n° 22380 | Fiche technique | 41785 caractères | 41785 7244 Temps de lecture estimé : 29 mn |
10/04/24 |
Résumé: Dans le chaos du monde, on peut aussi souffrir pour une raison particulière. | ||||
Critères: #sciencefiction #dystopie fh campagne dispute | ||||
Auteur : Amateur de Blues Envoi mini-message |
Avant de rencontrer Héloïse, je ne me posais jamais de questions. C’était il y a trois jours à peine et cela me semble une époque lointaine. Je vivais, je profitais de mes privilèges, je cherchais toujours où était mon intérêt, je ne faisais pas de politique. Depuis la grande vague de renversement des démocraties des années trente, personne ne faisait de politique. Nous avions des dirigeants autoproclamés qui plaisaient plus ou moins, mais que les gens respectaient par prudence. Et puis c’était toujours la guerre et en temps de guerre, ce n’est pas le moment de changer de régime.
C’est pour échapper au front que j’étais entré dans les forces de sécurité. Pour ne pas utiliser leurs armes nucléaires qui détruiraient la planète, les nations s’affrontaient dans des guerres sales, avec des drones et des unités de robots. Les hommes s’enterraient dans des tranchées comme à Verdun. Je ne savais pas, je n’imaginais pas qu’il puisse y avoir un autre chemin. J’aidais donc le système à fonctionner le mieux possible en traquant le déviant et le terroriste. Au début simple agent anti-émeute, j’avais vite monté les échelons. Plus intelligent que la moyenne, ce qui était simple, car la moyenne était très, très basse, obéissant aux ordres sans états d’âme, j’étais un élément parfaitement adapté aux tâches que l’on me désignait.
Après avoir mené à bien la fermeture du campus de la deuxième ville du pays, en une semaine avec de nombreuses arrestations et un minimum de morts, sans articles dans la presse, j’avais été nommé commandant, ce qui mettait une douzaine d’hommes sous mes ordres et m’offrait une certaine autonomie. Je m’étais spécialisé dans la répression des intellectuels. Je lisais leurs journaux et je connaissais leurs théories. Je savais ceux qui ne présentent aucun danger et qu’on peut laisser courir pour les citer en exemple quand on reproche au pouvoir la fin de la liberté d’expression et ceux qu’il faut faire taire au plus vite parce qu’ils parlent bien au peuple, parce qu’ils ont du charisme et qu’ils trouvent les mots qui font douter autour d’eux. Parmi ces ennemis du pouvoir, il y en a qu’il convient de présenter à un tribunal parce que leur procès sera pédagogique, par exemple, ceux qui se droguent ou qui ont une maîtresse, et enfin, il y en a qui doivent disparaître discrètement, rapidement, comme s’ils n’avaient jamais existé.
Julien Sorel était de ceux-là. Professeur à l’université avant la fermeture du campus, professeur d’histoire, il était maintenant rédacteur publicitaire dans une agence que je soupçonnais d’être une couverture pour les activités illégales des démocrates. J’avais assisté à une de ses conférences sur la paix dans l’arrière-salle d’un café que j’avais fait fermer ensuite pour des raisons d’hygiène. Cet homme pouvait convaincre n’importe qui que nous entretenions volontairement la guerre pour empêcher le peuple de se révolter contre la misère de plus en plus grande dans le pays. Il m’avait convaincu, moi, c’est dire. Je m’en moquais. Si la guerre était le moyen de faire tenir les gens tranquilles, j’étais pour la guerre, du moment que personne ne m’obligeait à y participer. Mais je comprenais le danger de ce discours s’il avait la possibilité de se diffuser largement.
C’est pourquoi j’étais ce matin-là au domicile de monsieur Sorel avec une trentaine d’hommes, entraînés et surarmés. Ce pauvre homme portait des costumes en velours côtelé avec des renforts en cuir aux coudes, mais je n’aimais pas les surprises. Il habitait une maison un peu à l’écart de tout, dans un hameau à une trentaine de kilomètres de la ville. Mes hommes ont investi la villa sans problème et le commissaire m’a indiqué que tout était sous contrôle et que je pouvais entrer. Le professeur Sorel était bien là, gémissant sur un tapis persan taché de sang frais, des menottes enserrant ses poignets derrière son dos. Sa femme était présente également, plaquée contre un mur, le visage en larmes et les mains sur la tête.
Dès cet instant, j’ai su que quelque chose n’allait pas. Je ne parvenais pas à regarder cette femme en face. Il y avait dans son visage un je ne sais quoi qui me troublait, comme si c’était une chose que je cherchais depuis toujours et que je ne m’attendais plus à trouver ou en tout cas pas ici. Mais j’étais incapable de comprendre de quoi il s’agissait et surtout incapable d’y réfléchir. Nous étions en pleine opération. Si nous voulions être discrets et c’est ce que nous souhaitions, ces gens-là devaient disparaître de la surface de la Terre en moins de vingt minutes. Nous avions repris la vieille technique des Argentins qui nous convenait parfaitement. Un jet nous attendait sur le tarmac de l’aéroport voisin.
Déstabilisé, je sortis de la pièce pour reprendre une contenance et entrai dans le bureau du professeur. Deux de mes agents triaient ses papiers à grande vitesse. L’information est le moteur de notre métier. Nous devons tout savoir pour avoir toujours une longueur d’avance. J’indiquai les livres sur les rayonnages à un agent et lui demandait de tout embarquer avant de mettre le feu à la baraque. Officiellement, je me devais de lire leurs livres pour comprendre leurs théories subversives. En réalité, les livres étaient des objets qui m’attiraient considérablement. Certains avaient été écrits plusieurs siècles auparavant et plus personne ne connaissait leurs auteurs, mais leur contenu était toujours d’actualité dans le monde d’aujourd’hui. Cela me fascinait.
Mais les livres n’étaient pas mon problème. Je convoquai le commissaire dans le bureau, fis sortir les autres et fermai la porte.
Je retrouvais Madame Sorel dans mon bureau quelques heures plus tard. Elle était assise sur le fauteuil destiné aux interrogatoires avec les poignets menottés sur les accoudoirs. Elle avait fini de pleurer, mais son visage portait encore les marques de ce qu’elle venait de vivre et son regard exprimait une hébétude complète. Je la détachais aussitôt et allais me caler dans mon fauteuil, de l’autre côté du bureau. Je gardais le silence et examinais un document quelconque. C’est quelquefois plus productif de se taire et d’attendre plutôt que de poser tout de suite des questions. D’ailleurs, dans cette situation inédite, je n’avais pas de questions.
Et enfin seulement, je la regardais dans les yeux. Ils étaient immenses et clairs, brouillés par le malheur. Je n’y lus pas grand-chose, mais j’appris à cet instant ce que je voulais d’elle. Je voulais qu’elle m’aime. J’avais désespérément besoin qu’elle m’aime. Je retombais dans le silence et tentais de digérer cette sensation nouvelle.
Son beau visage aux traits réguliers ne ressemblait plus à rien. Elle était écarlate de honte et de douleur. Sa naïveté était attendrissante et c’était la première fois que je ressentais cela. D’habitude, la naïveté des gens de gauche m’exaspérait et me donnait envie de leur faire du mal. Pas cette fois.
Je voulais vraiment comprendre. J’étais toujours dans la sidération et j’avais besoin de mots pour en sortir, de mots qui me disent comment on pouvait gagner l’amour d’une femme comme elle, au risque de m’entendre dire que cela était réservé à d’autres, que la porte resterait toujours fermée pour moi.
La conversation avait dérapé à un moment et je me sentais stupide, frustré et malheureux. Je pensai un instant que je pouvais toujours la tuer et me suicider à la suite, mais cela ne m’apaisa pas. Je lui remis les menottes et nous sortîmes de mon bureau. On croisa Franck qui revenait de je ne sais où. Depuis deux ans, ce collègue était ce qui pouvait s’apparenter à un ami. Sauf que je changeais à la vitesse de l’éclair et que je le considérai dans ce couloir comme un danger potentiel. L’envie de poser ma main sur mon arme me démangea.
L’échange s’arrêta là, mais j’étais sur les nerfs. J’avais dû prendre sur moi pour ne pas l’abattre alors que nous avions échangé des dizaines de propos similaires auparavant. Quand je me retournai vers Madame Sorel, elle me regardait avec un tel mépris que je faillis l’abattre aussi. Mais je l’amenai chez moi, lui enlevai les menottes et préparai du thé pendant qu’elle prenait une douche. Il n’y avait qu’une chambre chez moi et je ne savais pas encore où nous allions dormir, tout était si confus. Je n’avais jamais été ainsi, est-ce la peine de le dire ? Tout avait toujours été clair dans ma tête, l’idée que je me faisais du monde, des femmes, de mon avenir et de la manière d’obtenir ce que je voulais.
Nous bûmes le thé dans un silence glacial puis je la laissais seule pour aller retrouver son mari et faire je ne sais quelle folie qui me mènerait certainement à ma perte. Je me demandais pendant le trajet ce qui se passerait si son mari décédait pendant un interrogatoire, sans que j’y sois mêlé, les chances que j’avais de la consoler. Elles étaient nulles et je savais que je serais incapable de passer à la suite.
Je trouvai Julien Sorel dans une cellule sombre et malpropre. Il était assis et gardait la tête entre les mains, ne levant pas les yeux à mon entrée.
Il ne répondit pas et ne leva pas la tête. J’aurais voulu que ce soit un lâche et il n’en était pas un. Une déception de plus.
Évidemment, je n’obtins aucune réponse sensée à mes questions absurdes. Le professeur croyait à un piège et répondait n’importe quoi. L’étape suivante était un entretien avec mon supérieur pour essayer de le garder vivant en inventant une infiltration dans les milieux de la résistance avec l’aide d’un Sorel coopératif. Mon chef était directeur des services de renseignements hongrois à la fin des années vingt et il avait migré chez nous à l’arrivée des Russes. C’était un homme dur, sans affects, qui fonctionnait à l’intuition. Il y avait peu de chances que ma manœuvre réussisse et je ressortis de son bureau avec l’ordre définitif de balancer le professeur dans la Méditerranée dès le lendemain matin.
Je rentrai chez moi vidé, comme si je venais de plonger dans un chaos dont je n’avais jamais eu conscience. Pourtant, le chaos avait toujours été là et je me plaisais à dire que j’y évoluais comme un poisson dans l’eau. Mais la folie du monde venait d’entrer en moi et je sentais la mort marcher sur mes pas. Les choses furent plus claires quand j’entrais dans mon salon. Madame Sorel était assise sagement sur mon canapé, un livre à la main, un vieux roman de Julian Barnes qui parlait d’amour et de philosophie. Il était probablement sur la liste interdite, mais c’était le cas de la plupart des livres de ma bibliothèque. Les livres autorisés qui vantent la supériorité de l’Occident et de la chrétienté sont en général passablement ennuyeux.
Elle leva la tête à mon arrivée et ses grands yeux étaient gris, mais peut-être reflétaient-ils le ciel ou la peine qu’elle avait. Ce regard qui me demandait quelque chose, la beauté de ses traits que j’avais crue surévaluée quand j’avais été loin d’elle et qui maintenant m’éblouissait, le simple fait qu’une femme comme elle soit chez moi quand je rentre, tous ces faits étaient la confirmation qu’il me fallait pour sauter dans le vide sans parachute. Avant qu’elle dise quoi que ce soit, je l’informai de mon plan.
Je n’ai pas connu mon père. Il a quitté ma mère alors que je n’avais que quelques mois, à cause de mes hurlements la nuit, d’après elle. Il est mort il y a quelques années et à ma grande surprise, j’ai hérité de ses biens. Il y avait cet appartement où nous étions, Héloïse et moi, et une vieille bergerie, sans eau courante ni électricité, perdue au fond du Diois. C’est là que j’imaginais emmener ce couple d’innocents, si je survivais à la tuerie.
J’ai préparé un repas sommaire et madame Sorel a accepté de le partager. Nous avons mangé en silence avant de retourner au salon où j’ai rempli un grand verre de Bourbon. J’avais besoin d’alcool pour effacer la brume. Elle n’en voulait pas et elle a repris son livre. Perdu dans mes songes, je la regardais lire et soudain, j’ai eu cette impulsion subite.
Quand je fus seul, je m’effondrai en sanglots. Je n’avais jamais pleuré au cours de ma vie adulte. Aucune émotion ne m’avait semblé mériter un tel laisser-aller. Les derniers sanglots dont je me souvienne, c’est lorsque ma grand-mère m’a annoncé que je ne reverrais plus ma mère, qu’elle était morte. Mais c’était des larmes de rage, j’en voulais au monde entier et particulièrement à ma grand-mère que j’avais essayé de battre. Ce soir-là, avec un nouveau verre d’alcool devant moi, je pleurais mon destin, mon incapacité à ce que quelqu’un m’aime un jour, ma vie inutile et vaine. Tout cela était d’une bouffonnerie, je m’apitoyais sur moi-même pour la première fois et cela ne m’était d’aucun réconfort.
Est-ce la peine de dire que j’ai passé une nuit épouvantable ? Nous sommes partis de bonne heure. J’ai remis les menottes à Héloïse et elle a été stoïque, ni pleine d’espoir, ni effrayée. Je crois qu’elle avait pris son parti de la mort à venir et je pensais que c’était probablement plus sage. L’équipe était à l’heure au rendez-vous et nous avons pu récupérer Julien Sorel assez vite et quitter la ville.
La procédure de liquidation par avion était assez bien rodée et c’était toujours la même équipe qui officiait. Pour le trajet jusqu’à l’aéroport, deux motards ouvraient la route. Nous suivions dans un premier véhicule. D’habitude, c’est Eddy qui conduisait, mais j’avais demandé à prendre le volant et il n’avait pas fait de problème. Il était assis à côté de moi et ne sentait pas très bon comme à son habitude. Je n’aimais pas Eddy, mais il était efficace et soumis et c’était souvent pratique de l’avoir avec moi. Pas ce jour-là, à vrai dire. Les deux prisonniers étaient à l’arrière, menottés avec un agent entre eux, un jeune en uniforme noir de la milice citoyenne avec des boutons d’acné sur le visage. Julien et Héloïse s’étaient regardés intensément quand ils s’étaient retrouvés face à face, mais ils n’avaient pas échangé un mot. Héloïse était toujours parfaite, pas la moindre fausse note. Cette femme me rendait dingue. Derrière nous, une voiture fermait la marche avec quatre miliciens à l’intérieur.
J’avais un plan. Je croyais avoir tout prévu, mais pas l’humour d’Eddy et j’ai dû improviser beaucoup plus tôt que prévu. Nous étions sur l’autoroute quand le gros Eddy s’est retourné pour regarder les prisonniers avant de me dire :
Je n’ai pas répondu. J’ai sorti mon arme de ma ceinture et lui ai explosé la tête à bout portant en conduisant d’une main. Sans me retourner, j’ai descendu le milicien qui devait paniquer à essayer de décoincer son PM d’entre ses jambes. J’ai accéléré et renversé un des deux motards, raté l’autre qui s’est pris la glissière de sécurité.
La voiture de suivi a perdu du terrain en freinant pour éviter le motard que j’avais percuté, j’avais la voiture la plus puissante et le pied écrasé sur l’accélérateur. Je suis donc arrivé au prochain péage avec une longueur d’avance et je suis sorti de l’autoroute en explosant la barrière, comme dans les films d’action. C’était un bon début, mais je n’avais pas d’idée pour la suite. Mon plan était plus subtil que ça et on ne devait pas avoir toutes les forces de police à nos trousses.
Au premier rond-point, je vis un panneau : « Gare SNCF », et j’ai pris cette direction. En même temps, j’ai fouillé d’une main la poche dégueulasse du cadavre à côté de moi et lancé la clé des menottes à mes passagers.
Ils ne disaient rien, ne se parlaient pas non plus entre eux. Je n’étais pas très sûr de ce qu’ils pensaient de l’action en cours, mais ce n’était pas le moment d’en discuter. Je me suis garé sur le parvis de la gare. J’ai sorti ma carte d’agent des forces spéciales pour arrêter un grouillot à casquette qui venait à notre rencontre. J’ai pris Héloïse par la main parce que je trouvais qu’elle ne marchait pas assez vite et je l’ai tirée derrière moi. Nous avons grimpé dans un train à quai qui heureusement partait presque aussitôt.
Nous avons changé de train trois fois et mis plus de quatre heures pour arriver à la gare la plus proche de la bergerie paternelle. Pendant tout ce temps, le silence a régné entre nous. Je les regardais l’un et l’autre, mais surtout elle et ils regardaient par la fenêtre, ou bien ils essayaient de lire les consignes affichées dans les compartiments. Étrange balade…
Depuis la gare, il y avait au moins trois heures de marche jusqu’à la bergerie et l’après-midi tirait déjà à sa fin. J’ai loué une voiture dans un garage et nous sommes arrivés à la lueur des phares. Je possédais cette maison depuis trois ans, mais je n’y venais que pour la seconde fois. Heureusement, lors de mon premier passage, l’été dernier, j’avais investi dans des bouteilles de gaz, des ustensiles de cuisine, des draps et des couvertures, des boîtes de conserve et du bois de chauffage.
Après un temps d’installation où mes deux invités restaient debout au milieu de la pièce pendant que je m’activais autour d’eux, nous nous retrouvâmes autour de la grande table en chêne, des bols de raviolis devant nous. Le fait qu’ils ne communiquent pas entre eux me dérangeait profondément, comme s’ils répugnaient de s’adresser la parole devant moi.
Puis elle éclata en sanglots et son connard de mari ne posa même pas une main sur son épaule.
Le lendemain fut un autre jour, quelque chose de vraiment spécial, qui restera, et pour cause, la journée la plus importante de ma vie. Dès le petit déjeuner, en fait une simple boîte de sardines et une tasse de café soluble, nous abordâmes la question de l’avenir.
Les choses étant dites clairement, nous pûmes vaquer chacun à nos occupations pour le reste de la journée. Pour moi, c’était fendre du bois pour chauffer la maison, nettoyer la source et ramener de l’eau fraîche à la cuisine, retrouver le stock de bougies que je savais avoir acheté, mais que je ne trouvais plus. Le professeur resta allongé sur mon lit à peu près toute la journée. Sa femme fut plus active, mais cela me dérangea plus qu’autre chose. En effet, elle fit du ménage dans la cuisine et dans la pièce commune puis elle nous prépara un repas un peu plus élaboré pour le déjeuner. Je savais son engagement féministe et je trouvais tout cela ridicule. Voulait-elle me montrer une certaine reconnaissance ? Était-ce un message à destination de son mari pour lui dire son désaccord ?
Par contre, quand elle s’installa sur le banc de pierre devant la façade, profitant d’un des premiers rayons de soleil de la saison, me regardant fendre mon bois avec l’acharnement d’un condamné à mort, je ne pus m’empêcher d’apprécier sa présence. Nous n’échangeâmes pas un mot, mais quelque chose d’indéfinissable passa certainement entre nous.
Plus tard, tandis que je tentais de réparer le manchon d’une lanterne avec de la gaze prise dans la pharmacie avant que la nuit tombe, Héloïse me rejoignit à la grande table de chêne avec un antique album de photos à la main.
Je ne savais pas d’où venait cet album. Je ne l’avais pas vu lors de mon précédent séjour, mais je n’avais pas non plus fouillé dans les placards de la chambre qui étaient vastes et pleins de vieilleries. Le gosse de la photo avait les oreilles décollées et c’est à ça que je le reconnus. C’était moi, bien sûr. La femme à qui je donnais la main, ma mère, était grande et belle. Cette photo avait probablement été prise par ma grand-mère la dernière année où j’avais vécu avec ma mère. Ensuite, elle était entrée en cure de désintoxication et m’avait laissé à ma grand-mère le temps de la cure. Puis elle était allée directement en hôpital psychiatrique sans repasser à la maison et elle s’était suicidée deux ans plus tard sans que je puisse la revoir.
J’étais silencieux et hypnotisé par cette image, d’abord parce que je ne comprenais pas comment mon père qui nous avait soi-disant abandonnés sans donner de nouvelles depuis que j’étais bébé pouvait avoir eu cette photographie. Je n’avais de mon enfance que les récits de ma grand-mère et je comprenais à cet instant qu’elle m’avait certainement beaucoup menti. Ensuite, en regardant mieux les détails, tentant de deviner où la photo avait été prise, je fus pris de vertige en regardant ma mère. Ses grands yeux, son cou de cygne, sa silhouette élancée étaient les signes distinctifs de la femme à mes côtés dans la pièce. Même le dessin de la bouche était assez proche. Je comprenais soudain mon attirance insurmontable et mortifère pour cette femme. Si j’avais eu mon arme à cet instant, j’aurais peut-être tué quelqu’un, elle ou moi, je ne sais pas, mais mon flingue était sous mon oreiller sur la mezzanine.
Au moment du repas, je préférais les laisser en tête à tête, les confrontations avec le professeur Sorel me donnant trop envie de violence et j’allais regarder le soleil se coucher depuis le banc de pierre. L’air se rafraîchissait et les oiseaux s’étaient soudain tus. Il y avait ici un calme que je n’avais jamais connu et je jouais avec l’idée de rester vivre là, sachant pourtant que mon passé me rattraperait tôt ou tard. C’est à ce moment qu’Héloïse m’a rejoint. Elle s’est assise sur le banc et a semblé attendre que je dise quelque chose. Je regardai au loin, la route qu’on voyait à des kilomètres d’ici, plus bas dans la vallée et où passaient de rares voitures, mais je savais que son regard était posé sur moi et je sentais la peau de ma joue brûlante.
Je tournais la tête vers elle et malgré le manque de lumière, sa beauté me frappa une fois de plus.
Évidemment je l’embrassai, comme un homme mort de faim, comme si je n’avais pas eu de femme depuis des années. J’en avais eu, beaucoup, trop pour que je puisse les compter et je ne me rappelais d’aucunes. Embrasser Héloïse fut comme de plonger sous la mer et de découvrir le calme des fonds marins. C’était tout simplement le but de l’existence et après, on pouvait bien mourir. Aussi, je voulais que ce baiser dure toujours et je la serrai dans mes bras de toutes mes forces. Mais rien ne dure toujours et je finis par la relâcher.
Dès qu’elle fut libre de ses mouvements, elle défit le bouton de mon jean et descendit ma braguette. J’avais oublié la réalité, la présence de Julien à l’intérieur de la maison et trouvai cela presque normal. Je bandais.
J’avais fermé les yeux. Je ne pouvais pas supporter de voir son visage pendant qu’elle me branlait. Elle voulait bien sûr dire qu’on ne pouvait pas aller baiser dans la maison, ce que je comprenais fort bien. Dans l’appentis où j’avais rangé le bois, il y avait une pile de matelas abandonnés depuis des lustres, mais je ne voyais rien de mieux et je la pris par la main pour l’y emmener.
Il faisait froid, mais je crois que nous ne nous en rendions compte ni l’un ni l’autre. Pendant qu’elle me suçait avec beaucoup plus de talent que ce à quoi je m’attendais, je mis la main sous sa jupe, puis dans sa culotte et nous nous fîmes longuement du bien. Peut-être aussi qu’elle m’apprivoisait, comme elle avait dit. Puis vint le moment de baiser et elle s’allongea sur le matelas du dessus en écartant les cuisses. Ses cuisses étaient blanches et l’environnement lamentable, c’était donc très excitant et je me sentais comme un homme préhistorique découvrant une femelle au fond d’une grotte. Mais quand je la pénétrais, ce fut tout autre chose. Elle était si chaude et si pressante autour de moi que je perdis pied. Elle me protégeait, elle m’aimait, la vie avait un sens. Je ne bougeais pas, me contentant de laisser mon sang battre à l’intérieur de son corps, je ne pouvais pas bouger.
C’est ce que j’ai fait. Toute ma force, toute ma rage, toute ma détestation de moi-même est passée dans mes coups de reins et je l’ai pilonnée pendant un temps infini tandis qu’elle gémissait doucement en répétant des « oui, oui, gentil garçon » comme un mantra. À un moment, nous avons entendu son mari l’appeler depuis le seuil, mais cela ne nous concernait pas et nous avons continué à forniquer. Finalement, comme pour le baiser, il faut toujours que les choses finissent et lorsque l’orgasme l’a tétanisée, ses yeux plantés dans les miens, je n’ai pas pu résister et j’ai joui comme si c’était mon âme que je déversais en elle. On dit qu’ensuite il y a une petite mort, mais, allongé à côté d’elle, j’ai compris qu’il n’y aurait pas d’autres fois, que le temps de la vie était révolu et que celui de la véritable mort approchait à grands pas.
Héloïse remit sa culotte et elle sortit de l’appentis sans que je fasse quoi que ce soit pour la retenir. Plutôt que de rentrer dans la maison et de ressentir de la gêne en présence du couple reconstitué, je préférai dormir sur place, mais quand je dis dormir, ce ne fut que rester allongé pendant des heures sur un matelas puant en écoutant les bruits de la nuit, le vent dans les chênes, les glands qui tombaient sur le toit de mon abri, une chouette qui partait en chasse et une bête inconnue qui fit un drôle de glapissement peu avant le matin. Après quoi, je finis par m’endormir.
Quand je me réveillai, nauséeux et inquiet, le soleil éclaboussait déjà la façade de la maison. La voiture avait disparu, il n’y avait personne à l’intérieur et je ne trouvai pas de mot sur la table de la cuisine. Je fis du feu, je mangeai des lentilles et des saucisses et je partis marcher dans la forêt pour essayer de retrouver un peu d’esprit, car j’avais des décisions à prendre. Quand je revins à la bergerie, j’avais décidé de partir à pied à travers la montagne pour aller jusqu’en Italie. Les migrants arrivent par là, je devrais bien pouvoir arriver à sortir par le même chemin. Je connaissais quelques collègues à Rome qui pourraient peut-être m’aider. L’après-midi passa vite. Je dénichais un vieux sac à dos où je fourrais les quelques boîtes qui me restaient et de vieilles fringues de mon père qui avait visiblement à peu près ma taille. Je fis du café et je m’assis comme la veille sur le banc de pierre. Le soleil descendait sur l’horizon comme si rien ne s’était passé.
C’est alors que j’ai vu le convoi de voitures sur la route en contrebas. C’était les véhicules d’intervention des forces spéciales. Le Hongrois avait donc retrouvé ma trace plus vite que je ne le pensais. Il faut dire qu’il ne pouvait pas se permettre de laisser courir le bruit que le professeur lui avait échappé. C’était trop tard pour partir à travers bois et puis je n’en avais tout simplement pas envie.
Avec mon arme de poing, je ne pouvais pas espérer résister à un groupe des forces spéciales armé de fusils d’assaut. Je voulais juste avoir le plaisir de descendre le Hongrois avant d’être transformé en écumoire. J’ai réfléchi à toute vitesse, retrouvant en un instant les qualités qui avaient de moi un salaud performant. Je jugeais que la surprise serait mon seul atout. Le chemin arrivait à la maison par un coude occupé par un chêne centenaire. Cet arbre monstrueux avait des branches assez basses et j’y grimpai, aussi haut que possible.
De ma vigie, je vis les voitures se garer un peu plus bas et les hommes se disperser dans la forêt environnante, tandis qu’un groupe où je reconnus mon chef et ses gardes du corps avança lentement sur le chemin. Je connaissais la musique. Le Hongrois n’irait jusqu’à la maison que lorsqu’on lui annoncerait que la situation était sous contrôle. Mais il voulait tout de même voir un peu à quoi ressemblait mon refuge et il s’avança avec ses hommes jusque sous mon arbre.
Je voyais son crâne à moitié chauve et je me demandais un instant ce que je pourrais tenter pour survivre. C’était une faiblesse et elle ne dura pas. Je tirai à trois reprises sur le Hongrois et il tomba sur le chemin comme le cadavre qu’il avait toujours été. Ses gardes du corps, surpris un instant, avisèrent vite d’où venaient les tirs et ripostèrent par un déluge de feu qui me transperça de part en part en de multiples endroits. Je tombai de l’arbre, mais j’étais déjà mort avant de toucher le sol.
Là où je me trouve à présent, tout est blanc et calme et je peux enfin me reposer. Mais je suis seul et je ne sais pas où est Héloïse.