Je détaille le psychologue assis dans le fauteuil face à moi. La cinquantaine grisonnante, des petites lunettes carrées, chemise à manches courtes, un calepin sur les genoux.
- — Nous pouvons commencer. Quelle est l’origine de votre venue, madame O’Morfism ?
J’enlève mes chaussures et ramène mes genoux contre ma poitrine. Hors de question que je m’allonge sur ce canapé.
- — Mon compagnon m’a quittée parce que je ne veux pas d’enfants.
J’ai la voix qui tremble comme une collégienne à son premier chagrin d’amour. Le psy me regarde par-dessus ses petites lunettes, de ses yeux d’un noir intense.
- — Vous pouvez pleurer librement ici si vous le souhaitez. Ne vous inquiétez pas, mon rôle est de vous écouter sans jugement. La boîte de mouchoirs est à droite de l’accoudoir.
Tout est prévu dans ce cabinet…
- — Votre compagnon vous a quittée parce que vous ne voulez pas d’enfants. C’était donc une incompatibilité de projets de vie ?
Sa formulation neutre me plaît ; je hoche la tête.
- — Comme nous ne nous connaissons pas encore, je vous propose de m’en dire plus sur vous, sur votre histoire, avec votre ex-compagnon ou avant.
Ça y est, il faut que je parle. Je prends une grande inspiration.
- — Je ne viens pas seulement parce qu’il m’a quitté. Je suis là parce que c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Je n’ai jamais voulu d’enfants, et j’ai le sentiment que je n’ai pas le droit d’exister comme ça. On me traite comme une adolescente immature, ou comme une égoïste.
Les sanglots s’accumulent dans ma gorge, enflent. Je craque et fonds en larmes.
- — Je n’en peux plus de tout ça. Je ne veux juste pas d’enfants, et je suis fatiguée de devoir me justifier tout le temps. Et maintenant j’ai perdu Ben à cause de ça.
Le psy se penche et me tend la boîte de mouchoirs, sans un mot. J’en prends une demi-douzaine. Et j’entame tant bien que mal mon récit.
*** Quand j’avais 17 ans ***
- — Et toi, Élo ? Tu veux combien d’enfants ?
- — Zéro, ça me dégoûte.
Manuela ne s’attendait visiblement pas à cette réponse. Le silence tombe dans notre petit groupe.
- — Genre, avoir un bébé ça te dégoûte ?! Mais c’est trop mignon un bébé !
- — C’est pas ça, je réponds. L’idée d’être enceinte me dégoûte. Avoir un truc − un truc vivant − qui se balade entre mon estomac et mes intestins, en écrabouillant au passage la vessie, pendant neuf putains de mois… Nan, jamais de la vie.
Le visage de Manuela se ferme. Je l’ai choquée. Comme d’hab, je suis la seule à trouver horrible l’idée de porter un enfant.
Pourtant, j’ai vu un type barbu caresser tout heureux le ventre énorme de sa femme. J’ai vu à la télé un couple pleurer ensemble chez le médecin en voyant le fœtus bouger. Mais j’ai vu des images d’accouchement atroces. J’ai vu à quoi ressemble le ventre d’une femme enceinte : les abdos, ces abdos tout saillants qui font ma fierté, font le tour du bébé. Le tour ! T’imagines, le tour d’un machin de deux kilos cinq, ce que ça fait comme périmètre ? Ça fait un allongement de quoi, cinq cents pour cent ? Mais quelle personne normalement constituée souhaiterait ça ?!
J’ai dit à ma mère que je ne comprenais pas qu’elle ait eu envie de m’avoir. Que si j’avais été à sa place, clairement je ne me serais pas mise au monde ! Elle m’a regardé en penchant la tête d’un côté, un peu soucieuse, comme si elle remarquait juste qu’elle avait raté un pan complet de mon éducation.
- — Tu sais, Éloïse, tu es la plus belle chose qui me soit arrivée.
- — Lol m’man, merci mais c’est pas ma question. Ma question, c’est, genre : tu t’es dit que t’avais envie d’avoir un truc vivant dans ton ventre, puis de devoir accoucher, et après te taper une éducation pendant dix-huit ans au moins ? Vraiment ?
- — Quand j’avais ton âge, ça ne me disait pas, non. J’avais plutôt envie de découvrir le monde. Mais à trente-cinq ans, les hormones ont commencé à me travailler. Et j’en avais assez de vivre pour moi, on avait un peu fait le tour de la question avec ton père. Alors on t’a eue.
Si je résume : on se faisait chier au bout de quinze ans de vie de couple, alors on s’est dit qu’avoir des gosses pour se faire encore plus chier, c’était une idée. J’ai peut-être dix-sept ans, mais je sais reconnaître une arnaque quand j’en vois une.
*** Quand j’avais 20 ans ***
- — Bonsoir. Vous habitez chez vos parents ?
Le type qui me fait face est grand et mince, avec des cheveux bouclés comme un mouton et très mignon. Il a une pinte à la main, qu’il protège tant bien que mal des danseurs endiablés en cette fin de soirée. J’éclate de rire.
- — Sérieusement, une accroche aussi vieux jeu ?
Il a un large sourire. La musique qui sort des enceintes hautes de deux mètres nous oblige à hurler pour nous entendre.
- — Ben, pour vous servir en termes de vieux jeu.
- — Éloïse, archéologue à mes heures perdues.
C’est à son tour d’éclater de rire. Je l’entraîne derrière moi au-dehors, pour bavarder plus tranquillement.
*** Quand j’avais 22 ans ***
- — Bonsoir mon cœur, ça va ? me dit Ben en m’embrassant.
Je lui rends rapidement son baiser et me débarrasse de mes chaussures, pendant qu’il retourne à la kitchenette.
- — La supérette était en rade de tests de grossesse, j’ai dû aller à la pharmacie au centre. Je te raconte pas le monde à cette heure-là.
- — C’était pourtant pas urgent ? Il me semble qu’il en reste bien 3-4 dans le tiroir de la salle de bain.
- — Je préfère en avoir en rab. Je préfère être sûre qu’il n’y a pas de problème. Ou s’il y a un problème, le savoir tout de suite pour avoir un maximum de temps pour m’en débarrasser.
Je m’affale dans notre petit canapé, vannée après ma journée à la fac.
- — Élo, on devrait pas avoir ce problème : on utilise systématiquement des capotes, et tu es hyper consciencieuse sur la pilule.
- — Ouais, mais il faut bien ça. Il paraît que c’est une galère pour avoir une IVG à temps, je veux pas du tout vivre ça.
Ben me jette un drôle de regard, retourne surveiller la casserole sur le gaz.
- — Si jamais tu étais enceinte et que ça ne passe pas niveau délai, tu sais que je serai là pour toi et le bébé.
Je suis estomaquée. Belle déclaration, mais…
- — Je pensais que tu me connaissais mieux que ça, Ben. Prenons une image. Tu vois ce que c’est, le ténia ? C’est ça, ma vision d’avoir un machin qui grandit en moi. D’ailleurs, tu savais que le ténia peut se développer non seulement dans l’intestin, mais aussi dans les muscles ? Et les larves peuvent se loger dans les yeux et dans le cerveau, et s’y fossiliser ?
La tête de Ben est sans équivoque. Peut-être qu’il a enfin compris ce que je ressens. Il se retourne vers la casserole − qu’il touille par acquit de conscience − et arrête le feu.
- — Les pâtes sont cuites, Élo. On change de sujet pour ne pas se couper l’appétit ?
*** Quand j’avais 25 ans ***
- — Et regarde lui ! Il est tout mignon, avec son visage asymétrique !
Ben et moi sommes à la SPA comme deux gosses dans un magasin de jouets avant Noël. Je regarde le chien dont la moitié gauche de la tête est blanche à tache noire, la moitié droite noire à tache blanche.
- — J’avoue qu’il est craquant… Mais un peu grand pour notre appart, tu ne penses pas ?
- — C’est un border collie de onze ans, dont sept en refuge… Il aura connu pire en termes de manque d’espace ! Et ce genre de chien adore se balader. Vous pourriez aller courir ensemble tous les jours !
L’argument fait mouche. Je regarde de plus près la frimousse asymétrique du border collie nommé Jack. Il me rend mon regard. Dans ses grands yeux humides, une myriade d’émotions et d’étoiles.
***
- — Je me permets de vous interrompre un instant. Ce chien, c’était plutôt le vôtre ou celui de Ben ?
Je sors de mes souvenirs pour revenir à la réalité. Le cabinet aux murs couleur crème, le canapé en simili, le psy dans le fauteuil en face.
- — Le mien. Ben aimait Jack, mais c’est moi qui l’emmenais en promenade tous les jours, chez le véto, etc.
- — Donc : vous ne voulez pas d’enfants, mais vous occuper de Jack était un engagement agréable ?
Je souris. Je vois où il veut en venir.
- — S’occuper d’un chien, c’est facile : deux promenades par jour, quelques lancers de bâton, des caresses, et des croquettes. Pas besoin de se réinventer tous les jours, ça suffisait pour que Jack soit heureux.
Je revois sa frimousse asymétrique ; il me manque.
- — Et puis, on a eu Jack alors qu’il était adulte, voire vieux. Il nous a directement accompagnés pour de belles randonnées, pas besoin de passer par la case « poussette ».
Le vieux bonhomme dans son fauteuil sourit en griffonnant dans son carnet. Est-ce qu’il note tout ce que je dis ? Est-ce qu’il est en train de dessiner un chien en layette ?
- — C’est clair pour moi, Madame O’Morfism. L’heure est écoulée. Nous nous revoyons la semaine prochaine, même heure. Prenez soin de vous.
*** Une semaine plus tard ***
Après échange d’une sobre poignée de main avec le psy, je reprends place dans mon coin de canapé et enlève mes chaussures pour serrer mes genoux contre moi. Maigre protection, quand on dévoile tout ou presque de soi.
- — Dites-moi, madame O’Morfism, comment était votre semaine ?
- — Misérable, je réponds sans hésiter. Métro, boulot, sanglots.
- — Il est vrai que votre rupture est extrêmement récente, et se remettre demande à la fois du temps et du courage.
Il me fixe par-dessus ses lunettes carrées ; son regard est chaleureux. J’ai l’impression qu’il essaie de me transmettre du courage.
- — Préférez-vous raconter votre semaine (je secoue la tête), ou reprendre votre récit (je hoche la tête) ? Nous en étions à l’adoption de Jack, quand vous aviez vingt-cinq ans.
- — Oui. C’est après que j’ai commencé à vraiment sentir que j’étais différente.
*** Quand j’avais 26 ans ***
Mon chef repousse son plateau-déjeuner, rassasié.
- — D’ailleurs, je vous ai vue hier au parc, avec votre chien et votre compagnon. J’étais en entraînement, je ne me suis pas arrêté. Mais vous formiez un beau tableau.
Je pique un fard. Que dois-je répondre à cela…
- — Vous êtes ensemble depuis plusieurs années, c’est ça ?
- — Six ans, je réponds laconiquement.
- — C’est bien, de prendre le temps avant d’avoir des enfants. La vie n’est plus la même après.
Je l’entends assez souvent se plaindre pour m’en douter : rhume, gastro, angine, grève de la crèche, caprice du matin… Je fais mine de me concentrer sur mon petit pot de compote industrielle.
- — Ce n’est pas au programme, dis-je calmement. Je ne souhaite pas avoir d’enfants.
- — Vous êtes jeune, c’est pour ça. Ça viendra plus tard.
Il se lève et prend son plateau.
- — Je dois partir, j’ai une réunion à treize heures. Bon, vous me préviendrez quelques mois avant de partir en congé maternité, que je puisse organiser l’équipe pendant votre absence ? À tout à l’heure !
Je fixe la cuiller de compote que je tiens toujours. Ses propos sont limites, mais ce n’est pas ce qui me choque le plus. Il traite mon refus d’enfants comme un enfantillage, alors qu’il a toute confiance en moi professionnellement. C’est absurde.
*** Quand j’avais 27 ans ***
- — Votre nouvel appart est top, les enfants ! La vue est belle, la cuisine est neuve… Excellent choix !
Ma mère papillonne dans notre appartement, examine la salle de bains, la chambre d’amis…
- — Le cadre du lit est très beau, ça me donne envie de venir pour de longues visites ! me dit-elle avec un clin d’œil.
Je me retiens de lever les yeux au ciel.
- — Maman… Tu habites à quinze minutes à pied…
- — Tout de même, c’est dommage car vous ne pourrez pas replier ce grand lit. Il faudra l’enlever pour pouvoir installer un lit bébé, une table à langer etc.
Je dois avoir mal entendu.
- — Maman, c’est une chambre d’amis. Pour les amis comme son nom l’indique. Pas une chambre d’enfants.
- — C’est qu’on s’est tous dit au début, Éloïse, sourit-elle.
Cette fois, je hausse vraiment les yeux au ciel.
- — Mais tu verras ça avec Ben le temps venu. Bon, j’ai ramené une tarte poire-chocolat. Éloïse, tu nous sors des assiettes et on la goûte ?
Je m’exécute en traînant des pieds. À être traitée comme une ado, je réagis comme une ado.
*** Quand j’avais 28 ans ***
- — Non mademoiselle, nous ne pratiquons pas la stérilisation pour des personnes nullipares, et encore moins aussi jeunes que vous.
Les yeux de la gynécologue sont froids, sa réponse est claire. C’est la troisième réponse négative en moins d’une semaine. De quel droit me refuser cela ? Au lieu de remercier poliment la gynécologue et repartir, j’insiste.
- — Et pourquoi donc ? Si je veux être stérilisée, c’est justement pour ne pas avoir d’enfants. Et je ne vois pas l’intérêt d’attendre la ménopause pour faire cette opération !
- — Mademoiselle, l’opération est irréversible. Une fois les trompes fermées, il est quasiment impossible de vous redonner la possibilité d’avoir des enfants. C’est pour cela qu’on pratique l’opération uniquement pour les femmes ayant déjà eu les enfants qu’elles souhaitent, et étant certaines de ne plus en souhaiter.
- — Puisque je vous dis que j’ai déjà le nombre d’enfants que je souhaite : zéro.
J’ai balancé ça d’un ton glacial ; je la vois se raidir sur sa chaise.
- — Vous avez vingt-huit ans…
- — Oui. Je suis donc majeure depuis dix ans. Et, accessoirement, en droit de décider de ce que je souhaite faire de ma vie. Et de mon corps.
Cette fois, elle lâche carrément un soupir agacé.
- — C’est non, mademoiselle. Vous avez votre carte vitale ? Ça vous fera cinquante-quatre euros.
Peau de vache mitée et avide. Je n’ai pas le choix de saturer mon corps d’hormones artificielles, à cause de gens comme toi.
***
- — Madame O’Morfism, je me permets de vous interrompre, pour que nous ayons encore le temps de discuter de tout cela.
À nouveau, je reviens à la réalité du cabinet aux murs crème, au psychologue et ses petites lunettes. Je me sens vidée d’avoir revécu ces moments.
- — Cette accumulation, cette insistance de votre entourage crée effectivement une pression forte sur vous. Ce qui est attendu de vous est clairement énoncé. Est-ce une des raisons qui vous ont poussée à chercher un moyen définitif d’échapper à la maternité ?
Je serre plus fort mes genoux contre moi.
- — En partie, oui. Je n’en pouvais plus de vivre au rythme d’hormones artificielles, à faire des tests de grossesse tout le temps pour être sûre que tout aille bien. Je voulais juste… régler la question. Mais oui, en partie, je voulais me faire stériliser pour dire merde au monde entier. Pour pouvoir répondre à tous les bien-pensants que non, je n’aurai pas d’enfants, même quand je serai grande.
Je remarque l’acidité de ma dernière phrase. Le visage du psy est impassible.
- — Est-ce que vous avez réussi à trouver une ou un médecin qui comprenne votre projet ?
- — J’ai abandonné. C’est dur de se battre seule, de prendre cinq fins de non-recevoir d’affilées. Et Ben ne voulait pas que je fasse cette opération. Il ne disait rien, mais l’idée le dérangeait fortement.
- — C’est une opération que vous souhaiteriez toujours faire ?
J’ai un rire sans joie. Aujourd’hui est la journée mondiale de l’acidité.
- — Pourquoi donc ? Ben m’a quittée. Ce serait bien une œuvre divine si je tombe enceinte.
Il note, il note toujours. Ou est-ce qu’il gribouille des petits bonhommes et des soleils ? Je me ressaisis.
- — Oui, je souhaiterais toujours me faire opérer. Ce serait… ancrer dans mon corps ma décision. Ce serait être libérée d’une source d’angoisse. Ce serait être libérée de cette chimie contraceptive.
- — Ça vous aiderait à envisager l’avenir plus sereinement ? Un nouveau couple, peut-être ?
Je souris. Je n’en suis pas là. Je ne vois pas encore le jour au bout du tunnel. Mais je vois ce vieux bonhomme me faire signe avec une lampe-tempête au milieu du tunnel.
*** Une semaine plus tard ***
- — Madame O’Morfism. Prenez place, je vous en prie.
Je me dirige vers le canapé avec l’assurance des habitués du lieu. Chaussures au sol et genoux repliés sur la poitrine pour moi, calepin dans les mains pour lui, nous sommes parés.
- — Comment était votre semaine ?
- — Moins pire que la précédente. Métro boulot sanglots, mais avec une soirée resto.
- — Balavoine vous apprécierait, décidément. Une soirée resto avec des amies ou amis, collègues… ?
- — Avec Armand. Un ami de Ben initialement, mais dont je suis devenue plus proche avec les années.
- — Pas de malaise vis-à-vis de votre ex-compagnon ?
- — Non. Armand a pris mon parti, il me comprend. Et il était moins proche de Ben depuis quelques années déjà.
- — Très bien. Voulez-vous reprendre votre récit ? Nous en étions à la fin de votre vingtaine, lorsque vous aviez réfléchi à la stérilisation chirurgicale et essuyé plusieurs refus.
*** Quand j’avais 29 ans ***
Ben et sa sœur sortent les digestifs. Je saisis l’occasion pour me lever un peu, et aide ma belle-mère à ramener les assiettes à dessert à la cuisine.
- — C’était excellent, belle-maman. Comme toujours.
- — Merci, ma petite Élo.
Elle sourit, pose les assiettes dans l’évier. Puis elle ferme la porte de la cuisine, me prenant à partie.
- — Je profite que nous soyons entre femmes un moment. Tu vas avoir trente ans, Élo. Il serait temps que vous prépariez l’avenir avec Ben. Avoir des enfants, ça s’anticipe un peu et…
- — Belle-maman, je t’arrête tout de suite. Tu sais que je ne veux pas d’enfants. Je n’ai pas changé d’avis.
- — Tu sais que tu prives Ben d’en avoir. Il aimerait des enfants, et tu l’en prives. C’est un comportement égoïste.
Ce coup bas me fige. Je sens une rage sourde m’envahir. Avant de me laisser aveugler, je sors de la cuisine et claque la porte. Fort.
***
- — Ce que vous me racontez est violent. Votre ancienne belle-mère vous reproche ni plus ni moins que de favoriser votre bonheur aux dépens de son fils.
Je hoche la tête. C’est bien ainsi que je l’avais ressenti.
- — Vous avez préféré partir que répondre. C’est sage. Qu’auriez-vous aimé répondre ?
- — « Mêle-toi de tes affaires, connasse ! », je réponds immédiatement.
Je le vois sourire en écrivant dans son carnet. Est-ce qu’il va vraiment noter ça dans mon dossier…
- — Cette question de « préparer l’avenir » est intéressante. Quelle est votre vision de l’avenir pour un couple ne souhaitant pas d’enfants ?
Je déplie mes jambes engourdies en réfléchissant. Peut-être vais-je vraiment finir allongée sur ce divan, à force.
- — Je ne suis pas fermée à l’idée d’avoir des enfants autour de moi : neveux et nièces, filleuls et filleules… Mais j’aimerais vivre tellement d’autres choses. Je ne vois pas l’avenir comme une progression linéaire, mariage – maison – enfants – petits-enfants. Je le vois plutôt comme une occasion d’apprendre et se réinventer : changer de métier, découvrir de nouveaux sports, de nouveaux arts, de nouvelles façons de vivre. Entretenir une vie sociale riche. Créer une famille, en quelque sorte, mais différemment.
- — C’est une belle vision. Et votre ex-compagnon n’y a pas adhéré ?
- — Eh bien non…
*** À 30 ans ***
Le soleil de plomb brûle ma nuque et mes épaules. À deux mille cinq cents mètres d’altitude, sans un souffle de vent, il fait chaud, et la montée est raide. Je m’accorde une pause sur un éperon rocheux.
Notre chien Jack est mort de vieillesse il y a trois jours. J’ai pleuré sans discontinuer, puis rassemblé mes affaires de randonnée. J’avais besoin d’être en montagne pour me changer les idées.
Le paysage est à couper le souffle.
Le soleil qui tasse les reliefs rend aveuglant de blancheur le glacier qui me fait face. J’aperçois les séracs de plusieurs mètres de haut, les crevasses bleutées, comme si le glacier avait jailli de la montagne. Je laisse le calme m’envahir, je fais corps avec ce qui m’entoure. J’oublie la frontière de mon corps. Je me fonds avec la nature.
Le bruit de l’eau qui coule du glacier.
La sensation vive du vent sur ma peau.
Le son d’une chute de pierre au loin.
L’azur qui devient indigo, et se mue en planétarium.
Dans ma tête et dans mon cœur, une paix bienheureuse. Je sais qu’il y a une étoile pour Jack là-haut.
*** À 31 ans ***
Ben repousse la couette qui nous recouvrait et s’installe sur le dos, les bras croisés sous la tête. Je me tourne pour poser ma tête sur son torse nu.
- — Élo, j’ai besoin de te parler d’un sujet sérieux.
Mes mains se crispent sur Ben. Je n’ai pas envie de parler de ça, pas maintenant.
- — J’ai adoré ces onze dernières années avec toi, et j’ai adoré la petite famille qu’on a formée avec Jack. Mais depuis qu’il n’est plus là, je sens que j’aimerais vraiment un foyer. Et je ne parle pas de reprendre un chien.
Qu’il se taise. Par pitié, qu’il se taise.
- — Enfin, on pourrait reprendre un chien si tu veux. Mais j’aimerais qu’on ait des enfants. Je ne veux pas juste stagner en vieillissant. J’aimerais de la vie autour de moi, j’aimerais donner la vie. Avoir des enfants qui découvrent le monde, des ados qui claquent la porte, des jeunes adultes qui reviennent avec leur linge le week-end… Plutôt que pleurer les années qui s’entassent sur nous, célébrer leurs anniversaires.
Je me retourne pour lui tourner le dos. Comment lui dire que ce qu’il me demande est au-delà de mes forces ?
- — Je ne peux pas, Ben. Je ne peux juste pas.
- — Tu peux avoir des enfants, Élo. Il n’y a pas de raisons.
- — La seule idée me dégoûte. Je ne peux pas. Ça n’irait pas. Et même si, admettons. Je serais une mère pitoyable. Je ne sais pas quoi faire avec un bébé. Je ne comprends pas un mioche qui parle. Je n’ai aucune patience. Je ne supporterai pas qu’un enfant dépende de moi. Je ne pourrai pas vivre ça.
- — Il faudrait peut-être que tu ailles voir un psy…
Je le fixe, abasourdie. Mortifiée. Je me lève et enfile mon peignoir.
- — Tu mesures ce que tu me dis ? Parce que je n’accède pas à tes désirs, je dois aller me faire soigner ?
Ben lève les mains en signe de défense.
- — Ce n’est pas ce que j’ai dit… Mais tu tournes en rond depuis si longtemps sur le sujet…
J’ai envie de lui mettre des claques. Mais la violence ne résout rien. Rien du tout. Alors je sors de la chambre et claque la porte du plus fort que je peux.
***
- — Navré pour votre chien. Vous y teniez beaucoup.
Je hoche la tête.
- — Bien que j’apprécie qu’on recommande mon métier, la recommandation de votre ex-compagnon d’aller voir un psy ne semblait effectivement pas bien altruiste. Vous avez pourtant suivi cette voie… après votre rupture ?
Je hoche la tête. Ça va devenir une habitude.
- — Nous pourrons en reparler la semaine prochaine. Vous avez eu un moment difficile aujourd’hui, avec ces souvenirs. Prenez soin de vous.
*** Une semaine plus tard ***
- — Madame O’Morfism, installez-vous. Comment allez-vous ?
- — Mieux, dis-je en dénouant mes lacets. Le débit des chutes du Niagara diminue. Je suis partie en montagne avec des amies de fac et Armand ce week-end, ça m’a fait beaucoup de bien.
Il sourit, sans rien noter encore.
- — Nous parlions la semaine dernière de l’insistance de votre entourage, et d’une dispute avec Ben. Ça a été le déclencheur de votre rupture, j’imagine ?
- — Nous nous sommes quittés peu après, il y a environ un mois en fait.
*** Il y a un mois ***
- — Tiens, je t’ai rapporté une boîte de mouchoirs toute neuve, dit Armand en me tendant la boîte.
Je prends une provision de mouchoirs tout en continuant à renifler. J’aurais aimé être intarissable sur plein de sujets ; mais seul le flux qui s’écoule de mon nez est intarissable.
- — C’est dur, une rupture après douze ans, dit Armand en s’asseyant à côté de moi. Je vous ai toujours connu ensemble, Ben et toi.
- — Ça couvait depuis trop longtemps. C’était le mieux à faire, qu’il parte pour trouver quelqu’un avec qui fonder une famille.
Le dire me déchire le cœur pour la deux cent soixante-quatorzième fois en quelques jours. Même si notre relation était empoisonnée par son désir et mon refus d’enfants, c’est trop dur.
- — En plus, je sais que tout le monde va me juger avec cette rupture. Déjà que mes collègues, mes parents, me jugent de ne pas vouloir d’enfants… Ça va juste les conforter dans leur opinion que j’ai tort.
Il me prend délicatement dans ses bras, me masse doucement les épaules.
- — Éloïse, en refusant d’avoir des enfants, tu jettes au sol le sens que la majorité des gens donnent à leur vie. Évidemment qu’ils ne l’acceptent pas. Et en refusant l’idée d’être enceinte, comme quelque chose d’atroce, tu jettes au sol leur vision de la maternité comme naturelle pour une femme. Je pense qu’on considérerait normal un homme que l’idée d’être enceinte dégoûte. Tu es courageuse d’assumer ta vision de la vie. Tu es courageuse de ne pas te laisser embarquer dans des rêves qui te sont étrangers.
Les mots d’Armand sont du baume sur mon cœur émietté comme du thon en conserve. Il me serre fort dans ses bras, je mouille son pull de mes larmes.
***
- — Cet Armand revient souvent dans ce que vous me racontez depuis votre rupture ?
- — C’est une des rares personnes autour de moi à ne pas me juger. Avec vous, bien sûr.
- — Il ne vous juge pas, ou bien il partage vos opinions ?
Le psy me regarde par-dessus ces lunettes ; touché.
- — Les deux, en fait. Il ne souhaite pas d’enfants non plus, pour d’autres raisons que moi.
- — Mhh. Êtes-vous intéressée par cet homme autrement qu’en amitié ?
Touché coulé.
- — On s’entend très bien… Et il est clairement séduisant… Mais je ne peux pas oublier douze ans de ma vie en un claquement de doigts. Et je ne veux pas qu’il soit une béquille pour me reconstruire.
Le psy note à toute vitesse ; je vois presque le stylo fumer.
- — J’ai besoin de prendre du recul avec tout ce que je vous ai raconté. C’est pour ça que je suis là.
Je prends une grande inspiration.
- — Est-ce que c’est réellement de l’immaturité de ma part de refuser la maternité ? Ou serait-ce un traumatisme de mon enfance ? Je n’y crois pas, mais je n’ai que mon prisme de pensée actuel. Est-ce un choix que je risque réellement de regretter par la suite ? Je ne pense pas, mais ma vision de l’âge est nécessairement biaisée. Et si je persiste dans mon refus d’enfants, comment ne pas me laisser atteindre par les personnes qui refusent d’entendre mon choix ?
- — Un ensemble de questions très intéressantes, qui vont nous occuper pendant quelques mois, sourit-il en posant son stylo. Vu l’heure, je vous propose de commencer à les aborder la semaine prochaine.
*** Cinq ans plus tard ***
Je prends les petites mains d’Ali dans les miennes pour lui faire caresser Sparrow.
- — Regarde Ali, Sparrow est toute contente qu’on la caresse.
La chienne tourne son museau vers l’enfant, le renifle ; il rit et plonge maladroitement les mains dans les longs poils.
- — Ne tire pas, ça lui fait mal. Caresse-la juste.
Heureusement, Sparrow est une chienne particulièrement patiente avec les enfants. Elle s’étale dans l’herbe, s’offrant tout entière aux caresses maladroites. Je souris devant la scène, puis j’aperçois Ben qui franchit le portail du jardin.
- — Regarde Ali, Papa est de retour !
Mais Ali est concentré sur ses caresses avec Sparrow. Ben sourit, m’embrasse sur la joue et s’assoit à côté de nous.
- — Ce jogging m’a fait un bien fou ! Merci d’avoir gardé le petit.
Il sourit en regardant le chien et l’enfant se rouler dans l’herbe en riant.
- — C’est un plaisir, il est adorable.
- — Ça a fait du bien à ma femme aussi d’être tranquille quelques heures. Elle en est au huitième mois de grossesse, avec notre fils qui déménage toute la maison… Elle est très fatiguée en ce moment.
Je hoche la tête sans répondre : j’imagine bien… Ben prend un air gêné.
- — D’ailleurs, je voulais te demander… Elle réfléchit à faire une ligature des trompes, après l’accouchement. Deux enfants nous suffiront. Comme tu as déjà fait l’opération, est-ce que tu pourrais en parler avec elle ?
L’incongruité de la situation me fait sourire.
- — Ça marche, je passerai la voir pour en parler. Ali, il est temps de rentrer avec Papa !
Je me lève tandis que Ben récupère un enfant hilare au pantalon plein d’herbe.
- — Tu me redis quand tu as besoin que je garde Ali, surtout avec le bébé qui va arriver… Je vous raccompagne jusqu’au portail puis je file, je rejoins Armand en ville pour un dîner en amoureux.
Père et fils agitent joyeusement la main en partant ; je souris en leur rendant leur salut.
J’ai trouvé mon équilibre.