Martin Lambert avait du mal à émerger de son sommeil. Quel était ce bruit qui l’avait réveillé en sursaut ? Il crut bien reconnaître le tambourinement fort d’un poing contre sa porte. Des paroles étaient proférées, mais qu’il ne comprenait pas encore. Il se réveilla réellement quand, ces voix allant crescendo, il commença à distinguer ces vociférations.
Sur le palier, la commandante Michel dit aux deux brigadiers qui l’accompagnaient :
- — Oh, les gars, gueulez pas si fort, on va réveiller l’immeuble ! Et puis rangez vos flingues, on alpague un bourgeois, pas l’ennemi public numéro un.
La porte s’ouvrit sur un homme uniquement habillé d’un boxer et dont l’air ensommeillé rendait bien l’état d’esprit.
- — Oui, que voulez-vous ? dit ce dernier d’un ton absolument pas fâché.
- — Vous êtes bien Monsieur Martin Lambert ?
- — Oui.
- — Entrons chez vous si vous le voulez bien, nous avons à discuter.
L’homme s’effaça et d’un léger geste invita le trio de fonctionnaires à entrer. Tout le monde se dirigea vers le salon, le propriétaire en profita tout de même pour prendre au passage un peignoir et s’en revêtir. Une fois assis, il entama :
- — Vous n’allez pas me faire croire que trois fonctionnaires de police se déplacent pour une bête altercation ?
- — Pour l’altercation, non, mais pour ses conséquences, oui !
- — Non, vous n’allez pas me dire… ! Je lui ai peut-être mis mon poing dans la gueule à ce con, mais je n’ai pas frappé si fort et puis non seulement c’est lui qui a commencé, mais en plus j’ai reçu plus de coups que lui. Je n’ai pas porté plainte, mais si lui l’a fait, alors…
- — Calmez-vous, Monsieur Lambert, votre protagoniste s’est calmé, ce n’est pas cela.
- — Ben, c’est quoi alors, Madame… ?
La commandante Michèle Michel, dite M&M’s dans le service, tourna sept fois sa langue dans sa bouche avant de dire :
- — Nous sommes venus pour vous arrêter !
- — Pardon ? Mais pour quelle raison ?
- — Pour viol et meurtre, Monsieur Lambert.
- — Êtes-vous folle ? Je n’ai jamais violé personne et encore moins tué.
- — Je ne demande qu’à vous croire et nous allons en discuter. Allez vous habiller et prenez quelques affaires de rechange, cela risque d’être long.
- — Mais…
- — Allez, ne discutez pas, cela ne servira à rien.
L’homme, un peu désemparé, obtempéra et se dirigea vers sa chambre, immédiatement suivi par un des brigadiers. Une fois qu’il fut prêt, la policière lui dit :
- — Nous sommes le 24 décembre 2023, il est six heures dix-huit, je vous notifie votre garde à vue.
Le quatuor se dirigea vers la voiture banalisée, La commandante et l’interpellé à l’arrière, les deux jeunes policiers à l’avant. Elle les interpella :
- — Bon, les cow-boys, à midi on est à Strasbourg… !
- — Eh, M&M’s, Lyon-Strasbourg en cinq heures et demie, il va falloir bomber.
Lambert sortit de son apathie pour demander :
- — Pourquoi allons-nous à Strasbourg ?
- — C’est là que se sont déroulés les faits. Vous aimez cette ville ?
- — J’y étais une fois, il y a bien longtemps.
- — Quand cela ?
- — Pendant mon service militaire.
Le silence retomba à nouveau. La policière aimait bien ces moments hors procédure où elle arrivait à établir un contact presque de confiance avec le prévenu. Celui-ci ne paraissait pas particulièrement anxieux, mais avait tout de même certains tics nerveux qui trahissaient son malaise.
- — Vous m’avez parlé d’un viol et d’un meurtre, c’est donc d’une femme qu’il s’agit ? reprit-il.
- — On peut aussi violer un homme… !
Sa réaction fut indignée et s’il n’avait pas réagi de manière violente à son interpellation, là, il la fusilla du regard et répondit :
- — Si c’est un homme qui est la victime, je peux vous dire que vous faites fausse route !
- — Si je vous comprends bien, si c’est une femme, je suis sur la bonne piste ?
- — Mais absolument pas, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je n’ai jamais violé aucune femme, je vous l’ai déjà dit. Si vous voulez me piéger, je ne dirais plus rien.
- — Ne vous emballez pas, Monsieur Lambert, ce que nous disons dans cette voiture n’a aucune valeur juridique. Il n’y a que ce que vous signerez au Procès-Verbal qui en a… !
- — …
- — Donc, si j’ai bien compris, vous êtes totalement hétérosexuel ?
- — Plutôt, oui, et ce n’est pas à mon âge que cela va changer !
- — Vous n’avez jamais été marié.
- — Non, jamais, vous vous êtes renseigné sur moi ?
- — C’est mon métier.
- — Pourquoi m’accusez-vous, moi ?
- — C’est le procureur qui accuse, moi j’enquête, et même si je vous ai mis en garde à vue, légalement, vous êtes encore et toujours innocent.
L’homme partit dans des abîmes de réflexion et garda le silence un long moment.
- — Vous n’auriez pas fait cinq cents kilomètres pour m’arrêter si vous n’aviez pas des preuves que je suis votre coupable.
- — J’ai des éléments qui me font fortement penser que vous êtes impliqué.
- — Et quels sont-ils ?
- — Je vous en parlerai plus tard.
Un silence pesant retomba dans l’habitacle. Les kilomètres filaient à toute allure. Le chauffeur n’hésitant pas à utiliser gyrophare et deux tons quand c’était utile. À un moment, le conducteur dit :
- — Dis, M&M’s, on pourrait s’arrêter pour boire un café et puis j’ai besoin de pisser.
- — OK, à la prochaine aire de service, mais on ne s’arrête pas trop longtemps.
Lambert la regarda, un peu amusé. C’était une belle femme à la quarantaine bien sonnée. Grande, bien proportionnée avec une chevelure brune lui tombant sur les épaules. Elle n’avait pas le « look » des policières de film en jean et blouson. Non, elle portait un tailleur-pantalon assez classe et était très légèrement maquillée. Un visage avenant avec un nez légèrement en trompette qui lui donnait un air un peu juvénile. Le genre de femme qu’il aurait pu draguer. Il lui demanda :
- — C’est un surnom, M&M’s ?
- — Oui, depuis que je suis entrée au commissariat de Strasbourg, on m’en a affublée, même les blancs-becs devant nous l’utilisent !
- — Vous aimez les bonbons ?
- — Absolument pas, ce sont mes initiales, Michèle Michel. J’aurais dû m’appeler Carole, mais mon père était trop ému et avait oublié. C’est l’officier d’état civil qui a proposé mon prénom.
- — Vous ne regrettez pas ?
- — Moi, je m’en fous, par contre mon père s’était pris une branlée par ma mère.
- — Carole vous irait bien comme prénom, enfin, Michèle vous va bien aussi. De toute façon, je crois que tout vous irait.
Elle le regardait, un peu amusée, le considérant de son œil scrutateur. Elle savait qu’il avait cinquante-cinq ans. C’était un bel homme, grand et bien sculpté, de plus il apportait beaucoup de soin à sa personne comme elle aimait que les hommes le fassent.
- — Pas la peine de me draguer pour espérer une indulgence de ma part.
- — Je ne drague pas, je dis simplement ce qui est.
- — Vous aimez les femmes, j’imagine ?
- — Comment ne pourrait-on pas aimer les femmes ?
- — Pourquoi ne vous êtes-vous pas marié, alors ?
- — L’amour est un parfum entêtant, mais aussi un parfum volatil. Une fois la fragrance envolée, pourquoi continuer ? Je préfère passer à autre chose. Êtes-vous mariée ?
- — Pas plus que vous. Vous avez de nombreuses maîtresses, alors ?
- — Bien sûr, comme vous, vous devez avoir de nombreux amants ?
- — Non, très peu.
L’homme s’était rengorgé à parler de ses conquêtes. Peut-être juste un macho facilement manipulable. Elle continua donc sur ce chemin.
- — Vous avez une amie, en ce moment ?
- — Oui, bien sûr.
- — Et vous n’avez pas cherché à la rappeler, ce matin ?
- — Non, bien sûr que non, c’est une femme mariée et je ne veux pas lui causer des soucis.
- — Galant homme, à ce que je vois.
- — Toujours, Madame.
- — Quand vous étiez à Strasbourg, vous en aviez rencontré une, de femme mariée.
Martin regarda son interlocutrice avec attention. Essayait-elle de le piéger sur quelque chose ? Il s’en souvenait très bien de la femme de Strasbourg, surtout car c’était sa première. Elle avait dix ans de plus que lui et avait tout fait pour proprement le dépuceler. Il se souvenait comme si c’était hier de son rire cristallin face à son embarras de jouvenceau.
- — C’est donc cela ? Cette femme m’accuse de viol ? Après trente-cinq ans, mais c’est délirant ! Je veux bien croire qu’avec les associations féministes actuelles tout est possible, mais ce n’est absolument pas le cas.
- — Et si vous me racontiez.
- — J’sais pas, c’est intime.
- — Nous sommes entre nous.
- — Mais il y a eux, répondit-il en désignant du menton les deux jeunes hommes à l’avant.
- — Vous entendez quelque chose, les gars ?
- — Heu, rien, chef, parlez plus fort !
L’homme, désemparé, regardait alternativement chacun des protagonistes, confinés dans cet habitacle. De toute façon, il savait qu’il était innocent… Alors, pourquoi ne pas raconter ? Et puis ne lui avait-elle pas dit que pour le moment ses dires n’avaient pas de valeur juridique ? Peut-être mentait-elle et qu’il y avait un enregistreur ? Et puis, pourquoi lui avoir envoyé une aussi belle femme ? Peut-être pour le déstabiliser, lui faire faire un faux pas. Non, il saura se tenir et il jouera le jeu. Il va leur parler et ils verront bien qu’il est innocent.
- — Vous savez, j’étais jeune militaire, caserné à Montauban, à l’époque. Je venais de rater ma première année en médecine et j’ai été appelé sous les drapeaux. Après peu de temps, on m’a promu sergent et même infirmier. J’ai dû faire un stage de deux semaines avec un pote, sergent comme moi.
- — Vous vous rappelez de son nom ?
- — Heu, non, pas vraiment. Il se prénommait Jean-Claude et venait de la Nièvre, près de Donzy. Je ne me rappelle pas de plus.
- — Pas grave, cela n’a pas d’importance, où avez-vous fait votre stage ?
- — Dans un hôpital militaire au sud de Strasbourg. L’hôpital Lyautey, si je me souviens bien.
- — Et c’est là que vous l’avez rencontrée ?
- — Non, pas du tout, c’était dans une boîte de nuit, un des derniers jours, car nous avions quartier libre.
- — Dans quelle boîte de nuit ?
- — Un truc tout au nord de la ville, en pleine forêt. Je crois que cela s’appelait « Le Chalet ».
- — Évidemment, c’était l’endroit à la mode, à l’époque. Comment y êtes-vous allé ?
- — Ben, c’est un peu délicat.
- — Pourquoi ?
- — On avait piqué un véhicule, une ambulance du service.
- — Bon, il y a prescription depuis le temps, surtout que vous n’avez pas été coincés.
- — Non, mais c’était de justesse, car j’ai par chance entendu un appel radio qui demandait l’intervention du véhicule.
L’enquêtrice regarda dubitativement son interlocuteur, puis reprit.
- — Vous étiez dans le night-club ou vous étiez dans l’ambulance ?
- — Ben, d’abord en boîte et ensuite…
- — Ensuite ?
- — Ben, oui, vous savez ce que c’est, quand la nana est d’accord.
- — Dans une ambulance… c’est sûr, c’est plus confortable. Et c’était qui, la fille ?
- — Je ne sais plus trop, j’aurais du mal à la reconnaître, mais un truc m’est resté, elle s’appelait Marie-Odile, ça faisait un peu vieillot pour son âge.
- — Et comment l’aviez-vous rencontrée ?
- — Au bar de la boîte, elle était avec une autre femme, je ne me rappelle plus de son nom, mais je me rappelle que c’était une voisine et que leurs mecs travaillaient ensemble.
- — Ils faisaient quoi comme job ?
- — Aucune idée, elles ne l’ont pas dit.
- — Et cela s’est passé comment ?
- — Ben, vous devez vous en douter, on a fricoté un peu, on a dansé et on a pas mal picolé. Je l’ai un peu pelotée et embrassée et cela a dû lui mettre le feu au cul. Quand elle a su qu’on était venu en ambulance, on ne pouvait plus la tenir.
- — Cela devait vous convenir, non ?
- — Oh, vous savez, c’était ma première fois, je n’étais pas vraiment au top de la drague.
Michèle médita un moment l’histoire, puis reprit.
- — Vous avez fait quoi ?
- — Je ne vais pas vous faire un dessin, vous savez très bien comment cela se passe entre un homme et une femme.
- — Certes, je ne vous demande pas un récit porno, mais les circonstances et les choses qui se sont passées.
- — Ben, pour les circonstances, c’est surtout la fin qui était cocasse.
- — Pourquoi ?
- — Un car de flics est arrivé pour calmer je ne sais quelle altercation qui avait eu lieu à cet endroit et, obligatoirement, cette femme s’est éclipsée le plus discrètement possible… il est sûr qu’étant mariée… !
- — Vous aviez bien commencé avec des femmes mariées, et pas trop varié depuis…
- — Je vous arrête tout de suite, si coucher avec une femme mariée ne me dérange pas, je n’en fais tout de même pas un prérequis.
- — Et ensuite ?
- — Ben ensuite, avec l’appel radio, nous sommes rentrés fissa.
- — Il était quelle heure ?
- — Attendez, je ne sais plus, une ou deux heures du matin.
- — Pas plus tard ?
- — Bon, peut-être trois, je ne sais plus, mais certainement pas plus tard que cela.
Elle sentit que la voiture descellerait et le clignotant indiquait qu’ils se dirigeaient vers une aire de service. Le véhicule s’immobilisa bientôt dans une case et le chauffeur coupa le moteur.
- — Bon, les jeunes, vous prenez en charge monsieur, je me vois mal l’emmener dans les toilettes des dames.
- — Tu pourrais venir avec nous dans les toilettes hommes.
- — Tu en as d’autres d’aussi subtiles ? Allez, barrez-vous, et ne soyez pas trop long !
Michèle les regarda s’éloigner vers le snack, puis prit son portable et appela son adjoint. Après quelques sonneries, ce dernier décrocha.
- — Ouaih !
- — Salut, Philippe, c’est moi. T’as pris ton café du matin ? Alors, t’es en forme ? J’ai du taf pour toi.
- — Putain, M&M’s, tu me cueilles en pleine nuit, c’est pas sympa. Bon, de toute façon, je te connais maintenant, tu veux quoi ?
- — J’aime quand tu es enthousiaste… En premier, tu contactes la juge pour qu’elle te délivre les autorisations pour consulter les archives militaires de 1988 à Montauban.
- — Où as-tu encore pêché cela ?
- — T’occupe. Il faut me trouver un gus qui se prénommait Jean-Claude, qui était sergent infirmier et qui dans le civil habitait aux environs de Donzy, dans la Nièvre.
- — Heu, oui… !
- — Ensuite, tu consultes les archives de l’hôpital Lyautey pour savoir à quelle heure une ambulance a été appelée en intervention.
- — OK…
- — Ensuite, le mari de la victime faisait bien partie de la maison ?
- — Oui, à l’époque il était gardien de la paix, maintenant il est brigadier-chef, mais ce n’est pas une flèche. S’il n’avait pas été syndicaliste… ! Heureusement qu’il est maintenant à la retraite, je n’ai jamais pu le blairer.
- — Bon, on ne va pas épiloguer sur les passe-droits. Il faut que tu me trouves quelle femme habitait dans le même immeuble ou à proximité et dont le mari était aussi flic.
- — Rien que ça… Tu te rends compte du boulot ?
- — Je te laisse jusqu’à midi, c’est amplement suffisant. Tu consulteras aussi les mains courantes de l’époque pour savoir quelle équipe est intervenue le soir du crime pour une altercation au « Chalet ».
- — Allons bon, et d’où sors-tu aussi cela ?
- — Juste une intuition, hop, au boulot ! Ah, une dernière chose…
- — Pfff. Tu veux me crever dès le matin ?
- — Mais non, et puis t’aimes ça !
- — Ouaih, j’dois être maso d’accepter de travailler pour toi.
- — Dans le rapport du légiste, je n’ai vu qu’une analyse ADN.
- — Ben, tu sais, à l’époque, ça coûtait bonbon, et en plus c’était les tout débuts de la technique.
- — J’aimerais que tu recherches les scellés de l’affaire et que tu fasses analyser l’écharpe qui a servi à étrangler Marie-Odile Muller.
- — OK ! C’est tout, chef ?
- — C’est tout, Philippe, à tout à l’heure.
Le voyage reprit rapidement jusqu’à destination, et bien évidemment dans les temps impartis.
Au Commissariat central de Strasbourg, le commissaire, chef du service, accueillit la policière.
- — Alors, Michèle, cela s’est bien passé ?
- — Pas mal, pas mal, je me suis fait mon opinion.
- — Qui est ?
- — Le mec est innocent.
- — Tu es bien sûre de toi ! Si on l’a alpagué, c’est tout de même que l’on a des preuves accablantes.
- — Peut-être.
- — Attends, Michèle, l’ADN du sperme retrouvé dans le vagin de Marie-Odile Muller est celui de Lambert. Tu ne peux pas le nier, c’est scientifique.
- — Je ne nie rien du tout, même Lambert dit avoir couché avec la victime.
- — Alors ?
- — Sans savoir de quoi il était accusé, il m’a parlé franchement du fait qu’il a couché avec la victime. On est en train de prendre sa déposition et il n’est toujours au courant de presque rien.
- — Bon, enfin, s’il n’avait pas eu un bête problème entre automobilistes et si on ne lui avait pas fait un prélèvement, le FNAEG n’aurait jamais « matché ».
- — Certes, certes, chef, mais s’il avait été coupable, il n’aurait pas été aussi franc dans la voiture.
- — T’as de nouveau une intuition, c’est ça ?
- — Un peu plus qu’une intuition, le gars m’a parlé de trucs qui ne sont pas dans le dossier d’enquête de l’époque.
- — Par exemple ?
- — Personne ne s’était intéressé à ce qu’avait fait la victime avant le meurtre.
- — OK, je te laisse faire. Bon, j’ai vu le gars, c’est un beau mec, tu ne vas pas me faire le même coup… !
- — Mais non !
- — Enfin, la dernière fois, si je n’avais pas eu des copains chez les « bœuf-carotte », tu y aurais eu droit, au blâme, après avoir couché avec un suspect !
- — Meuh non, chef.
- — Bon, Michèle, si ta thèse tient la route, apporte-moi des preuves, et vite… Le proc est déjà en train d’aiguiser ses canines.
Le commissaire regarda avec une certaine tendresse sa subordonnée qu’il connaissait depuis son entrée dans le service. Après un rapide examen, il reprit.
- — Où est ton arme de service ?
- — Chez l’armurier, bien sûr.
- — Tu pars sur une arrestation sans arme… ! Et j’imagine que tu n’as pas mis ton gilet pare-balles ?
- — Oh, tu sais, il n’est pas très seyant et en plus il me comprime la poitrine !
- — Tu te fous de moi ?
- — Mais c’est vrai, chef, vous êtes tous des machos dans la police, vous ne pensez jamais qu’une femme a une autre morphologie…
- — Fous-moi le camp et démerde-toi pour que je ne sois jamais obligé de prononcer ton éloge posthume !
Dans le service, c’était l’effervescence. Les médias avaient été mis au courant du rebondissement de cette affaire vieille de trente-cinq ans. Un « Cold case ». Un crime d’autant plus odieux qu’il concernait le viol et le meurtre de l’épouse d’un fonctionnaire de police qui à ce moment-là exerçait sa fonction de protection de la population. Tous les ingrédients étaient là pour créer la polémique à la moindre étincelle. L’annonce des tergiversations de l’enquêtrice indisposa aussi bien le directeur de la police que la juge d’instruction et bien sûr le procureur général. Que voulait prouver cette policière au passé… sulfureux ? Ne fallait-il pas la dessaisir ? Mettre sur l’affaire quelqu’un de plus docile. Pourquoi chercher midi à quatorze heures alors que l’ADN avait parlé ?
De retour avec son équipe, la commandante interpella son adjoint :
- — Bon, Philippe, on a quoi sur les questions que j’ai posées ?
- — Pour ton militaire, on a trouvé facilement, il s’appelle Jean-Claude Ledieu et habite un patelin près de Donzy. J’ai appelé les gendarmes qui l’ont convoqué. Que doivent-ils lui demander ?
- — En premier s’il connaît Martin Lambert et ce qu’ils ont fait la nuit du crime. Ensuite, la voisine ?
- — Il s’agirait d’une certaine Éliane Schmitt. Elle est divorcée et on a son adresse, mais à ce qu’il paraît, elle n’est pas encore rentrée chez elle.
- — OK, il faut rester derrière ces gens.
- — Oui, bien sûr.
- — L’ambulance ?
- — Un seul appel cette nuit-là, à une heure quarante-trois, vive la précision militaire, mais ce n’est pas l’équipage de Lambert qui est intervenu… !
- — Oui, ce n’est pas un alibi, mais au moins on sait qu’il ne nous raconte pas des conneries.
- — Pour ta dernière demande, je me demande tout de même où tu es allée chercher cela ?
- — Pourquoi, Philippe ?
- — Parce que Muller, le mari de la victime, était en intervention sur cette affaire au « Chalet ». Tu m’expliques ?
- — Plus tard, Philippe.
La visite suivante fut pour l’institut médico-légal. Elle y avait ses entrées particulières et aurait pu patienter jusqu’au soir ou la nuit pour partager des confidences sur l’oreiller, mais elle était trop pressée pour attendre le bon vouloir de son amant, accessoirement médecin légiste. Arrivant dans le labo, elle interpella le praticien.
- — Pierre, j’ai une demande urgente.
- — Bonjour, ma chérie.
- — Heu oui, bonjour.
- — Tu es partie hier soir sans même me dire où tu allais !
- — Mais Pierre, tu le sais bien, c’est pour l’affaire.
S’étant levé de son siège, il se planta devant la fonctionnaire.
- — J’ai ressorti le dossier du médecin légiste de l’époque et il me semble irréprochable.
- — C’est du corporatisme ?
- — Non, pas du tout, pour l’époque on ne peut rien redire. Le calcul de l’heure du décès a été fait par rapport à la température du corps et à la rigidité cadavérique.
- — Pour l’époque ?
- — Oui, car comme tu me l’as demandé, je me suis penché sur le timing de la mort.
- — Et ce penchant a donné quoi ?
- — Ben, les méthodes de calcul ont un peu évolué.
- — Le légiste de l’époque tablait sur un décès entre trois et cinq heures du matin.
- — Oui, certes, mais les connaissances et les calculs actuels prennent en compte l’environnement. Il faisait très froid cette nuit-là et la victime était étendue sur un carrelage tout aussi froid.
- — Ta conclusion ?
- — Le décès serait plutôt dans la fourchette des cinq à huit heures.
- — Serais-tu prêt à soutenir cette thèse devant un tribunal ?
- — Évidemment.
- — Mon chéri, je t’adore ! dit-elle en l’enlaçant.
Elle ne s’attendait pas à ce qu’il la coince dans ses bras et contre la table d’autopsie en inox. Les mains de l’homme se faisaient de plus en plus baladeuses. Ce que n’aurait pas récusé Michèle si elle n’avait pas été aussi pressée par le temps.
- — Non, je ne vais pas favoriser tes penchants nécrophiles, tu ne vas pas me sauter et me tripoter sur ta paillasse en inox. Comme tue-l’amour, il n’y a pas mieux.
- — Pfff, avec toi on ne peut jamais rien faire d’original.
- — Et quand on l’a fait dans mon bureau alors que tout le monde tournait à l’étage ?
- — Ouaih, bon, c’est du classique, alors que sur une table d’autopsie… !
- — En plus, cul nu sur ce métal froid, brrrr… !
- — S’il n’y a que ça, je me mets en dessous, j’adore quand tu tiens la manette.
- — C’est ça, rêve toujours ! En plus, j’ai du boulot.
- — Tu pourrais au moins me faire une petite pipe.
- — Plus tard, il faudrait en urgence que je récupère les analyses des scellés, surtout l’écharpe qui avait servi à étrangler la victime. Il faudra comparer avec l’ADN du prévenu, mais aussi celui du conjoint.
- — Pourquoi, tu le soupçonnes ?
- — Peut-être.
C’est d’ailleurs en retournant vers son bureau qu’elle rencontra le mari de la victime qui l’interpella assez vertement.
- — Alors M&M’s, qu’est-ce que tu fous ? Pourquoi l’autre crevure n’est pas encore en taule ? On m’a dit que tu reprends l’enquête et que tu cherches à le disculper. Putain, fais pas la conne, faut le mettre au trou tout de suite.
Michèle le regarda longuement avant de lui répondre. Il avait plutôt mal vieilli. Bedonnant, petit et adipeux, il n’avait pas vraiment une allure engageante. De toute façon, sa grande gueule avait toujours indisposé la policière. Elle le fusilla du regard puis lui répondit.
- — Premièrement, Monsieur Muller, même si vous ne faites plus partie de la maison, on vous y tolère vu vos activités de syndicaliste. Ceci ne vous autorise toutefois pas à m’appeler autrement que commandante Michel. Deuxièmement, Monsieur Muller, vous n’avez pas à me dire comment mener mon enquête ni à dire qui est le coupable. Un tribunal s’en chargera. Troisièmement, Monsieur Muller, je vous attends dans mon bureau pour seize heures précises.
- — Mais pourquoi ?
- — Pour interrogatoire, bien sûr… !
- — Un interrogatoire, tu déconnes ?
- — T’as intérêt d’être à l’heure, ducon, sinon je te fais chercher par deux de tes anciens collègues.
Elle le laissa planté là et retourna dans son service. Son adjoint l’y attendait et lui présenta le rapport d’interrogatoire de Jean-Claude Ledieu, l’ancien camarade d’armée du prévenu.
- — Fais-moi un résumé ? lui demanda-t-elle.
- — Il confirme la virée qu’ils avaient faite avec Lambert en boîte de nuit.
- — Des détails ? Se souvenait-il clairement de cette soirée ?
- — Oui, il s’en souvenait très clairement, car il avait fini couillon !
- — Comment cela ?
- — Comme ils avaient levé les deux nanas, ils étaient sûrs de se les faire. Ils avaient joué à pile ou face qui occuperait en premier l’ambulance pour la petite coucherie. Il avait perdu et devait donc attendre. Ensuite, la première est revenue rapidement, avait presque arraché sa copine du bar, puis elles s’étaient barrées.
- — Il sait pourquoi ?
- — Oui, il avait entendu la victime dire à l’autre qu’elle avait vu son mari sur le parking et qu’il fallait filer.
- — Intéressant, ça… ! Ensuite ?
- — Ils en ont eu marre et ils sont rentrés à leur caserne.
- — Quelle heure ?
- — Vers les deux ou trois heures. Cela corrobore les dires de Lambert et il est donc innocent.
- — Oui, sauf qu’un baveux te balancera qu’à l’heure du crime il n’avait pas d’alibi
- — Tu y croirais, M&M’s ? Un mec tire son coup et trois heures plus tard il va violer la nana qu’il vient de sauter, ça tient pas la route.
- — Je suis d’accord, mais si on veut disculper Lambert, il faut trouver le vrai coupable. Sinon ni le proc ni la juge ne marcheront.
- — Bon, je vais un peu creuser la chose.
- — Non, reste, j’ai convoqué Muller. Il devrait arriver dans cinq minutes.
- — Ah !
- — Oui, et j’aimerais que ce soit toi qui mènes l’interrogatoire. C’est un macho de première et il sera plus à l’aise avec un homme. De plus, je veux pouvoir l’observer tranquillement.
- — Comme tu voudras, mais bonjour la corvée !
Effectivement, l’ex-policier se présenta à l’heure dite. S’asseyant devant ses anciens supérieurs, il attendait. Philippe engagea la conversation.
- — Bon, Muller, comme tu faisais partie de la maison, je vais t’éviter l’interrogatoire d’identité.
- — Encore heureux, Philippe, depuis le temps qu’on se connaît.
- — Un truc n’avait pas été approfondi lors de la première enquête, pourquoi n’as-tu pas appelé les collègues avant midi, ce jour-là, pour le constat du décès ?
- — Mais je l’avais dit à l’époque, j’étais au local syndical et je me suis endormi sur le bureau. C’est crevant, tu sais les interventions de nuit.
- — Je sais, j’en ai aussi fait. Cependant, cela fait que tu n’as pas d’alibi.
- — Mais, putain, j’en ai pas besoin, d’alibi, c’est l’autre connard le coupable, tout le monde le sait !
- — Sauf que lui, il en a un, d’alibi, mentit Philippe.
- — Bordel, il y a tout de même le sperme de ce mec dans ma femme.
- — Oui, il l’a sautée, mais bien plus tôt dans la nuit et on a deux témoins… !
- — …
- — Cela ne te fait rien de savoir que ta femme couchait volontairement avec d’autres hommes ?
- — …
- — Tu étais au courant ?
- — Ben oui !
- — Et tu ne disais rien ?
- — Ben non !
- — Curieux, tout de même, te connaissant, tu devrais être furax. T’es pas le genre de fiotte qui prend son pied en regardant sa femme se faire baiser.
- — Bien sûr que non.
- — Cela t’arrangeait, c’est ça ?
- — …
- — Tu lui faisais aussi porter les cornes ?
- — Un peu…
- — Un peu ? Dans ce genre de cas, c’est oui ou non, il n’y a rien entre les deux.
- — Oui.
- — Et tu passais chez elle après ton service ?
- — Ben oui, mais à l’époque, elle était encore mariée et je ne pouvais pas la faire témoigner.
- — Ben voyons ! Et qui est cette femme ?
- — Pierrette.
- — Ah, ta femme actuelle ?
- — Oui.
- — Pas le meilleur des témoignages, Muller, surtout que le proc pourrait y trouver des raisons pour le meurtre de ta femme.
- — Arrête, Philippe, j’y suis pour rien, c’est pas moi, bordel !
Le capitaine jeta juste un coup d’œil à sa supérieure et comprit qu’il était temps de mettre fin à l’entrevue.
- — Bon, Je veux bien te croire et ce ne sera pas moi qui t’enfoncerai, mais n’essaye pas de t’échapper.
- — Bien sûr que non
- — Bon, casse-toi, faut qu’on réfléchisse à l’enquête.
L’ex-policier quitta le bureau et les officiers se regardèrent.
- — T’en penses quoi, M&M’s ?
- — J’sais pas, je serais presque prête à le croire. Pourtant, il avait un bon mobile.
- — Que ce gros con puisse encore séduire des femmes me dépasse.
- — Il en faut pour tous les goûts et de plus ce n’est pas un délit.
- — Certes… !
Le Capitaine revint presque immédiatement avec un document en main : les analyses complémentaires, concernant l’écharpe, qu’avait demandées la policière.
- — Alors ? demanda cette dernière.
- — Il y a trois traces d’ADN.
- — Lesquelles ?
- — Celles de la victime, bien sûr, mais aussi celle du mari.
- — Et la troisième ? C’est Lambert ?
- — Absolument pas, c’est un parfait inconnu… !
La journée touchait à sa fin et les bureaux se vidaient petit à petit. Michèle demanda à son adjoint de lui amener Lambert.
- — Bonsoir, Monsieur Lambert.
- — Bonsoir, Commandante.
Ils s’observèrent un moment avant que l’homme ne brise le silence.
- — Alors Madame, vous me croyez toujours coupable de viol et de meurtre ?
- — Je ne crois rien, j’enquête.
- — Un peu facile, ne croyez-vous pas ? Vous vous cachez derrière des phrases toutes faites.
- — Peut-être, peut-être, mais revenons à la nuit du crime. Après l’épisode dans l’ambulance, pouvez-vous me dire ce qu’il s’est passé ?
- — Ben, rien, nous sommes rentrés à la caserne.
- — Comment était votre ami ? Qu’a-t-il dit ?
- — Comment voulez-vous que je m’en souvienne ? Cela fait si longtemps. Et puis, si maintenant cela semble si important, à l’époque c’était une soirée comme une autre.
- — Ne m’aviez-vous pas dit que sexuellement c’était une soirée mémorable ?
- — Oui, bien sûr, mais de là à me souvenir des états d’âme de mon copain de l’époque.
- — Ne devait-il pas vous succéder dans l’ambulance avec l’autre femme ?
- — Heu, je n’en sais rien, je ne sais pas si l’autre femme était partante.
- — Vous n’aviez pas tiré à pile ou face qui profiterait en premier de l’ambulance ?
- — Ah si, je ne m’en souvenais plus, mais comment savez-vous cela ?
Michèle ne put réprimer un sourire en imaginant la scène. C’était certes puéril, mais aussi festif. Rien qui ne puisse justifier un viol et encore moins un meurtre. Toutefois, le calme constant de l’homme l’étonnait. L’accusation était gravissime, et pourtant l’interpellé restait serein en toutes circonstances, curieux.
- — Vous étiez donc dans l’ambulance, Monsieur Lambert. Que s’est-il donc passé avec Marie-Odile ?
- — Vous devez bien vous en douter… !
- — Je préférerais que vous m’expliquiez !
- — Heu, vous savez, à l’époque je n’étais pas vraiment au top…
- — Car maintenant, vous l’êtes ?
- — Non, ce que je voulais dire, c’est que je ne savais pas vraiment me débrouiller avec une femme. Je dois d’ailleurs avouer que je n’ai pas fait grand-chose, c’est elle qui a mené la danse.
- — Il n’y a pas de mal à cela !
La policière observait son interlocuteur. Il semblait soudain mal à l’aise, comme si parler de choses intimes le dérangeait. C’était le moment que choisit son adjoint pour l’interpeller via son ordinateur. Par message interne, il l’informait du rapport d’interrogatoire d’Éliane Schmitt, la voisine et copine de virée lors de cette funeste nuit. Il l’informait aussi des suites qu’il avait données. Tout en poursuivant la conversation avec le prévenu, elle parcourait des yeux la minute du procès-verbal d’audition de cette femme. Un sourire de satisfaction lui vint aux lèvres.
- — Je ne vais pas vous demander de description de votre acte sexuel, mais plutôt ce qui vous a marqué pendant cette soirée.
- — Pas grand-chose à par l’arrivée des flics, car si au début elle regardait cela avec amusement à travers le pare-brise, à un moment elle a été comme prise de panique et elle voulait absolument partir.
- — Cela vous a étonné ?
- — Pas vraiment vu son statut marital.
- — Avez-vous cherché à la revoir ?
- — Non, nous partions quelques jours plus tard et de toute façon je ne connaissais que son prénom.
- — Rien d’autre ? Son adresse, sa profession, celle de son mari ?
- — Non, rien ! Je pense que pour elle je n’étais que le coup d’un soir.
Maintenant qu’elle était presque sûre de l’innocence de son vis-à-vis, Michèle désirait faire durer un peu le temps et avoir confirmation de son adjoint avant de lui annoncer la bonne nouvelle.
- — Monsieur Lambert… Cela s’est-il bien passé jusqu’à présent ? Vous n’avez pas demandé l’assistance d’un avocat, persistez-vous ?
- — Quand on est innocent, on n’a pas besoin d’un avocat.
- — Certes, mais des innocents se sont déjà fait condamner. Un défenseur ou tout au moins un conseil ne seraient peut-être pas superflus.
- — Non, je ne veux rien.
- — Bien, mes collègues, lors de votre déposition, ont dû vous laisser entendre la raison de votre interpellation.
- — Oui.
- — Cela n’a pas l’air de vous émouvoir, pourtant l’accusation est gravissime et les preuves accablantes.
- — Oui, je sais.
L’observant calmement, elle dut reconnaître que c’était un bel homme. Peut-être un peu vieux, maintenant, mais un bel homme tout de même. Et puis son calme apparent lui plaisait bien.
- — Vous êtes tout de même accusé de viol suivi de meurtre !
- — Je vous l’ai déjà dit, Madame, je n’ai violé personne.
- — Si nous reprenions le cours de votre soirée.
- — Mais j’ai déjà tout expliqué en détail.
- — Peut-être avons-nous raté quelque chose qui expliquerait l’ensemble ?
L’homme soupira fortement, mais savait qu’il devait s’exécuter, sous peine de ne jamais sortir des griffes de la machine judiciaire.
- — Eh bien, nous étions au « Chalet » et la soirée battait son plein. Nous n’avions pas encore fait grand-chose à part picoler. C’est passé minuit que les deux nanas se sont assises à côté de nous. Bien sûr, après quelques minutes d’hésitation, nous leur avons adressé la parole, surtout qu’on commençait à être partis.
- — Partis ?
- — Oui, nous avions déjà bu cinq ou six whiskys-coca, ça désinhibe.
- — Vous étiez du genre grand timide ?
- — Vous êtes marrante, quand vous n’avez jamais connu une femme intimement, ce n’est pas facile.
- — Certes, moi non plus, je n’ai jamais connu une femme intimement.
Devant l’air ahuri de l’homme à cette réplique, elle ne put s’empêcher de sourire, mais reprit :
- — Ne faites pas attention, je plaisante, continuez.
- — Donc nous discutions avec ces femmes et le courant passait bien. Elles se sont absentées un moment pour se pomponner, disaient-elles. Avec le recul, je crois plutôt qu’elles ont dû se mettre d’accord sur le mec qui leur plaisait.
- — Ça fait un peu fantasme du mâle conquérant.
- — Mais non, elles savaient parfaitement ce qu’elles voulaient. Elles avaient au minimum dix ans de plus que nous. À l’époque, bien sûr que je ne comprenais rien, mais à l’heure actuelle et avec ce que je sais, elles se cherchaient des jeunots.
- — Vous avez acquis tellement d’expérience ?
- — Un peu, si ce n’était pas le cas à mon âge, ce serait désolant.
- — Et que vous dit votre expérience ?
- — Que les femmes sont tout autant à la recherche de relations sexuelles que les hommes !
- — C’est un concept philosophique ?
- — Non, une réalité… !
Michèle trouvait l’homme intéressant, ouvert. Sa première impression où ce gus ne pouvait pas être un violeur se confirmait. Bon, si son adjoint voulait bien se grouiller un peu, elle en aurait peut-être la confirmation.
- — Donc, vous avez été choisi par Marie-Odile Muller ?
- — Je crois, oui.
- — Et elle vous plaisait ?
- — Oui, beaucoup.
- — Comment était-elle ? Je n’ai vu que des photos anthropométriques ou les clichés de la police scientifique et cela ne donne pas d’elle un aperçu ragoûtant.
- — Plutôt une jolie femme, je pense d’ailleurs que les femmes atteignent le summum de leur charme entre trente et cinquante ans.
- — Ah bon, et pourquoi ?
- — Aucune idée, c’est probablement un fantasme que je me fais.
La policière se demanda tout de même si c’était du lard ou du cochon… Étant dans la tranche d’âge que le quidam affectionnait, elle commença tout de même à se faire un petit film, une petite utopie.
- — Ensuite, que s’est-il passé ?
- — Ma partenaire a tout de suite pris les choses en main. Au propre comme au figuré.
- — Continuez.
- — À peine dans l’ambulance, elle m’a descendu mon falzar…
- — Vous ne deviez pas être contre ?
- — Non, évidement, mais à peine sa prise en main et deux ou trois va-et-vient, je me suis laissé aller.
- — Elle n’a pas dû apprécier.
- — Elle n’a rien dit, mais n’a pas arrêté, et ensuite elle m’a sucé. C’était terrible, je n’avais pas l’habitude.
- — Parce que maintenant vous l’avez ?
- — Heu…
- — Continuez.
- — Ensuite, elle s’est couchée sur le brancard, et après avoir enlevé sa culotte et écarté ses cuisses, le reste s’est fait tout seul.
Prenant un malin plaisir à pousser l’interrogatoire, l’enquêtrice insista :
- — Tout seul, mais encore ?
- — Mais vous savez bien ce qui peut arriver dans ces cas-là… !
- — Eh bien non, je ne sais pas, justement, expliquez-moi.
L’homme fut sauvé, non par le gong, mais par la sonnerie du téléphone portable de la policière. Un appel de son adjoint et la conversation fut succincte :
- — Alors ?
- — Oui, il a avoué, ils l’ont un peu cuisiné et il s’est déballonné rapidement.
- — Merci pour tout le job, va rejoindre bobonne, tu mérites le repos du guerrier… !
- — Tu déconnes ou quoi… ? Je vais surtout me faire engueuler parce que je rentre à pas d’heure.
Ne désirant pas polémiquer sur les problèmes conjugaux du capitaine, elle raccrocha rapidement.
- — Vous avez faim ? demanda-t-elle à Lambert. Moi, je crève la dalle.
- — Heu, vous savez, dans ma situation on se préoccupe d’autre chose que de son estomac.
- — Une choucroute, ça vous dit ?
- — Heu…
- — Allez, venez, je connais un troquet hyper sympa.
À la grande surprise du présumé coupable, ils sortirent sans encombre du commissariat central de Strasbourg et s’engagèrent dans le parc attenant. Après quelques centaines de mètres, ils franchirent la passerelle surplombant le bassin de l’hôpital puis bifurquèrent sur le quai Pasteur. Encore quelques rues où alternaient l’hyper modernisme architectural et le classicisme local et ils arrivèrent aux « Ponts Vauban ». L’atmosphère y était presque festive, des illuminations égaillaient les rues.
- — C’est plutôt joli avec toutes ces lumières, dit l’homme.
- — C’est le Christkedelmärik.
- — Le quoi ?
- — Littéralement : Le marché de l’Enfant Jésus pour ceux qui ne connaissent pas notre doux et gouleyant patois… Autrement dit, le marché de Noël… !
- — Ça a l’air joli.
- — Ça n’en a que l’air. C’est pour les touristes, ils sont comme les moustiques, la lumière les attire.
Ils firent encore quelques pas, puis s’engouffrèrent dans une Winstub où l’atmosphère chaude et chaleureuse les détendit immédiatement. Martin se demandait tout de même ce qu’il faisait là. Il y a une quinzaine d’heures, il se faisait arrêter dans sa ville natale pour se retrouver maintenant en tête à tête avec une femme dont il se méfiait au plus haut point.
- — Une bière pour commencer ? s’enquit cette dernière.
- — Si vous voulez…
- — Avec une choucroute ensuite ?
- — Heu, oui, si vous voulez…
- — Vous ne prenez pas beaucoup d’initiatives, mais pas grave, je vais commander.
- — Vous êtes sûre que ce que vous faites est légal ? demanda l’homme.
- — Absolument pas, c’est même contraire à la procédure et pourrait me valoir un blâme et même une révocation.
- — Et vous le faites tout de même ?
- — Bien sûr !
- — Pourquoi ?
- — Parce que j’ai faim… !
L’air désinvolte de la femme l’interpellait. Il avait un peu de mal à saisir ses motivations. Il avait tout simplement un peu de mal à comprendre ce qu’il faisait là, un vingt-quatre décembre, attablé avec une femme dont le job était de provoquer sa perte et son emprisonnement. L’irréel de sa situation le supplantait tout de même à l’angoisse de son avenir.
- — C’est courant, à Strasbourg, d’inculper les gens et d’ensuite les emmener dans un restaurant ?
- — Pas trop, non.
- — Alors, pourquoi le faites-vous ?
- — Parce que vous n’êtes plus inculpé.
L’information mit sûrement quelques secondes pour vraiment faire réagir les neurones de l’homme et le faire répondre :
- — Vous croyez que je suis innocent ?
- — Oui, je le pense.
- — Pourquoi m’avoir arrêté, alors ?
- — Parce que ce matin, tout vous accusait, et que de plus, j’avais des ordres… !
- — Des ordres ?
- — Quand un juge et un proc vous délivrent un mandat d’amener, ben, vous amenez. Quand vous êtes fonctionnaire, comme moi, en premier, vous obéissez aux ordres.
- — Et en ce moment, vous obéissez aussi aux ordres ?
- — Non, en ce moment, je fais mon travail de base : j’enquête et je conclue.
- — Et votre conclusion ?
- — Vous êtes innocent.
La choucroute et la bière furent rapidement servies et les papilles apprécièrent les saveurs fortes et suaves qui leur avaient été servies. Loin de se laisser griser par la dernière assertion de la policière, le maintenant ex-prévenu relança.
- — Si je suis innocent, c’est que quelqu’un d’autre est coupable.
- — Certes.
- — Qui ?
- — Mangez, la choucroute c’est moins bon quand c’est froid… !
Rongeant son frein, Lambert avala son plat sans même y faire plus attention. Un poids s’enlevait de son esprit, mais il ne comprenait pas à quoi jouait son interlocutrice. Maintenant qu’il était au fait des arcanes de l’affaire, il lui manquait tout de même un détail. Enfin, un détail qui le disculpait, il voulait savoir.
- — Pourquoi ne voulez-vous pas me répondre, vous me mettez sur le gril… ! Qui est le coupable ?
- — Prenez-vous un café pour faire passer ce bon repas ?
- — Si vous voulez, qui est le coupable ?
- — Voyons, Martin, ne soyez pas impatient. Puis-je d’ailleurs vous appeler Martin ?
- — Oui, comme vous voudrez, qui est le coupable ?
Michèle n’allait pas se laisser démonter par les insistances de son interlocuteur. Non, en toutes circonstances, elle se devait de tenir la barre. Cela devenait un jeu, une joute verbale où elle ne savait pas qui en sortirait vainqueur.
- — Le coupable a été difficile à trouver.
- — Il semblerait que vous n’y avez mis que douze heures…
- — À peu près, oui.
- — Et peut-on savoir… ?
- — Le truc qui m’a interpellé au départ, c’était votre franchise.
- — Ah ?
- — Oui, ce matin, dans la voiture, vous m’avez tout raconté.
- — Ben oui, pourquoi ne l’aurais-je pas fait ?
- — Pour vous couvrir, bien sûr… ! Et puis, entretemps, j’ai pris mes renseignements.
- — Je n’en doute pas, surtout pour une keuf.
- — Vous aviez bien sauté la Marie-Odile, mais vous ne l’avez pas violée ensuite. Surtout, il est impossible que ce soit vous qui l’ayez tué…
- — Pourquoi ?
- — Elle a été étranglée avec une écharpe et votre ADN ne figure pas dessus.
- — …
- — Par contre, sur ce foulard et en dehors des traces de la victime, il y a des marques du mari et celles d’un inconnu.
- — C’est son mari qui l’a étranglée ? Il était jaloux à ce point-là ? Si c’est le cas, je m’en voudrais toute ma vie. J’étais jeune et bête et ne pensais pas à mal. Si une femme mariée cherche une aventure, ben… !
Michèle fit une pause et détailla encore plus son interlocuteur. Il avait de ces mimiques qui faisaient immédiatement deviner toutes ses pensées. C’était un être simple, sympathique, le genre de mecs dont on pouvait tomber… !
- — Non, ce n’est pas le mari de Marie-Odile, le coupable, d’ailleurs, quelque part, il avait un alibi.
- — C’est qui alors ?
- — C’est Éliane Schmitt qui nous a donné la solution.
- — Qui ?
- — Éliane Schmitt, la copine de Marie-Odile, que vous avez rencontrée dans cette boîte de nuit.
- — Je ne me rappelais pas de son nom.
- — Pas grave, mais elle nous a fait un compte rendu circonstancié de cette soirée.
- — Et ?
- — C’est édifiant… ! Vous étiez deux mecs et deux nanas, le deal parfait. Pas la partouze, car probablement vous ne saviez, à l’époque, même pas ce que c’était. Juste un duo successif.
- — Heu, oui, je ne voyais pas la chose ainsi.
- — Pourtant, votre pote s’est retrouvé lésé.
- — Comment cela, lésé ?
- — Vous avez baisé Marie-Odile, mais lui n’a pas baisé Éliane.
- — Heu, oui, peut-être, et où voulez-vous en venir ?
- — Ne croyez-vous pas qu’il puisse y avoir de la rancœur ?
L’homme observa attentivement la policière et une lueur fit son apparition dans son esprit.
- — Non, pas lui, et d’ailleurs, pourquoi ?
- — Pourquoi ? C’est extrêmement simple, et c’est Éliane qui l’a raconté à nos hommes. Après vous avoir déposé à la caserne, il est retourné chez elle. En petit margoulin, il avait discrètement fouillé dans le sac de la dame. Il voulait bien sûr la sauter, mais l’heure avançait et le mari d’Éliane rentrait scrupuleusement à l’heure, contrairement à celui de la victime qui rentrait à pas d’heure.
- — …
- — Pour s’en débarrasser, elle aiguilla donc Jean-Claude vers Marie-Odile, sachant que son mari découcherait après son service.
- — Pourquoi n’a-t-elle jamais rien dit ?
- — Le poids du mariage, les convenances, la réputation. Allez savoir pourquoi les gens se taisent obstinément pour des choses au demeurant très futiles.
- — C’est donc Jean-Claude, le coupable ?
- — J’en ai bien peur… !
- — Mais pourquoi ? Pourquoi n’a-t-elle pas accepté de coucher avec lui ?
- — Parce qu’il ne lui convenait peut-être pas. Elle avait le droit de dire non !
- — Oui, bien sûr, mais je ne comprends pas pourquoi il l’a tuée.
- — Moi non plus.
Ils se regardèrent un long moment. La clientèle de cette Winstub commençait à être de plus en plus clairsemée. C’est elle qui reprit l’initiative.
- — Bon, on y va ?
- — Où ?
- — Chez toi, c’est un peu loin, alors que chez moi c’est à cent mètres… !