n° 22344 | Fiche technique | 30503 caractères | 30503Temps de lecture estimé : 22 mn | 23/03/24 |
Résumé: Au seuil de notre vie, la porte des souvenirs va-t-elle se refermer ? | ||||
Critères: fh couple extracon plage amour mélo | ||||
Auteur : Patrick Paris Envoi mini-message |
Concours : Le refus |
Alors que nous nous apprêtons à quitter son cabinet, le docteur me retient par le bras et me dit à voix basse :
Le doc, un ami. Cela fait des années que nous nous connaissons. Nous nous sommes rencontrés en faisant du jogging le dimanche matin. Suivi d’invitations autour d’un barbecue, ou de leur piscine. Son épouse est charmante, elle a vite sympathisé avec Marie, ma femme. C’est samedi dernier, lors de la soirée chez nous, qu’il m’a proposé de la voir en consultation. Devant mon étonnement, il a rajouté :
En sortant de chez lui avec Marie, je suis tout de même troublé. Il n’a rien voulu dire devant elle, sûrement pour ne pas l’effrayer. Mais c’est justement ça qui m’effraie.
Une fois installée dans notre voiture, c’est elle qui m’apostrophe :
Elle ne m’en parle plus de la soirée. Le lendemain, j’allais revoir notre ami pour en savoir plus :
Je quittais mon ami, ne sachant plus quoi penser. Marie ne peut pas être malade, je le saurais. Le doc, il dramatise pour rien, elle est un peu fatiguée, voilà tout.
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Dans les mois qui suivirent, il n’y a pas eu de quoi s’affoler. Marie était dans la lune de temps en temps, pas plus que moi. Bien sûr, elle me faisait parfois répéter dix fois la même chose comme si elle ne m’avait pas entendu, rien de bien grave, j’ai l’habitude.
Mon ami le doc l’a revu plusieurs fois, sans déceler d’évolution significative de sa soi-disant maladie. Il l’a adressée à un spécialiste, quelle idée ! Moi je sais qu’elle va bien.
Et la covid est arrivée. Cette saloperie nous a bloqués à la maison. Non pas qu’elle l’ait eue, mais le confinement a été pénible, trop long, trop contraignant, trop tout. Nous avons dû arrêter toutes nos activités, nous limitant à sortir pour faire des courses, et à notre heure de marche quotidienne à un kilomètre autour de la maison, comme tout le monde.
Durant ces quelques semaines, cloîtrés chez nous, elle s’occupait de la maison, faisait le ménage tous les jours, chassant le moindre grain de poussière, toujours aussi maniaque.
Les contraintes s’étant assouplies, la vie allait pouvoir redevenir comme avant. Il fallait bouger, le doc me l’avait dit, l’inactivité est mauvaise pour elle. Nous sommes retournés au cinéma, au théâtre, dans les musées, au restaurant, des terrasses avaient poussé au peu partout, les gens avaient l’air heureux de se retrouver.
Depuis, nous jouons à des jeux de société, aux cartes, mais son attention n’est plus la même. Quand Élise ou Quentin nous envoient une photo de leurs enfants, ses yeux brillent en évoquant leur jeunesse, elle devient alors intarissable. Je la laisse parler, attendri par sa joie de revivre ce bonheur passé.
Avec un masque, elle sortait seule faire les courses, jusqu’au jour où étant allée chez le coiffeur, une voisine l’a ramenée à la maison, elle avait trouvé Marie qui errait en ville sans savoir où aller. Depuis je ne la laisse plus seule. Nous allons ensemble dans les magasins, je porte les paquets.
Nous avons pris de nouvelles habitudes, que je qualifiais en riant d’habitudes de vieux. Rituel de l’après-midi, une petite sieste après déjeuner et à 16 h 30, un thé, avec des petits gâteaux qu’elle grignote du bout des lèvres. Le goûter, comme les enfants, avant de sortir se promener.
Nous restons souvent assis à côté l’un de l’autre sur notre canapé qui en a vu de belle, d’ailleurs c’est là que notre fille Élise… enfin bref. Elle peut rester des heures, sans bouger, les yeux dans le vague. Quand elle est perdue dans ses pensées, impossible de lui parler, elle ne m’entend pas, je dois attendre qu’elle revienne, cela peut prendre cinq minutes, ou deux heures. Je lui tiens la main, attentif au moindre geste, sans savoir dans quel monde elle est partie se réfugier.
Il y a longtemps maintenant qu’elle ne fait plus la cuisine, aidé par Picard je me débrouille comme je peux. La plupart du temps, elle est lucide durant le repas, ne rechignant pas devant un verre de vin, dernier petit plaisir.
Aujourd’hui, après notre petit goûter, j’essaie comme tous les jours de la motiver pour sortir prendre l’air. Sans beaucoup d’espoir.
Marie ne répond pas, elle semble absente. Encore. Tant pis pour la balade, ce sera pour demain. Elle me regarde, sans me voir. Qu’est-ce qui lui passe par la tête ?
Papa doit bientôt arriver. Il m’a aidé à m’installer dans ce petit studio, enfin une chambre d’étudiante avec coin cuisine et salle de bain, un palais pour moi. Vivre loin des parents, la liberté. J’ai pris soin de cacher toutes traces de mon chéri, ses affaires qui traînent et sa brosse à dents. Papa ne sait pas que Paul passe plus de nuits avec moi que chez ses parents. Il doit bien se douter que j’ai des petits amis, mais pour lui on flirte, on s’embrasse, au pire ils me pelotent au cinéma comme à son époque… Je n’ai jamais présenté de garçon à mes parents, aucun n’en valait la peine. Sans avoir couché avec tous mes copains, j’ai souvent changé, passant allègrement de l’un à l’autre. Une nuit chez l’un, un coup dans la voiture de l’autre, je ne m’attachais pas, eux non plus d’ailleurs, et puis voilà, j’ai rencontré Paul.
Paul était dans notre groupe d’étudiants. Je remarquais bien ce grand type avec ses yeux de merlan frit quand ils se posaient sur moi, il m’amusait. Fallait voir sa tête quand je partais au bras d’un de ses potes. Un soir, au cinéma avec toute la bande, celui qui s’était plus occupé de moi que de regarder l’écran, m’a laissé tomber sur le trottoir en sortant, il avait mieux à faire, ce con. Seul « yeux de merlan frit » m’a proposé de me raccompagner, pourquoi pas, je n’aimais pas rentrer seule. En chemin il a peu parlé, quel grand timide ! Enfin il m’a pris la main, je ne l’ai pas retirée. En arrivant en bas de chez moi, il n’a rien demandé, il m’a fait la bise, au passage il s’est attardé sur mes lèvres. Je lui devais bien une petite récompense, je lui ai roulé une pelle bien baveuse. Il était moins timide que ce que je croyais, il en redemandait. On s’est mis dans un coin, pas loin des poubelles. Je ne suis montée chez moi qu’une heure plus tard. Il n’était pas manchot, ses mains baladeuses ont fait connaissance de mon corps, de tout mon corps, sous ma jupe, dans mon chemisier. Y a des timides qui se révèlent sur le tas, enfin le tas façon de parler. J’aurais aimé mieux le connaître aussi, mais pas très romantique le local poubelle, et impossible d’aller chez moi. J’aurais dû lui demander s’il vivait encore chez ses parents ou s’il avait une chambre. Tant pis. Nous nous sommes quittés avec le serment de nous revoir le lendemain. Je me suis couchée des papillons dans le ventre, en rêvant à ses yeux de merlan frit.
Le lendemain, nous avons repris la conversation où nous l’avions laissée. Depuis, nous ne nous sommes plus quittés. Je n’ai pas encore décidé de le présenter aux parents, pas encore.
Papa n’arrive toujours pas. Il ne va pas me faire faux bond, j’ai besoin de sa petite enveloppe pour payer le loyer.
Marie sourit, son rêve doit être agréable. Je lui secoue un peu le bras :
Le temps de passer une veste, je profite de ce moment d’accalmie. En marchant, elle discute du repas de ce soir, des enfants :
Elle s’accroche à mon bras, sa tête contre mon épaule, elle est déjà ailleurs. Retour à la maison.
Papa, faut que je te dise, je suis amoureuse. Ne le dis pas à maman, elle ne comprendrait pas. Il s’appelle Paul, je n’aime pas trop, c’est ringard, je l’appelle Chéri, ça fait aussi ringard, mais la fois où je l’ai appelé Popaul, il a rigolé.
Papa, c’est la première fois que j’appelle un copain « mon chéri », c’est venu tout seul. Je crois que cette fois, c’est le bon. Tu en penses quoi ? … Dis Papa, comment maman a su que c’était toi le bon ?
Ses absences sont maintenant de plus en plus fréquentes. Il y a deux mois, je croyais qu’elle allait mieux, rémission de courte durée. Un matin elle s’est mise à me parler de ses parents, comme s’ils allaient venir nous voir, elle voulait se préparer pour les recevoir. Cela fait pourtant de nombreuses années que sa mère nous a quittés. Et son père a fait un AVC quelques mois plus tard. Deux chocs coup sur coup, ça l’avait beaucoup secoué.
Elle me parle souvent d’eux.
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Autre rituel, le matin, elle aime paresser au lit tandis que je prépare le petit déjeuner. Une fois que tout est prêt, je vais la chercher, sinon elle se lèverait à midi. La plupart du temps, je la trouve rêveuse :
Demain reprise du travail après quatre mois d’arrêt. Heureusement que mes parents sont là, ils pourront s’occuper d’Élise. D’ailleurs ils n’attendent que ça, ma mère va pouvoir pouponner, et Papa est déjà gaga.
Cet été, premières vacances avec Paul. Tout est allé si vite, enceinte de deux mois lors de notre mariage, voyage de noces remis à plus tard, naissance d’Élise… Enfin de vraies vacances en bord de mer, un hôtel club tout compris, avec une garderie pour bébé.
C’était aussi la reprise de nos galipettes. D’accord, Paul m’a fait l’amour la veille de l’accouchement, en faisant attention à ne pas trop m’écraser. Qu’il était délicat ! Bientôt il se serait excusé de me baiser. Ah les hommes ! Moi je n’attendais que ça.
Après, il a fallu attendre le retour de couches. Je me caressais bien un peu sous la douche, et je faisais des gâteries à mon chéri, mais ça ne remplace pas.
Quinze jours de repos, deux semaines de baise, sans perdre une seule minute, comme aux premiers jours de notre rencontre, dans mon petit studio.
Sur la plage, beaucoup de femmes ont laissé tomber le haut de leur maillot, c’est la mode. J’ai fait comme elles. Gênée au début de m’exposer ainsi, j’y ai pris goût. Heureusement que nous ne connaissions personne.
La première fois, Doudou m’a regardé un peu étonné. J’ai senti une pointe d’agacement dans le ton avec lequel il m’a dit « ben, tu fais quoi ? », mon plus beau sourire l’a calmé. Il s’est vite habitué. De son côté pourtant, il ne trouvait rien à redire à mater nos voisines. Je dirais même qu’il les attendait avec impatience, les regardant se déshabiller derrière ses lunettes de soleil. Comme si je n’avais pas vu son manège, un vrai gamin.
Vivre nue toute la journée donne inévitablement des idées. J’ai aimé les regards des hommes qui me prouvaient que je pouvais encore plaire. Je n’ai rien dit à mon Doudou, il ne m’en a plus parlé non plus. Ça n’avait pas l’air de le déranger, au contraire, il tenait la forme. Est-ce que ça l’excitait que je montre mes lolos ? Peut-être. Nous en profitions au retour de la plage, c’était ma fête tous les jours avant d’aller dîner.
…
Ah ces vacances ! Je rentre en pleine forme et bien bronzée. J’ai hâte de retrouver mon bureau, retrouver mes collègues, ça me changera des couches et des biberons.
Élise dort, je me repose encore un peu, avant de lui préparer son biberon… Mes parents vont bientôt arriver, maman sera heureuse de pouvoir le lui donner et de la changer.
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Ce soir, nos amis viennent dîner à la maison, le doc me dira ce qu’il pense de Marie, ses absences se multiplient depuis quelque temps.
Je pars faire des courses. Elle est dans son fauteuil un livre à la main, je n’en ai pas pour très longtemps, je dois pouvoir la laisser seule :
Quelle soirée samedi ! Au début je stressais un peu, c’était la première fois que nous laissions les enfants, faut dire que Quentin a tout juste un an et Élise n’est pas bien vieille. Je n’ai pas pu m’empêcher de téléphoner deux fois à la baby-sitter, ils dormaient. Ça m’a rassuré.
La soirée a été agréable, nous étions heureux de revoir nos amis. Leur cousin passait quelques jours chez eux, bel homme, il m’a draguée dès l’apéritif. C’est vrai que j’étais en beauté avec ma robe bustier et mon pantalon moulant. Toujours flatteur d’être remarquée après deux grossesses, il en louchait le cousin. Paul n’a rien dit, il n’est pas jaloux, mais il a jeté des regards vers nous pendant tout le repas, signe que je lui plaisais toujours. Je lui souriais pour le rassurer, c’est mon doudou à moi, aucun homme ne peut l’égaler, il est unique, je n’avais aucune envie d’aller voir ailleurs. En rentrant chez nous, il ne m’a fait aucune réflexion, je n’aurais pas aimé, je n’avais rien fait de mal. Fatigués, nous nous sommes endormis enlacés. Au matin, il s’est surpassé.
Pourtant, quelques jours plus tard, j’étais nue, allongée sur le lit de ce cousin dont j’ai oublié le nom. Que m’avait-il dit pour me convaincre d’oublier Paul ? Je ne sais plus. Je n’ai pas été bien maligne, me jeter dans les bras du premier venu. Qu’est-ce qu’il m’a pris, j’étais folle. J’ai aimé ses baisers, ses caresses, c’est certain il m’a fait jouir. Pas vraiment le coup du siècle, pas un fiasco non plus, mais avec un goût amer qui ne donne pas envie de recommencer. Pendant des jours, j’ai eu peur que Paul ne l’apprenne, je ne voulais pas le décevoir. Quelle honte ! Lui qui m’a toujours fait confiance, je l’avais trahi. J’avais des remords, mais ce qui est fait est fait, j’ai dû vivre avec, en essayant d’oublier ce moment de faiblesse. Un peu surprise que mon amant d’un jour ne cherche pas à me revoir. Ça n’avait pas dû le marquer lui non plus… Comment s’appelait-il déjà ?
…
Tient ça sent le thé, maman a dû rentrer pendant que je dormais.
Marie est bonne cuisinière, était… par précaution, pour ce soir, j’ai fait appel à un traiteur, et je m’occuperais du vin ; notre cave regorge de petits trésors ramenés de nos escapades en amoureux.
Dans notre chambre, elle se prépare pour recevoir nos amis. Je ne me lasse pas de la regarder ajuster ses sous-vêtements, choisir sa robe, me demander dix fois mon avis, l’enfiler, l’ajuster, strip-tease à l’envers. Et suprême plaisir, lui remonter lentement la fermeture éclair dans le dos. Une fois prête, je ne manque jamais de lui déposer une bise dans le cou.
Qu’elle est belle ! Ce matin encore je la regardais sous la douche, elle n’a pas changé. Quand elle m’a demandé de lui laver le dos, je me suis revu cinquante ans en arrière. Elle était un peu gênée quand je lui ai caressé les seins du bout des doigts. Elle a fait semblant de s’offusquer, mais je suis certain qu’elle s’y attendait, qu’elle l’espérait. D’accord, ça ne m’a pas fait bander, mais ce n’est pas sa faute.
Quand elle s’est essuyée, elle me souriait, contente de l’effet qu’elle me faisait encore.
Le souvenir de nos vacances m’est revenu en mémoire, le même petit sourire complice quand nue sur la plage elle sentait le regard de ceux qui passaient près de nous. Elle m’avait surpris la première fois, elle si prude, mais elle faisait comme toutes les femmes, rien de plus. Au fil des jours, je n’y ai plus fait attention. Si d’autres hommes la regardaient, grand bien leur fasse. Elle plaisait, ils m’enviaient. En rentrant dans notre bungalow, je lui prouvais qu’elle était la plus belle. D’ailleurs, elle a toujours été la plus belle.
Faut dire qu’à cette époque, on baisait de jour comme de nuit, chaque fois que l’envie nous prenait, et l’envie nous prenait souvent, surtout après les jours d’abstinence qui ont suivi la naissance de Quentin.
En plus d’être ma femme, Marie a toujours été ma maîtresse. Si bébé avait su ce que ses parents faisaient quand on le mettait à la garderie. Plage discrète, seuls dans les dunes, en espérant que des voyeurs ne soient pas à l’affût. On se faisait peur mutuellement, peur d’être surpris, peur de tomber sur un satyre, mais le satyre c’était moi. Nous avons tout essayé, enfin tout c’est beaucoup dire, dans la voiture, dans la nature quand nous faisions du jogging ensemble, à la piscine… Ah la piscine ! Les vestiaires mixtes, une cabine pour deux. Pas beaucoup de place, il fallait être souple. Je me demande encore si nous n’alertions pas tous les nageurs. Enfin, nous ne devions pas être les seuls.
En voyant leur mamie, nos petits-enfants ne peuvent imaginer combien elle pouvait être coquine, accro au sexe, enfin à mon sexe. À l’époque, je lui disais affectueusement ma petite salope, et elle me traitait de pervers. Époque bénie dont je me souviens parfois sous la douche.
Fini de rêver, nos amis vont bientôt arriver. Marie est prête. Elle me surprendra toujours, elle s’active, courant partout, voulant tout contrôler. Tout doit être parfait. Le doc verra bien qu’elle n’est pas malade.
C’est elle qui les accueille avec un grand sourire. Notre ami lui tend un gros bouquet de roses, avant les quatre bises traditionnelles.
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Ce dimanche, nous nous reposons de la soirée d’hier. Nos amis ne sont pas restés très tard, mais comme toujours, nous avons trop mangé et trop bu, il nous faut récupérer.
En partant, notre ami le doc m’a conseillé de mettre Marie dans une maison spécialisée, avec du personnel qui s’occupe de personnes comme elle. Comme elle ? Que veut-il dire ? Il exagère, pas question de l’enfermer.
J’allume la télévision pour la distraire, un documentaire sur Venise. Pas très original, nous y avons passé notre voyage de noces, plus souvent dans notre chambre d’hôtel que dans les églises. Elle regarde fixement l’écran. Se souvient-elle de notre promenade en gondole ? Le gondolier, lui, doit peut-être s’en souvenir ? Peut-être.
De peur qu’elle ne prenne froid, je pose délicatement une couverture sur ses jambes, qu’elle remonte instinctivement sur elle.
Blottie dans les bras de Paul, bercée par le ronron des moteurs, je laisse aller ma tête contre son épaule, comme lors de notre voyage de noces.
Paul m’a fait un beau cadeau pour mes cinquante ans, quelques jours à Venise. Comme je le connais, il a dû réserver le même hôtel, la même chambre. Il va aussi vouloir me prendre dans ses bras pour entrer dans la chambre, enfin depuis j’ai pris quelques kilos, et il n’est pas très costaud mon doudou. Ensuite, il me fera la surprise de m’emmener en gondole sous le pont des Soupirs, et en rentrant, il voudra me faire l’amour sur le balcon face à la lagune, enfin j’espère.
Me faisant câline, je lui glisse à l’oreille :
- — Mon chéri, tu te souviens du film Emmanuelle ?
Il a alors tiré une couverture sur nos jambes, et a posé sa main sur ma cuisse. C’est qu’il me prendrait au mot, le coquin. Je l’ai laissé faire un moment. Sa main est montée sous ma jupe, là j’ai rigolé un peu fort :
- — Mon chéri, voyons, à notre âge, tu peux attendre ce soir.
J’ai cru qu’il allait me faire la tête. Ben non, il m’a souri, il a remonté la couverture et négligemment a posé sa main sur ma poitrine. Je me suis bien gardé de lui faire une autre réflexion. Sa main est descendue un peu pour remonter sous mon chemisier, et empoigner délicatement mon sein. Enlacés sous la couverture, nous avons somnolé tout le reste du voyage.
…
Toujours romantique, le premier jour mon chéri m’a emmené prendre l’apéritif sous les arcades de la place Saint-Marc, au café Florian, au son feutré d’un orchestre vénitien. J’étais sur un petit nuage.
Cette fois, nous avons visité la ville, elle en vaut la peine. Mais en rentrant à l’hôtel, quel mal aux pieds ! Le soir dodo.
Enroulée dans la couverture, Marie s’est endormie. Je coupe notre téléviseur, « Dors ma chérie ».
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Aujourd’hui, j’ai sorti notre album photos, celui que j’ai fait l’année de ma retraite. Pompeusement appelé « notre vie », j’ai voulu regrouper des photos de notre naissance jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à nos petits-enfants.
Marie s’attendrit sur les images de notre enfance. Là, j’ai deux ans, les cheveux longs, tout nu sur une plage, la sienne est plus chaste, bébé allongé sur un coussin, les fesses en l’air. Elle me dit en riant « déjà sexy », je ne sais pas si elle parle d’elle ou de moi. Elle s’attarde sur son entrée à la grande école, à dix ans avec ses copines, l’âge de notre petite-fille aujourd’hui.
Je tourne les pages. Nos années étudiantes, années d’insouciance, de découverte, les photos de nos sorties, celles de nos amis d’alors, ses anciens flirts. Avec combien avait-elle couché avant de me connaître ? J’ai été un peu irrité qu’elle veuille les mettre dans notre album, enfin quelle importance après tant d’années, et puis c’est moi qu’elle a choisi. Plus discret, prudent, il y a longtemps que j’avais détruit toutes les photos de mes ex.
Marie passe rapidement pour en arriver à notre mariage, qu’on était jeune, tout mignon. Elle s’attarde sur celle qu’elle affectionne particulièrement, son entrée dans l’église aux bras de son père :
Toute notre vie défile, les évènements de famille, mes cheveux blanchissent, se font plus rares. Nos vacances, les photos des enfants, photos bébé, photos à l’école, et l’histoire recommence avec les petits-enfants.
Je me rends compte qu’elle ne dit plus rien, elle n’est plus avec moi, repense-t-elle à ses premiers amoureux ?
Oui maman j’arrive, je suis avec mes copines, je finis mon goûter… Dis Sylvie, tu as vu Gérard comme il nous regarde. Il était dans ma classe l’an dernier en CM2, je n’ai jamais osé lui dire que je l’aimais, maintenant c’est Christian mon amoureux, un grand de cinquième. On se voit à la récré… Il est beau, tu ne trouves pas ? Il m’a dit qu’il m’aimait d’amour, il m’a même embrassé sur la bouche… Si si je t’assure, c’est vrai… avec la langue ? Comment ça avec la langue ?… Je veux me marier avec lui. Chut ! ne le dis à personne.
Marie sourit sans se rendre compte de ma présence. Je referme le livre de notre vie, on regardera la suite plus tard.
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En serrant ses mains froides dans les miennes, je repense à tout ce bonheur partagé. Une vie avec des hauts et des bas comme tous les couples, mais avec toujours cette petite lueur dans ses yeux. Sa libido n’a jamais faibli. Petite appréhension après la naissance des enfants et à la ménopause, à tort, quand on s’aime, on s’adapte.
Tant d’années ensemble, entre complicité et confiance, un amour sans tache, presque sans tache. Marie a toujours été l’épouse idéale, la mère parfaite, exemplaire. Je ne peux pas en dire autant, je n’ai pas été un mari parfait, j’ai fait de mon mieux, mais avec deux coups de canif dans notre contrat dont je ne me vante pas.
La première fois lors d’un déplacement, une collègue qui m’a dragué, j’ai été faible, lâche même. Je pensais bien à Marie, mais une belle femme qui s’offre à vous. Dérapage d’un soir. Je me suis aperçu que l’amour sans amour est bien fade. Après, j’ai regretté, et j’ai oublié.
La seconde fois, à la cinquantaine, une femme rencontrée à la salle de sport. D’abord attiré par ses yeux, j’ai eu envie d’en connaître plus. Elle était mariée. Une envie irrésistible, partagée. Ni elle ni moi ne voulions aller à l’hôtel, il fallait faire attention, les gens jasent si vite. Nous nous retrouvions toutes les semaines dans le vestiaire pour une étreinte rapide, mais intense. Une sorte d’amour, plutôt de tendresse, nous unissait. J’étais insouciant. Très vite, elle a culpabilisé, ça ne pouvait pas durer. Quand elle est rentrée de vacances, nous avons longuement discuté. Chevaleresque, je lui ai proposé de ne plus nous revoir, elle m’en a remercié. Ça m’arrangeait aussi, j’avais peur d’être découvert, et que la rumeur remonte à Marie. Avec le recul, je ne suis pas très fier, j’aurais pu la faire souffrir, j’aurais pu faire éclater notre famille, pour rien. Heureusement qu’elle n’a jamais rien su.
Maintenant, quel va être notre avenir ! Enfin l’avenir, combien de temps nous reste-t-il ? Un an, dix ans ? Si je pars le premier, qui va s’occuper d’elle ? Je ne veux pas qu’elle aille dans une maison. Et si c’est elle, non pas possible, je ne pourrais pas vivre sans elle.
Brrr ! Quelles pensées morbides tout à coup. Nous avons le temps, encore plein de choses à vivre ensemble, nous ne sommes pas si vieux. Tiens, nous devrions partir faire un petit voyage en amoureux, pourquoi pas en Italie. Elle ne sait pas toujours où elle est, mais ce n’est pas grave, je suis là, je la guiderais. Sinon, c’est elle qui me guidera.
Marie ne dit rien, elle regarde devant elle sans même faire attention à moi :
Aujourd’hui, papa doit m’apporter des photos de la naissance de Quentin. J’ai hâte de voir celles qu’il a faites à la clinique dans mes bras et sur mon sein. Quel glouton, un vrai garçon ! Paul est venu me voir avec Élise. Moment magique, la découverte de son petit frère, c’était tellement touchant. Petit bout de femme de trois ans, elle se conduit déjà comme une petite maman…
Papa fait toujours de belles photos, avec son vieil appareil, il n’a jamais voulu en changer.
Ah ! J’entends du bruit, sûrement lui qui arrive.
Marie tourne la tête vers moi, elle me sourit. Enfin elle me reconnaît. Il fait beau, on va pouvoir aller se promener, cela fait plus de quinze jours qu’elle n’est pas sortie :
Je sursaute en essayant de cacher mon trouble. Son sourire me fait chaud au cœur, mais une larme perle sur ma joue. La porte des souvenirs venait-elle de se refermer ?
Non voyons, Marie est juste un peu fatiguée.