Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 22336Fiche technique19493 caractères19493
3309
Temps de lecture estimé : 14 mn
21/03/24
Résumé:  Une homme blessé et une femme amoureuse en proie à des fantômes du passé
Critères:  anniversai amour dispute cérébral nonéro mélo
Auteur : Olaf      Envoi mini-message

Concours : Concours "Le refus"
Encens de benjoin, gros sel et bol chantant

Il a manqué de délicatesse, et cela m’a fait mal. Très mal.


Inversement, d’accord, j’ai manqué de compréhension et j’ai surréagi. Mais après presque un an ensemble, il savait que j’étais sensible à certains sujets.

Que, par exemple, mon refus d’avoir des enfants était certes irrationnel, mais qu’il n’en était pas moins réel et surtout absolu.

Savoir s’il était définitif dépassait à ce moment ce que mes émotions me laissaient percevoir.


Nous avions déjà longuement discuté de ce choix, précisé que ce refus n’était pas dirigé contre lui, mais lié à des raisons beaucoup plus profondes. Je lui avais avoué, en larmes, que j’avais de la peine à cerner ces raisons, que les évoquer m’était pénible et douloureux, mais que je ne ressentais pas de faille dans ce refus et ne souhaitais donc pas en reparler avant longtemps.


Je me souviens encore de son regard à ce moment. Il y avait tant d’amour, mais aussi tant de désarroi. J’avais pu y lire tout ce qu’il éprouvait de fort et de beau pour moi, et, il me semble aussi, la certitude d’être la seule femme avec qui il souhaitait faire des enfants.


Toute autre que moi aurait sans doute craqué et aurait accepté, avec un tel homme, de plonger dans l’inconnu et l’incertain de la maternité.

Quelque chose me retint. Je restai comme paralysée, incapable de partager mes sentiments et mes émotions. Ce fut notre première crise de couple.


Je mis plusieurs jours pour m’en remettre. Lui aussi, sans doute. Qui étais-je pour m’opposer à ce désir qui semblait si profond ? À ce projet qu’il voulait vivre avec moi. Doutais-je en réalité de la force de mes sentiments ? De quoi avais-je peur ? Je ne pus trouver de vraies réponses à ces interrogations. Je ne voulais pas d’enfant, point barre. Nous n’en reparlâmes plus jusqu’au premier anniversaire de notre relation.


Ce jour venu, cela m’enchanta dans un premier temps qu’il ait l’idée de m’offrir un CD du groupe Brigitte. J’aime ce duo et les questions profondes que les deux femmes abordent de manière presque anodine.

Sauf que monsieur mon amoureux ne m’offrit pas n’importe quel CD de Brigitte, mais celui dans lequel se trouve une chanson pas anodine du tout, « Je veux un enfant » 1.

Je l’avais déjà entendue, à la radio dans la voiture. Elle avait alors eu un tout autre impact sur moi qu’en la découvrant sous forme de cadeau personnel.


Alors, oui, même si cela n’excuse rien, je me suis sentie manipulée, trahie même, tant j’avais clairement dit ne pas vouloir, ne pas pouvoir aborder le sujet sereinement.

La réaction ne se fit pas attendre. Démesurée, incontrôlable, titanesque.


Je suis encore incapable de dire aujourd’hui ce qui exactement me mit hors de moi. Je ne peux pas non plus mettre de l’ordre dans le déferlement d’émotions contradictoires qui me terrassa.

En une fraction de seconde tout bascula et je me mis à hurler contre Fabien. Je proférai des choses si définitives et fondamentales que la crise se mua en rupture, avant même que Fabien trouve le temps et le moyen de me calmer. Il resta planté au milieu du séjour, défait, malheureux comme les pierres que je m’ingéniais à jeter dans le jardin de notre amour, dont je faisais une ruine par la violence de ma réaction.


Il fut incapable de reprendre la main, je fus incapable de me calmer. Quelque chose qui nous dépassait avait pris le dessus, s’était emparé de moi et me poussait à rajouter une couche odieuse à ce que je venais de proférer. Une couche encore plus odieuse, encore plus douloureuse pour l’adversaire que Fabien était soudain devenu.


Lorsque ma voix finit par s’érailler de tant de cris, je ressentis un froid terrifiant m’envahir. J’avais cédé à des pulsions souterraines que je n’avais jamais eu le courage d’affronter. Ce que j’avais laissé de côté m’explosait à la tronche, réduisant en miettes un amour profond et une belle relation.


Avant de quitter notre domicile, définitivement puisque j’avais commis l’irréparable, Fabien eut la force de me dire à quel point il ne cesserait jamais de m’aimer, malgré ce qui venait de se passer.

Dans mon état de congélation sentimentale et émotionnelle dans lequel je m’étais plongée, je fus incapable de saisir la portée, ni surtout l’intensité de cet adieu.

Je ne réalisai que beaucoup plus tard, dans la solitude de mon nouveau célibat, de quelle élégance Fabien avait fait preuve en se retirant de cette manière de ma vie, de notre vie.


Par son cadeau, il avait touché un endroit particulièrement fragile de mon être profond, et je n’avais pas résisté à ce qu’il avait provoqué en me rappelant son désir d’enfant, malgré mon refus.

Il m’avait blessée, j’avais cruellement manqué de compréhension et j’avais surréagi. Mais en analysant beaucoup plus tard mes émotions et mes sentiments profonds, je dus me rendre à l’évidence que cela n’avait rien changé à l’amour que j’éprouvais pour cet homme.


L’année passée avec lui avait été merveilleuse, et je finis par réaliser que si un chemin menant à une réconciliation pouvait exister, je serais probablement prête à le parcourir.

Il était toutefois impensable que je prenne l’initiative. J’avais dépassé toutes les limites acceptables par mes dires et mon attitude, et lui seul pourrait éventuellement me tendre la main et me pardonner.


Il ne le fit pas. Quelques mois plus tard, j’appris qu’il était à nouveau en couple, et l’année suivante, une amie m’informa de la naissance de leur premier enfant.

La boucle était bouclée, son rêve et son projet de vie s’accomplissaient avec une autre. Qu’ils vivent et soient heureux. Rideau.



ooo000ooo



Enfin, rideau surtout pour moi. Après une période d’hyperactivité aussi bien professionnelle, que sentimentale, érotique, sexuelle et récréative, je traversai une longue étendue de calme et de sérénité. Tellement calme et sereine qu’elle fut d’abord caractérisée par un ennui terne et monotone, puis par une déprime envahissante, dont mon corps subit les conséquences. Perte de libido, envie de rien, malbouffe, prise de poids, perte de rythmes physiologiques, féminité en berne, et tout le toutim.

Un médecin perspicace me sortit de là, non pas à coup d’antidépresseurs, mais de coups de pied aux fesses. Je le soupçonne aujourd’hui de les avoir trouvées à son goût, mes fesses, mais là n’est pas la question.

Il me prescrivit des stages de rando, des séminaires de rire, des ateliers d’écriture et des orgasmes aussi fréquents que possible. J’eus la force et le courage de participer aux trois premiers. Le désir de volupté mit du temps à revenir, mais s’insinua peu à peu entre la pointe de mes seins et celle de mon clitoris.


En toute honnêteté, je dois avouer que mon premier orgasme rédempteur, je le dus à un fantasme étrange, au cours duquel Fabien me punissait en se masturbant avec et sur mon corps. Il n’était plus revenu dans mes pensées depuis des mois et je ne compris pas ce qui le ramenait ainsi dans mes pulsions secrètes. Revoir son corps nu au-dessus de moi, en train de se palucher, me fit puissamment frémir, puis jouir.

Les voies de la renaissance sont impénétrables, je décidai de les accepter sans chercher à mesurer la profondeur de mes incohérences érotiques et sentimentales.


Un début de réponse se présenta sous forme d’un article de journal relatant un terrible attentat dans lequel des Français avaient trouvé la mort. Je ne lis généralement pas ce genre de nouvelles, tant elles me dépriment et finalement décrivent le pire du pire de la nature humaine, sans apporter de solution ou de réconfort.

Ce jour-là, mon regard fut attiré par la photo d’un homme, interviewé au sommet de la douleur, qui venait de perdre sa femme et son enfant dans l’attentat.

Il était sorti de l’endroit où ils séjournaient peu avant le moment fatal, et se retrouvait seul face aux décombres de l’immeuble où ils avaient passé leurs dernières heures.


Je regarde plus attentivement la photo et reconnais immédiatement Fabien. Il n’a presque pas changé, même si la douleur et l’horreur de ce qui vient de se passer posent un masque terrifiant sur son visage.

La photo est artistiquement puissante, c’est une grande réussite pour les vautours médiatiques qui traquent et vendent le désespoir humain.

La souffrance de cet homme agit en revanche sur moi comme un électrochoc. Avec pour conséquence un haut-le-cœur qui me fait courir à la salle de bain pour vomir. Mon cœur bat à tout rompre. Le chagrin et la détresse de Fabien me frappent au plus profond du corps et du cœur. Je suis à nouveau bouleversée par cet homme et ce qu’il montre d’insupportable face à l’adversité.


Je lis rapidement l’article qui distille les fadaises habituelles dans ce genre de situations. Les rescapés seront rapatriés rapidement, un soutien psychologique leur sera garanti, etc. Mais je sais, moi, que rien de cela ne sera utile à Fabien. Il vient de perdre non seulement les amours de sa vie, mais le sens même de cette vie. S’il rate le virage du retour, seule sa propre mort peut le soulager. Sur les décombres de ce qu’il a construit après moi, après nous, comme elle est compréhensible la folle pulsion de rejoindre les êtres aimés.


Compréhensible, mais inenvisageable pour moi. Je suis certes à des milliers de kilomètres de lui, mais je suis soudain sûre qu’en me jetant corps et âme dans cette bataille, je peux lui insuffler le tout petit plus de force et de réconfort qui l’empêcheront de basculer.


Il ne me reste de lui, après la suppression de tout ce qui nous reliait au moment de notre séparation, qu’un numéro de portable gravé dans un coin de ma mémoire. En plan B, l’article de journal précise le lieu et l’heure probable d’atterrissage de l’avion qui ramène les rescapés en France.

Les doigts tremblants, je formule un texto. Banal, mais dans lequel je mets tout ce que j’éprouve pour Fabien et que je voudrais lui offrir à l’instant.

Quelques heures plus tard, je reçois un MERCI en réponse depuis ce numéro. Les majuscules me semblent faire toute la différence et provoquent de nouvelles palpitations dans mon cœur.


Le cours de ma vie change du tout au tout au moment où tombe un nouveau texto, peu avant minuit « Je vais devenir fou, tire-moi de là ». Que répondre d’autre que « Je serai là, quand tu voudras, où tu voudras ».


Il veut quelques jours plus tard, ce qu’il me confie par un nouveau texto : « Je n’aurai pas la force de traverser ces épreuves administratives. Accompagne-moi ».


J’apprends alors par les nouvelles qui tournent en boucle depuis l’attentat que les corps des victimes retrouvées sous les décombres vont être ramenés et auront droit aux honneurs de la nation. Auparavant, des autopsies sont indispensables à la poursuite des terroristes par les instances internationales. Autopsies suivies d’une reconnaissance formelle des corps par les proches. C’est pour cela que Fabien me demande de l’accompagner. J’en suis totalement incapable. Mais je trouverai la force de tenir, et d’être à ses côtés, quoi qu’il arrive.


Je retrouve Fabien sur les marches qui montent à la chapelle ardente où reposent les victimes. Cette fois, tout son être est transformé. Il a maigri, son visage est livide, profondément marqué par le chagrin, les pleurs et la détresse existentielle.

Perdu dans ses pensées, il ne me voit pas avant que je m’approche tout près de lui. J’hésite entre lui tendre la main, ou le prendre dans mes bras. Il lève les yeux sur moi, puis pose ses mains sur mon visage. Je distingue alors une toute petite lueur de courage et de résilience tout au fond de son âme.


Lentement, sans mot dire, ce rescapé de l’horreur passe ses mains sur mes joues, comme s’il voulait capter la moindre trace de chaleur et s’en repaître pour survire. Sur ses épaules pèse la perte de sa femme et de son enfant. Il tient debout presque par miracle. Je m’attends à ce que sa colonne vertébrale lâche et qu’il s’effondre sur la pierre froide.

Je prends ses mains et les embrasse longuement, dans l’espoir un peu fou de lui donner un peu de réconfort. Quelque chose de fort, de beau, de bouleversant passe alors entre nous. Il me prend entre ses bras, comme un naufragé s’empare d’une bouée. Je le serre de toutes mes forces contre moi, avant que nous nous mettions à pleurer, sangloter, gémir, expulser ce qui menace de le détruire, et moi avec lui, si je m’abandonne sans garde-fou aux émotions qui nous étreignent.


Un préposé aux manifestations officielles et gouvernementales de douleur nous sort de notre bulle, et nous pousse à entrer dans la morgue. Nos mains étroitement serrées, nous le suivons, traversons un couloir gris et froid, puis entrons avec de nombreux autres proches dans une grande salle au milieu de laquelle plusieurs cercueils sont placés, séparés les uns des autres par des paravents.

On nous explique que pour atténuer la violence de la procédure, les personnes présentes peuvent choisir de voir les défunts ou se limiter à procéder à la reconnaissance officielle sur une photo réalisée par l’Institut de médecine légale.

Je n’ai jamais été confrontée à la mort, surtout pas de cette manière impersonnelle et tragique. J’accepte toutefois de suivre Fabien, qui, d’une manière étrange mais pleine de sens, souhaite me « présenter » sa femme et sa fille, comme il le dit à voix basse.


Je réaliserai plus tard que, de cette manière, Fabien rétablit le fil de notre relation, entre notre rupture violente, sa nouvelle vie avec femme et enfant, puis le drame de l’attentat et de leur disparition.

Sur le moment, je subis le choc du drap mortuaire qu’un préposé soulève après un bref signe d’acquiescement de la part de Fabien. Contrairement à Fabien, je suis incapable de retenir mes larmes en découvrant le visage de la femme, et surtout de sa toute jeune fille. Malgré le bousculement des émotions et des sentiments, je dois toutefois reconnaître qu’ils ne portent aucune trace de souffrance. Ils sont presque sereins, comme endormis un peu plus profondément que d’habitude.


Fabien passe son bras autour de moi pour m’aider à parcourir les deux pas qui nous séparent des cercueils. Je l’entends dans un brouillard des sens prononcer des mots d’adieu. Dans mon cœur se forme une prière, pour les défuntes, mais surtout pour Fabien.


Pendant que monte mon incantation vers je ne sais qui, je ne sais où, je me demande fugitivement comme occulter une telle horreur, une telle injustice au moment de reprendre sa vie en main. Comment repousser l’emprise de la mort dans de telles circonstances ?


Je ne peux accepter, mais ne peux pas non plus éviter d’entendre la petite voix qui me répond. Au plus profond de mon être, de ma féminité, un bouillonnement animal remet en question mon refus de donner la vie. Aucune vie ne remplace une autre. On ne fait pas d’enfant pour compenser la perte d’un autre. Mais on peut donner et retrouver tant d’amour après un deuil et la perte d’une partie de sa vie, qu’une petite place devient possible pour un être nouveau. Une place qui grandira entre les lianes du souvenir. Un être nouveau qui illuminera tout ce qui l’entoure, avec une naïveté déconcertante et éloignera les quelques nuages que le temps n’aura pas encore évacués.


ooo000ooo


Nous nous voyons en pointillé les semaines suivantes. Sans respect pour son deuil, il doit procéder à un nombre impressionnant de formalités. Puis vient la phase de retour à la réalité, au cours de laquelle il a besoin de solitude.

J’essaie de me rendre aussi disponible que possible, et le reçois chez moi chaque fois qu’il le souhaite. Nous parlons peu, mais nous passons le plus clair de nos soirs et parfois de nos nuits étroitement enlacés, cherchant à reprendre pied, reprendre force, reprendre vie. Il ne se passe rien de sensuel, ni surtout d’érotique, juste un partage d’une immense tendresse.

Je sens progressivement revenir en Fabien l’envie de se reconstruire, dans le respect des êtres disparus, mais à qui il faut peu à peu laisser la place de disparus, pour mieux retourner à la rencontre de celles et ceux qui nous entourent.


Une nuit, l’envie de retrouver la peau de Fabien me submerge et, alors qu’il s’était endormi entre mes bras, je déboutonne sa chemise et pose ma joue contre son torse nu et chaud. Il caresse mes cheveux sans se réveiller vraiment. Plus tard dans la nuit, je le sens finir de se déshabiller et se serrer contre moi. Nous n’en parlons pas au réveil, tant cela nous semble naturel entre deux êtres qui sont bien ensemble.


Quelques jours plus tard, j’ai mes règles et Fabien s’en aperçoit. Son cerveau reptilien doit avoir gardé en mémoire des gestes, des attitudes, des transformations corporelles liés chez moi à cet état. Son attitude change. Au détour de quelques remarques, il me semble percevoir qu’une phrase de la chanson de Brigitte lui revient en mémoire : « Sur mes dessous, le sang revient, comme toujours ». Je m’étonne moi-même d’oser aborder le sujet frontalement.



J’aimerais poursuivre cette conversation, éclaircir des points obscurs, répondre à des questions de détail, me rassurer, appréhender l’avenir. Fabien en décide autrement, et je me laisse faire. Nous passons le reste de l’après-midi à nous embrasser et nous caresser, puis à dormir en amoureux.


Comme à son habitude ces derniers mois, il vit sa vie de son côté les jours suivants. Il m’y fait participer à coups de textos, et quelques vidéos. J’ai moi-même beaucoup de travail à liquider et cela me convient.


Douze jours plus tard, je me permets une discrète provocation, en accord avec mon cycle hormonal.




ooo000ooo



1. https://www.youtube.com/watch?v=3LMQ6LRex_g