle, elle avait immédiatement éventé leurs véritables intentions. Les sales chiens ! La terreur et le dégoût l’avaient transformée en furie et avaient décuplé ses forces. Elle s’était arrachée de leur emprise en ruant violemment dans tous les sens, lançant des coups de poing et des coups de pied féroces avant de s’enfuir en hurlant comme si elle avait le diable aux trousses.


Elle devait trouver rapidement un endroit pour se cacher. Pour le moment, elle ne pouvait qu’espérer que ses agresseurs ne lui tirent pas dessus. Pour sûr, ils préféraient l’attraper vivante afin de lui infliger les sévices qu’ils avaient la réputation de faire subir à leurs prisonnières. Ce ne serait ni la première, ni la dernière fois que ces mécréants vicieux, ces tortionnaires sanguinaires, se comporteraient de la sorte avec une femme de son clan ! Il se colportait tant d’histoires horribles à ce sujet…


La bouffée de rage qui jaillit en elle lui donna un regain d’énergie et elle accéléra sa course. Dieu seul savait ce qu’elle aurait fait, quels actes héroïques elle aurait accomplis, si elle avait été un homme ! Pourquoi avait-il fallu qu’elle naisse femme ? Un jour, alors qu’on s’en plaignait, une de ses amies lui avait rétorqué : nous, les femmes, sommes dédiées à l’avenir de notre clan. Nous mettons au monde les futurs combattants qui nous libéreront du joug ennemi ainsi que les futures mères qui donneront, à leur tour, naissance à la nouvelle génération de descendants pour perpétuer notre civilisation.


Elle exécrait ces envahisseurs qui s’étaient accaparé leurs terres ancestrales et qui les maintenaient sous leur domination brutale et humiliante. Tandis qu’elle ruminait sa haine, les propos de sa grand-mère, une femme simple mais pleine de sagesse, lui revinrent en mémoire. Un soir alors qu’elles préparaient une soupe de lentilles pour le dîner, celle-ci lui avait lancé d’une voix posée, « Nos malheurs ne proviennent pas uniquement des exactions de l’autre clan mais aussi de notre propre aveuglement et de la colère que nous laissons nous dévorer ». Cette allégation des plus subversives l’avait profondément choquée. Par respect pour son aïeule, elle avait ravalé sa rancœur et n’avait pas répliqué. Depuis, malgré toutes ses tentatives, elle n’avait jamais pu effacer ce souvenir de son esprit…


Elle était à bout. Son corps raidi par l’effort, était si douloureux qu’elle avait l’impression qu’il allait se disloquer à chaque mouvement. Malgré sa volonté, son allure se réduisait imperceptiblement à chaque enjambée. Elle devait trouver rapidement une échappatoire. Si elle avait été un guerrier, elle aurait affronté ses adversaires pour en tuer le plus possible avant de rendre l’âme. Mais elle était une femme et elle n’avait pas d’autre choix que de se sauver.


L’énergie du désespoir la fit redoubler d’efforts.


Les cris, les vociférations et les insultes proférés par ceux qui la pourchassaient, se rapprochaient dangereusement d’elle. Elle était trop exténuée pour pouvoir accélérer. Bientôt elle serait rattrapée, c’était prévisible, inéluctable. Le découragement s’abattit sur elle. À quoi bon fuir si elle n’avait aucune chance de s’en tirer ? Elle faillit abandonner mais son instinct de survie fut le plus fort. Elle bifurqua brusquement dans une ruelle perpendiculaire et se cacha dans l’embrasure d’une porte en s’y aplatissant. Elle retint sa respiration en espérant ardemment que ses assaillants ne la voient pas et continuent tout droit. Tandis que son cœur tambourinait à tout rompre dans sa poitrine, elle réalisa que son stratagème était trop grossier pour pouvoir fonctionner. Alors qu’elle s’apprêtait au pire, le battant en bois contre lequel elle s’était adossée s’ouvrit et elle fut brusquement tirée en arrière.


L’esprit obstrué par la stupeur, elle entendit vaguement la cavalcade et les jurons provenant de l’extérieur, s’approcher puis s’éloigner avant de se perdre au loin. Sauvée, elle était sauvée ! Elle trembla rétrospectivement de peur en pensant que si elle était restée dehors quelques secondes de plus, Dieu seul savait ce qu’elle aurait dû endurer.


Comment était-elle arrivée là ? se demanda-t-elle brusquement, en se retournant vivement.


Lorsqu’elle la vit, le visage découvert, elle sut qu’elle était en présence d’une femme de l’autre clan. Instinctivement, son sang ne fit qu’un tour. Tous ses muscles se contractèrent, son corps fléchit, ses poings se serrèrent, prête à fondre sur son adversaire. L’attitude pacifique qu’affichait l’inconnue, la stoppa net dans son élan. Elle l’examina avec défiance.


Depuis toujours, elle considérait tous les membres du clan ennemi sans exception, comme des êtres abominables, de la pire engeance qu’il soit, dont il fallait absolument se libérer. Mais celle qui se tenait paisiblement face à elle, la faisait douter. Elle avait beau chercher, elle ne détectait aucune hostilité. Plus troublant encore, mis à part l’absence de voile et les vêtements de coupe moderne, rien ne semblait la distinguer d’elle. Son hôtesse était de jolie constitution, avait la peau mate, de grands yeux noirs, de longs cils recourbés surplombant deux pommettes hautes, un nez aquilin, une longue et épaisse chevelure châtain foncé légèrement frisée aux reflets auburn et des lèvres bien dessinées qu’étirait un sourire amical. Ses mouvements étaient souples et harmonieux, ses gestes gracieux. Elle était plutôt séduisante… enfin avenante pour une femme de l’autre clan, se surprit-elle à penser. Pour un peu, elle l’aurait prise pour l’une des leurs. Cette femme qui semblait inoffensive, sans animosité aucune, ne correspondait absolument pas à l’image qu’elle s’était faite de celles qu’elle avait toujours diabolisées ! Elle ne pouvait dire si cette constatation la soulageait ou au contraire, la perturbait. Se pourrait-il que tout ce qu’elle pensait savoir sur l’autre clan, soit inexact, le résultat de l’endoctrinement militant ?


Tout lui paraissait simple et dans l’ordre des choses lorsqu’elle était dehors : elle courait pour sa survie et sa haine envers l’autre clan lui donnait une raison d’exister. Mais depuis qu’elle avait trouvé refuge dans cette demeure, tout lui semblait confus, embrouillé, inextricable. Des pensées incongrues, pour ne pas dire interdites, se bousculaient dans son esprit à lui donner la migraine. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, ni ce qu’elle ressentait. Elle ne savait plus comment se comporter, ni quoi penser.



Sur le coup, elle ne comprit pas l’espèce de charabia aux intonations rauques qui lui parvenaient aux oreilles. Des nomades de toutes provenances avaient l’habitude de camper aux abords de la bourgade où elle vivait et cela l’avait familiarisée avec les dialectes étrangers. Elle était même douée pour apprendre à les parler. Alors elle mit en application ce qu’elle savait faire : elle laissa les mots s’infiltrer dans son esprit qui les décortiqua, les analysa afin de trouver les similitudes lexicales et grammaticales qui lui permettraient de décoder leur signification. La langue parlée par l’autre clan présentait plusieurs racines étymologiques communes avec la sienne. Se pourrait-il que les deux idiomes aient la même origine ? se demanda-t-elle avec incrédulité. Encore une découverte déstabilisante à laquelle elle était loin de s’attendre ! Jamais elle ne s’était autant sentie sur des charbons ardents.



Son interlocutrice hocha doucement la tête pour lui montrer qu’elle avait compris et répondit en énonçant à son tour, chaque mot le plus clairement possible.



L’hospitalité ! Une coutume qu’elle pensait être l’apanage de son clan… Encore une certitude qui tombait en la plongeant dans une confusion toujours plus grande.


« L’hospitalité est une tradition millénaire des peuples du désert. Elle nous rappelle que le plus grand danger ne provient pas de l’autre mais du désert lui-même. Pour y survivre, il faut rester solidaire », lui avait expliqué sa grand-mère. Cette dernière s’était tue un instant avant de rajouter, en posant l’index tendu sur sa poitrine, à la hauteur du cœur : « Sache ma fille que le désert le plus dangereux n’est pas fait de sable, mais est celui que chacun porte en lui. Notre désert intérieur. Car si nous nous y égarons, nul ne pourra partir à notre recherche pour nous porter secours ! ».


Pétrie de doutes, déchirée par les contradictions, incapable du moindre discernement, elle ne sut que répondre et laissa un silence embarrassant s’installer. Au bout d’un moment, elle prit la mesure de son inconduite. Tehila l’avait accueillie et elle ne l’avait pas remerciée. Un manque de politesse notoire, qui risquait d’entacher la réputation de son clan. Ne lui avait-on pas enseigné à se montrer toujours digne et fière de ses origines et de ne jamais fléchir devant l’adversité ?



Elle sentit le regard de celle dont elle était la débitrice l’examiner, l’air interrogateur. Comme si cette dernière cherchait sur son visage une réponse à une question préoccupante. Son visage… Son visage était dénudé ! Elle se sentit devenir écarlate en le recouvrant précipitamment de son voile. Son embarras n’était pas passé inaperçu car Tehila la fixait maintenant le front plissé.



Son sang ne fit qu’un tour, libérant ses émotions trop longtemps contenues qui se déversèrent en elle comme un raz-de-marée emportant tout sur son passage. Elle devint folle de rage.



La brutalité de la réplique fit perdre toute contenance à Tehila qui recula d’un pas en serrant des poings. Elles se défièrent du regard avec animosité. L’hostilité devint palpable. Un rien pouvait mettre le feu aux poudres et les lancer l’une contre l’autre dans une confrontation impitoyable.


Psychologiquement trop éprouvée pour pouvoir se contrôler, elle laissa la fureur l’embraser. Elle bondit en avant en lançant une gifle que Tehila esquiva en rejetant la tête en arrière, suivie d’une bourrade brutale qui déséquilibra son adversaire et la fit tomber à la renverse. Elle sauta sur sa rivale, lui attrapa vivement les poignets avant de lui écarter les bras pour les plaquer au sol.


Tehila était hors d’elle. Ses traits étaient déformés par la rage. Ses yeux fulminaient. Elle se débattait et roulait dans tous les sens pour tenter de se libérer, en l’injuriant et en la maudissant.



Les mots pleins de mépris et d’âpreté finirent par traverser l’espèce de brouillard rouge qui l’enveloppait.


« L’arbre que nous avons planté est à nos yeux, le plus beau. Pourtant, comme tout arbre, il lui pousse parfois des branches tordues et malades qu’il nous faut couper si nous voulons préserver sa majestuosité », lui avait déclaré sa grand-mère en la fixant intensément après qu’elle eut vanté avec enthousiasme, tous les mérites de son clan.


Sa colère retomba aussitôt. Le visage ennemi qu’elle voulait quelques instants plus tôt écrabouiller, laissa la place à celui mortifié de Tehila qu’elle venait d’agresser en bafouant les lois les plus sacrées de l’hospitalité.


À cause de sa haine et de sa colère !


« Reviens… Tu es en train de t’enfoncer dans ton désert intérieur, celui dont on ne revient jamais une fois qu’on s’y est trop engagé ! ».


Prenant la mesure de son comportement sacrilège, elle lança un regard contrit, plein de remords à son hôtesse qu’elle immobilisait toujours sous elle. Jamais elle ne s’était sentie aussi mal, aussi lamentable. Sa conduite inique la déshonorait et jetait l’opprobre sur toute sa communauté.



Une fois debout, Tehila se mura dans un silence glacial. Seule la déception filtrait de son attitude fermée. Elles se regardèrent en chiens de faïence. Le temps parut suspendre son cours. Il allait bien falloir que l’une d’entre elles se décide de bouger.



De façon inattendue, le masque dur et sombre qu’affichait le visage de Tehila disparut subitement, laissant la place à une expression nouvelle. Celle-ci maintenant, la dévisageait pensivement, les sourcils froncés, une étrange petite moue aux lèvres.



Elle baissa la tête, toute penaude. Son hôtesse avait repris la même tournure de phrase que celle avec laquelle elle l’avait invectivée quelques minutes plus tôt. La fureur en moins ! Comment cela se faisait-il qu’elle n’avait pas pu se maîtriser et qu’elle avait foulé aux pieds les règles les plus élémentaires de la bienséance ?



Tehila avait raison et elle le savait. Mais elle devait partir. Elles n’étaient pas du même clan et c’était ainsi que cela devait se passer, quelles qu’en étaient les conséquences ! Dieu et Lui seul décidait de ce qui arriverait !



Elle se tut en s’apprêtant à faire demi-tour pour prendre congé. Sous l’effet d’une impulsion subite, elle ajouta piteusement, dans un souffle, sans pouvoir s’en empêcher :



Son aveu irréfléchi la contraria. Qu’est-ce qui lui prenait de se déjuger de la sorte ? Ne devait-elle pas garder la tête haute en toutes circonstances ?


Les yeux qui l’observaient se mirent à briller intensément. Déstabilisée par le regard qu’elle sentait peser sur elle, elle croisa nerveusement les bras sur sa poitrine en déglutissant péniblement. Tehila ne reprit la parole qu’après plusieurs secondes qui lui parurent une éternité :



Qui avait déclenché cette guerre fratricide, pour reprendre l’expression utilisée par Tehila ? Sûrement pas son peuple, mais celui de l’autre clan. À une époque où ni elle, ni sa mère, n’étaient encore nées, des étrangers originaires d’autres pays avaient immigré en masse pour s’installer chez eux. Ils avaient apporté avec eux leur prétendue modernité, la leur avaient imposée de force, méprisant leurs traditions, déstructurant leur façon de vivre, s’arrogeant leurs terres et leurs biens, les reléguant aux plus viles tâches… Depuis les siens subissaient leur joug. Une éradication séculaire parfaitement et cyniquement orchestrée, génération après génération…


« S’assimiler, c’est renoncer à ce que nous sommes. C’est un acte méprisable ! », avait un jour rugi un de leurs dignitaires religieux lors d’une de ses harangues pleines d’intransigeance et de fiel. Une affirmation qui avait enflammé la foule. Sauf sa grand-mère qu’elle avait surprise à hausser les épaules en soupirant tristement. Et lorsqu’elle avait fini par oser lui demander des explications, celle-ci lui avait doucement caressé les cheveux. « Chez nous, tout doit rester immuable comme avant. N’avons-nous pas l’habitude de psalmodier le proverbe suivant : ce qui a été, est. Ce qui est, sera… Pourtant ma fille, tout autour de nous, change. Les enfants grandissent, le désert se modèle au gré du vent, les saisons se succèdent. Le monde entier évolue. Les peuples qui prennent le meilleur des autres, tout en capitalisant sur ce qui fait leurs forces, sont voués à un bel avenir. Les autres, arcboutés sur leurs traditions passéistes finiront par disparaître et être oubliés ». Ce souvenir lui donna la force de ravaler les propos acerbes qui se pressaient à ses lèvres.



La surprise la frappa de plein fouet. Elle accusa le coup en secouant plusieurs fois la tête comme l’aurait fait un combattant qu’une méchante frappe aurait à moitié assommé, tout en marmonnant comme si elle se parlait à elle-même :



Un tel altruisme lui paraissait inconcevable, insensé. Elle en avait le vertige. L’incroyable proposition faisait voler en éclats toutes ses convictions et remettait profondément en cause l’ensemble des certitudes qui avait, jusque-là, régi son existence.


Elle ne comprenait pas. En fait, elle ne voulait pas comprendre. Ce serait pour elle une remise en question intolérable que de devoir admettre que certaines personnes du camp des envahisseurs qu’elle avait honni toute sa vie durant, était capable d’une telle abnégation. Elle frémit à l’idée qu’elle avait peut-être pu se fourvoyer aussi longtemps.


Impossible !


Pourtant sa grand-mère avait essayé de la prévenir à de nombreuses reprises…


Non… Ça ne pouvait pas… Pourquoi Tehila prendrait-elle un tel risque ? Pour elle ? Elle qui venait tout juste de l’agresser ? Et puis, cette dernière avait tout : le confort, une bonne éducation et sûrement un métier qui lui permettait d’envisager l’avenir avec insouciance. C’était incompréhensible, impensable.


Elle avait dû se tromper, mal interpréter les propos…


« La richesse ne se mesure pas à l’abondance des biens que l’on détient, ni à la superficie des terres dont on est propriétaire. La vraie richesse est celle que l’on possède en nous. Aie une belle âme, fais-la prospérer et tu seras riche ! »…



La proposition lui fit l’effet d’un coup de tonnerre. Une fois son abasourdissement passé, elle lança un coup d’œil à Tehila pour s’assurer que celle-ci n’était pas devenue subitement folle. Réconcilier leurs deux clans… quelle ineptie ! De la pure démence !


Mais quelque chose l’empêcha de répliquer trop hâtivement. Quoi, elle n’aurait su le dire. Pendant un instant, le visage lumineux et sémillant de sa grand-mère s’imposa à son esprit. Et si… mais non ! Inenvisageable.


Son instinct, d’habitude de bon conseil, semblait incapable de la guider. Ses vieux démons reprirent le dessus et lui susurrèrent que Tehila était de l’autre clan et qu’il était impossible de lui faire confiance. Des émotions contradictoires accentuaient son désarroi. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle se sentait vulnérable et pire encore, dans l’expectative la plus complète. Ne lui avait-on pas appris que la faiblesse constituait un danger qu’il fallait combattre au plus profond de soi ? Mourir en martyr plutôt que vivre en soumis !


« Les morts pèsent trop lourdement sur l’esprit des vivants. Ne les laissons pas nous tirer à eux, nous enterrer au fond de la terre », lui avait lancé sa grand-mère en lui ébouriffant gentiment les cheveux alors qu’elle faisait l’éloge d’un de leurs frères, tombé en héros.


Ce souvenir la rasséréna comme par enchantement. Elle avait l’impression que sa grand-mère qui avait toujours veillé sur elle de son vivant, continuait à le faire en l’exhortant à refuser la fatalité, à aller de l’avant et à renverser l’ordre établi.


Et pourquoi ne deviendraient-elles pas les messagères de la paix, comme le lui suggérait Tehila ? S’interrogea-t-elle, en frissonnant fiévreusement. Que risquait-elle après tout ? Mourir, la belle affaire ! Elle était déjà morte : elle n’avait pas d’autres perspectives que de chanter les louanges de ceux qui étaient tués au combat. Sa grand-mère, paix à son âme, lui aurait souhaité une existence plus radieuse que celle à laquelle elle se destinait. Autant mettre sa vie au service d’une cause plus noble et plus fructueuse, se décida-t-elle enfin.


Et après une ultime hésitation, elle sourit timidement à Tehila qui lui tendait la main.


Elle l’attrapa et la serra dans la sienne comme si c’était l’acte le plus naturel qui soit. Elle fut surprise de ne ressentir aucun dégoût, bien au contraire. Par quel miracle avaient-elles pu fraterniser de la sorte ? se demanda-t-elle, avec étonnement. Une demi-heure plus tôt encore, elle considérait Tehila comme un monstre de l’autre clan et là, elle était prête à déplacer des montagnes en sa compagnie. Comment la transition s’était-elle faite, entre adversaires et… et ce qu’elles étaient en train de devenir maintenant, ce qu’elles étaient sur le point d’amorcer ?


Elle aurait été bien incapable d’expliquer par quel subtil revirement le processus s’était enclenché. Mais cela ne la préoccupait plus. Seul comptait ce qu’elles allaient accomplir ensemble, poussées par la même volonté d’infléchir le cours de l’histoire. Trop de gens souffraient. Tehila et elle allaient montrer à tout un chacun qu’il était de possible de refuser ce que certains appelaient l’inéluctable, de dire tout simplement non. Non à l’aveuglement et à la haine. Non à l’injustice. Les petites gens, de tout bord, qui courbaient la tête depuis trop longtemps allaient pouvoir la relever. Elles étaient prêtes à tous les sacrifices pour pouvoir porter leur message de fraternité et de paix.


Elles sortirent dehors. Des rafales d’armes automatiques résonnaient à quelques rues d’elles. Mais elles n’avaient pas peur, plus peur. Seule comptait la douce chaleur qui circulait entre elles. C’était comme un fluide, une force apaisante qu’elles avaient envie de partager avec toutes les âmes de bonne volonté, d’essaimer partout où elles passeraient. Car seul l’amour était capable de changer les cœurs et les esprits. Que leur importait ce qui allait arriver car, main dans la main, par leur solidarité, elles avaient la conviction qu’elles étaient en train d’initier une réaction en chaîne qui allait modifier l’avenir.


Dans son cœur, Sara voyait sa grand-mère sourire, un sourire aussi radieux que le soleil du désert au zénith…


Dans le parc fleuri, répartis autour de la statue représentant deux jeunes femmes au visage lumineux et plein de bonté, des enfants de toutes origines et de toutes confessions écoutaient avec attention leur maîtresse raconter l’histoire de Sara et Tehila, qui avaient semé les prémices d’un monde meilleur. Deux personnes que tout opposait mais qui avaient refusé de se laisser emporter par l’aveuglement et la haine. Ensemble, elles avaient cru en l’espoir, la bienveillance et la paix. Chacune grâce à l’autre, avait réussi à terrasser ses démons intérieurs pour laisser s’exprimer ce que toutes les deux, avaient de meilleur en elles. Main dans la main, elles avaient défié la noirceur qui existe en chacun de nous et qui assombrit, enténèbre l’humanité. Lorsqu’elles furent abattues, chacune par un membre de son clan, ajouta la maîtresse d’une voix profondément émue, une immense lueur jaillit et inonda le champ de bataille. Cette histoire exemplaire d’amour désintéressé – celle de Sarah et de Tehila – fut narrée, chantée, glorifiée par des millions de personnes. Elle toucha les cœurs et rendit possible la paix !