n° 22391 | Fiche technique | 32556 caractères | 32556 5521 Temps de lecture estimé : 23 mn |
23/04/24 |
Résumé: Un été, un jeune écrivain français en panne d’inspiration, un jeune italien insouciant, trop peut-être. | ||||
Critères: hh vacances | ||||
Auteur : lelivredejeremie Envoi mini-message |
Je ne veux tromper personne, c’est une histoire de garçons qui aiment des garçons, et j’ai hésité un moment avant de la catégoriser, après tout, il s’agit simplement du récit d’une rencontre comme tant d’autres. Pourtant, le thème m’interdit de la taguer ‘soft et cool’, et un court passage que j’ai voulu très implicite exclut non-érotique, dominante non éro, m’a semblé une option acceptable
Une histoire d’une époque que je n’ai heureusement pas connue, noire comme un sinistre sarcome de Kaposi sur une peau, inspirée d’une série vue il y a sept ou huit ans et qui me traine en mémoire, et pour laquelle je me suis documenté autant que je le pouvais, et écrite avec autant de respect qu’il m’était possible pour la mémoire d’une génération décimée. Les rares curieux en jugeront, voilà.
2024
Je viens de recevoir le faire-part de décès de Maria, cacheté de Casoli, dans les Abruzzes.
Evidemment, j’entre dans un âge où ils vont commencer à se multiplier dans mon courrier, mais celui-ci m’a particulièrement ému. Je viens surtout de me prendre dans les dents un souvenir vieux de trente-cinq ans, l’année où j’ai connu Maria. Et son fils…
Nino est mort en 1991.
J’étais là, à l’Ospedale Generale di Pescara, avec sa mère, qui ne comprenait rien. Moi, je savais, j’avais déjà vu trop d’amis mourir, mais comment le lui dire ? Comment expliquer les taches noires sur son corps, l’insuffisance respiratoire due à la pneumonie, devenue rare même ici, ses paupières collées par les mucosités, ses lèvres si gercées qu’elles étaient crevassées, sa respiration cruellement sifflante… Le médecin avait parlé du « cancer gay », elle n’avait retenu que le premier mot, se demandant comment on pouvait avoir un cancer à vingt-trois ans. Comment expliquer à une mère que son garçon si beau et trop jeune allait mourir ?
(…)
Deux ans plus tôt, Gianluca, mon éditeur, avait détecté mon syndrome ! Oh, pas celui d’immunodéficience acquise, non, simplement celui de la page blanche…
1989
Casoli était touristique si l’on veut, pour les promenades autour du Lago Sant’Angelo… Autant dire que je m’y étais vite ennuyé. Le seul intérêt était le fils de Maria, la boulangère et accessoirement concierge de ce qui s’était avéré être un petit palazzo, berceau des ancêtres de Gianluca, que j’avais, seulement là, découvert être prince Contarini da Montaniera. La modestie de la véritable noblesse…
Dès mon arrivée, à peine m’étais-je parqué – forcément - via Montaniera, j’avais vu Nino… en caleçon dans la rue. Mes yeux avaient détaillé son corps mince de la tête aux pieds, brièvement remarqué le seau qu’il venait visiblement de se vider sur la tête, pour remonter sur son visage souriant, puis glisser sur la serviette de bain qu’il passait lascivement sur le haut de ses cuisses, avant de l’écarter puis de très… trop lentement la nouer sur sa taille. J’avais soupçonné que mon regard soutenu avait pu me trahir, puis que je ne me serais jamais fait capter aussi vite, mais il était si beau…
Nino m’avait dit rêver d’aller à Paris, Londres, en fait n’importe où qui ne soit ce village perdu, mais qu’à part quelques week-ends à Pescara, il n’avait encore rien vu du monde.
Je savais que mon éditeur pouvait être très… gentil avec les garçons comme Nino, j’ai appris qu’il lui avait d’ailleurs offert sa Vespa. J’avais moi-même profité de sa générosité pendant l’écriture de mon premier roman. Son intérêt initial pour mon corps commençait à faiblir après qu’il se soit aperçu de mon modeste talent de scribouillard, notre collaboration avait évolué, trois ans et deux romans plus tard, il me payait pour faire courir mes doigts sur le clavier d’une machine à écrire, à l’époque avant les ordinateurs, plutôt que sur sa carcasse vieillissante.
A notre rencontre, j’avais sensiblement l’âge actuel de Nino… l’âge de tous les garçons qui défilent au bord de la piscine, puis dans le lit de Gianluca, dont les cadeaux ne sont jamais vraiment gratuits. Nino avait forcément payé son scooter d’une manière que j’imaginais trop bien.
Paris – 1986
Il a englouti ma dernière Jup, ce qui, sachant sa résistance vraiment très faible à l’alcool, m’assurant un peu de ne pas avoir à rééditer l’exploit précédent.
Après que je lui avais dit mes espoirs, et fait lire une de mes nouvelles, une daube juste digne de finir sur Wattpad, Grog – j’avais directement adopté le surnom – avait été décevant avec moi aussi, en tout cas à l’horizontale, mais n’étant à l’époque pas complètement ignorant des codes de notre monde, ni surtout de l’importance du soutien d’un éditeur, j’avais simulé le plaisir qu’il ne m’avait pas donné, soupçonnant qu’il ne pourrait pas s’empêcher de se vanter auprès de Gianluca d’avoir ajouté un nouveau minet à son carnet de chasse, et peut-être de lui parler de ma prose.
Aux textes qui me mettraient toujours le rouge de la honte au front, j’en avais substitué un autre, plus sage et, en toute modestie, bien meilleur.
Il s’était assis sur mon siège de bureau, constellant sa lecture de si, certo, logica, è vero… Pour m’assurer au final que mon texte, que je pensais faible et un peu ennuyeux, avait peut-être un fond d’intérêt…
Il a jeté un regard sur le préservatif noué qui gisait sur la moquette, puis l’a porté sur moi, par-dessus ses demi-lunes et a lâché.
Gianluca s’ennuyait vite, et surtout, il était très fier, du moins assez pour réaliser que la fougue de ma jeunesse, qu’il soupçonnait à juste titre simulée, serait mieux utilisée à écrire. Notre relation a pris une autre forme, et d’autres couleurs. Lors d’un gala, l’abus de bulles lui a fait m’avouer que j’étais le… euh… le poulain le plus prometteur de son écurie. Et je dois à la vérité d’admettre que sans lui, je n’aurais jamais acquis la relative notoriété, et les chiffres de ventes, que j’ai atteints, depuis.
Trois années frénétiques ont passé, entre l’écriture, les soirées à thématique plus ou moins littéraire, où Gianluca m’amenait, et surtout me ramenait à une heure décente pour s’assurer que je sois dispo pour travailler dès l’aurore.
Deux romans, quatre mecs.
« Une Page Blanche » racontait l’histoire d’un jeune homme qui remontait le temps jusqu’à son entrée à la fac, et pouvait ainsi revivre, idéalement en mieux, deux ans et demi de vie, en essayant d’éviter certaines erreurs, dont quelques-unes vécues, comme la rencontre à Nantes et les deux mois aussi passionnés que destructeurs avec Tristan, devenu Tatiana dans le roman, par souci de correction sociale. Un succès inattendu, même pour mon éditeur, et qui m’avait valu une série d’interviews aux questions souvent plus dirigées sur ma vie privée que sur le livre…
Si le premier en est maintenant à sa sixième réédition, pour deux cent soixante mille exemplaires à ce jour, le second a atteint ce nombre dès la première impression.
« Regarde, sans les mains ! » était une histoire de meurtre, légèrement plus trash, en ce qu’il racontait, en mode forcément implicite, le quotidien d’un acteur porno, toujours rigoureusement hétéro, bien sûr, mais qui succombait un soir au charme d’un assistant de prod’, qu’il tuait pour protéger sa réputation très relative. Il m’avait gagné une invitation de Bernard Pivot à participer à son émission Apostrophes, puis des années plus tard, la confidence d’un certain Maxime, dont mon roman aurait été une des inspirations. Largement extrapolée, au vu du nombre de cadavres que ses personnages de serial killers laissent derrière eux.
Puis il y a eu ces autres mecs, rencontrés dans d’autres endroits, et dont je m’assurais, d’abord discrètement, qu’ils n’avaient aucun intérêt pour la littérature, ensuite plus directement – sinon plus basiquement - de leur idée d’une relation, puis surtout du rôle qu’ils me laisseraient y occuper.
Matthieu, journaliste à l’Equipe, ne s’intéressait qu’aux sports, mais n’en pratiquait aucun très activement, même dans l’intimité. Luigi, éternelle salopette bleue, pull vert et casquette rouge, venait de sa banlieue, comme un voleur, longeant les façades, après ses journées sur des chantiers de construction apparemment dépourvus d’installations de douches… Sans que ça ne m’ait jamais trop gêné, j’avoue. Et Romain… Je préfère ne plus y penser, pour tout dire.
La seule exception a été Hanno, mon contact dans la maison d’édition allemande de mes romans, mais il était basé à Francfort, dans notre diagramme de Venn, nos cercles ne se croisaient tout simplement pas.
Des relations plus hygiéniques qu’autre chose, et qui n’ont été que ça, avec le recul.
Jusqu’au vertige de la page blanche, trois ans plus tard, et la proposition de retraite que m’a faite mon éditeur, aux funérailles de Grog, « décédé au terme d’une longue maladie » qui avait imposé que le cercueil ait été très promptement scellé.
Eté 1989
Dans cette rue écrasée par le soleil, juste vêtu de sa serviette de bain, Nino m’a demandé de lui donner quelques minutes pour s’habiller avant de m’aider à m’installer. Je me suis assis sur le coffre de ma voiture de location pour griller une cigarette en laissant mon regard courir sur la piazzetta en me disant qu’à sa place, je rêverais aussi d’un ailleurs. A vingt-trois ans, je n’avais eu de cesse de quitter Nantes, où je me sentais à l’étroit, pour Paris. Alors Casoli…
Nino a jailli de la boulangerie familiale comme un diable de sa boîte, un joli diable auquel beaucoup de mes amis auraient été heureux de vendre leur âme pour un sourire, en espérant plus. Il portait un polo Lacoste vert menthe qui, lorsqu’il s’est penché dos à moi pour prendre l’un de mes sacs de voyage, s’est légèrement relevé pour révéler un jeans Gucci.
Le message était clair ! A sa manière, Nino se prostituait donc ! Ma conscience m’a vite rappelé qu’au même âge, à mon arrivée à Paris, pour un réfrigérateur rempli, et de l’argent, puis la promesse d’un certain succès, à ma manière, avec Gianluca, je l’avais également fait, qui étais-je pour le juger…
Il a dit :
En me prenant le trousseau de clé des mains, quoiqu’en appuyant assez longtemps ses doigts sur les miens, son regard – que je captais du coin de l’œil – dardé sur mon visage.
Comme dans un film, la lourde porte a grincé en pivotant sur ses gonds, pour dévoiler une vaste entrée voûtée couverte de fresques, qu’avec l’éducation artistique prodiguée par mon éditeur-mentor, j’ai estimé dater de la construction, au dix-huitième siècle. A la grosse louche, une quinzaine de générations avait dû fouler ce sol en mosaïque de marbre, jusqu’à Gianluca, qui interromprait la dynastie.
Il m’a fait visiter une quantité abusive de pièces sobrement meublées, mais en veillant à se mirer dans tous les miroirs devant lesquels nous passions, jusqu’à la chambre principale, sinon princière, vu le titre de noblesse de Gianluca, que je venais seulement de découvrir.
Le garçon s’est jeté sur le matelas du lit à baldaquin et a placé ses bras croisés derrière sa nuque, sans redescendre son polo, exposant son nombril et le début d’abdominaux appétissants.
La plus belle pièce, je le voyais, la plus confortable, j’en jugerais plus tard ! Depuis quelques minutes, j’avais l’impression que Nino me faisait une parade de séduction, qu’il imaginait peut-être voir se conclure sur ce lit d’époque. Trop facile, mec, puis surtout, trop rapide, je ne suis pas…
J’ai secoué la tête pour en chasser l’image de Gianluca s’y abandonnant à la fougue de Nino, qui semblait à son tour s’y offrir. Vite remplacée par l’idée que moi-même, à son âge…
À la vérité, son assurance me déstabilisait, et mettait la mienne en défaut.
J’ai mis en pratique la méthode, affinée en trois ans dans le milieu para-artistique de Paris – peuplé de cette faune parfois plus « cultureuse » que véritablement cultivée – autant que dans celui de mes rencontres nocturnes : l’indifférence. Je me suis dirigé vers la porte-fenêtre aux rideaux légèrement gonflés par la fine brise, puis sur le balcon donnant sur le jardin.
L’inactivité dans une chambre semblait absurde pour Nino. Je me suis retenu juste à temps de lui répéter les mots de Gianluca à mon sujet, et peut-être au sien :
Le samedi, en revenant de ma troisième – et je m’étais juré, dernière – visite au lac, j’ai croisé Nino qui jetait des mots fleuris à son scooter.
Quoi que soit une « cagna », j’ai compris que sa Vespa ne voulait pas démarrer. Sa colère avait laissé la place à une imitation de dépit assez réussie, alors qu’il m’expliquait qu’il était attendu … non, espéré à Pescara, mais qu’il en était réduit à rejoindre la nationale à pied et à prier qu’un routier, gras, laid et puant la transpiration, le prenne en stop, avant de porter un regard faussement affligé sur mon cabriolet de location.
Nino était un moulin à parole, à Fossaciesa, il m’avait fait avouer clairement mes préférences dans l’intimité, qu’il faisait de toute manière plus que soupçonner. A San Vito Chiotine, il imaginait trop clairement l’évolution de ma relation avec Gianluca. A Ortona, il savait que ma vie sexuelle était un désert depuis trois mois. A Miglianico, il a annoncé comme une évidence que nous passerions la soirée dans sa boîte préférée, qu’il me présenterait comme son ami français et qu’ils seraient jaloux. Et à Francavilla al Mare, j’ai failli faire une embardée après la liste exhaustive des garçons et des hommes à qui il s’était donné ! Six fois mes stats, que je trouvais pourtant parfois embarrassantes.
J’ai laissé la question en suspens… Nino était objectivement très désirable, puis depuis trois mois, je commençais à me demander si mon incapacité à écrire ne coïncidait pas un peu trop avec la période de vide affectif dans ma vie. Et si quelques nuits de sexe débridé ne libèreraient pas les vannes de mon imagination en même temps que celles de mes canaux déférents.
J’ai imaginé la soirée trop arrosée, pour refaire la route le soir même, je me suis arrêté pour réserver une chambre au Best Western, me disant que Nino finirait la nuit chez l’un de ses amis. Il m’a suivi jusqu’à la réception, et lorsque l’employé a demandé combien de personnes occuperaient la chambre, il m’a soufflé « due » à l’oreille. Ensuite, il m’a baladé dans Pescara, de boutiques branchées en magasins de fringues.
Le nom de la boîte était déjà tout un programme, la « Salsa al Finocchio », la sauce au fenouil, jeu de mot sur « salsa » pour la danse, et « finocchio », un terme initialement péjoratif en Italie pour gay mais retourné par les intéressés, qui ont fini par le revendiquer.
Qu’en dire, sinon ? Sordide, kitsch, limite vulgaire, peut-être la pire boîte gay de celles que j’aie fréquentées. Les mêmes adjectifs s’appliquant aux amis de Nino, une bande de folles de tous âges, plus clichés pathétiques les uns que les autres, sortis d’un film de Fellini… Le seul mec aussi physiquement décent que – finalement - moralement douteux l’a traîné aux toilettes, dont il est sorti la démarche boiteuse après quinze minutes pendant lesquelles j’ai dû subir la conversation blindée de sous-entendus douteux de la bande de follasses…
Il a eu un sourire faussement gêné, avant de me glisser à l’oreille que c’était le principal intérêt tiré du quart d’heure d’isolement, la coke l’ayant fait plus planer que l’invasion sauvage de son corps.
Je me suis éveillé lorsque Nino a soulevé l’élastique de mon boxer et m’a pris en main.
Je suis parfois lent à capter les messages, j’ai mis quelques secondes à réaliser que le plus beau garçon du monde, ou du moins le plus beau garçon de mon monde, s’offrait à mon plaisir… J’étais raide comme jamais, je cherchais les mots pour l’inciter à se retourner pour que je lui offre le plaisir en retour, mais mon cerveau avait migré vers le bas et sa caresse très contrôlée m’empêchait de construire une phrase qui aurait du sens, même en français…
Il s’était calé à plat ventre, offert, désirable… Un sursaut de conscience m’a fait murmurer.
Je voulais le voir de face, profiter de sa beauté, voir son corps réagir à l’invasion du mien, sentir ses mains courir sur mon torse et – je l’espérais - me serrer convulsivement, puis ses jambes se serrer sur mes hanches, voir sa bouche chercher l’air entre deux gémissements et enfin, voir ses doigts se consacrer à son plaisir.
Durant le mois que j’ai passé à Casoli, j’ai fait l’amour à Nino à l’abri du palazzo de Gianluca, puis, deux fois, il m’a aimé, et j’ai découvert cette facette de moi qui admettait qu’on me possède… Il m’appelait ‘signore lattice’, monsieur latex…
Je suis rentré à Paris, avec la promesse de sa visite, qu’il n’a jamais tenue, ses amis lui suffisaient, puis la mamma…
Automne 1989
Nino m’avait inspiré, j’ai recommencé à écrire, un roman… une romance… l’histoire d’un amour de vacances… avec un garçon.
La partie professionnelle de la conversation était arrivée à son terme, qui allait clairement glisser sur d’autres sujets, que j’aurai toujours une étrange gêne à aborder avec lui.
J’avais ostensiblement sorti mon paquet de cigarettes et en avais glissé une entre mes lèvres, attendant sa réaction trop prévisible.
Dans l’ascenseur, j’avais réfléchi à ses paroles, ses questions… Pour conclure, comme à la fin de l’été, avec un sentiment mitigé, entre une légère honte et un peu d’hypocrisie, que c’était effectivement une question de compatibilité, mais pas celle dont il parlait, non, plutôt à la verticale, dans la vie de tous les jours. Nino n’aura été qu’une parenthèse dans mon parcours sentimental où, paradoxalement, je suis ce que l’on qualifie aujourd’hui de sapiosexuel, je suis séduit par l’intelligence et la culture, dont il était tristement dépourvu. Sa futilité, aussi, finalement juste amusante le temps d’un mois au soleil. Et enfin, le fait que l’exclusivité soit une notion parfaitement abstraite pour lui ! Sa vespa réparée, le week-end suivant, il m’avait abandonné à Casoli, pour rejoindre sa cour des miracles, le « Salsa al Finocchio », pour aller s’y blanchir les narines de quelques G qu’il payerait en nature.
En posant le pied sur le trottoir, j’avais allumé ma cigarette, et réalisé que j’en tenais le filtre entre le pouce et le majeur, pour rejeter la fumée en jetant légèrement la tête en arrière, une pose peut-être un peu précieuse, copiée de Nino.
Au souvenir duquel je me suis abandonné un moment, adossé à la façade, dans la lumière douce et la chaleur relative d’un soleil d’été indien, si différent de celui des Abruzzes, particulièrement celui qui avait baigné le corps élancé et gracieux du garçon, sur le balcon de la chambre du palazzo, après qu’il ait quitté mes bras, après que nous ayons une dernière fois fait l’amour…
Là, avec un trimestre de recul, je m’étais dit que plus que nos échanges, les moments que j’ai préférés avec lui étaient ceux qui les suivaient, qu’il s’endorme, apaisé, ou que nous partagions le silence de la petite ville endormie et une bouteille de Trebbiano ou de Montepulciano…
Il me racontait ses rêves, trop éloignés de ma propre vie, et dont je ne ferais clairement jamais très longtemps partie. Je lui disais ceux que j’avais abandonnés, ayant vendu, pour la reconnaissance publique, la possibilité d’une intimité qui serait autre que discrète.
Eté 1989
Un léger vent, venu de la mer, balance doucement les rideaux de la chambre du palazzo… Si je n’étais pas en train de consciencieusement nouer le préservatif que je viens de retirer, le moment serait parfait, mais je suis décidément bien plus terre-à-terre qu’on ne peut le croire à me lire…
Mon regard s’est porté à droite, vers la fenêtre, et la silhouette mince et élancée de Nino, nu, voilé du tissu diaphane.
Viens en moi, plus fort, je préfère. Au temps pour la compatibilité qu’évoquerait Gianluca trois mois plus tard… Sentiment qui serait confirmé le week-end suivant, par son escapade en solitaire à Pescara.
Quand nous avons rejoint le fornaio, Maria nous a fourré entre les mains des foccacie encore tièdes, avant de candidement demander à quoi nous avions passé notre après-midi. Nino lui a expliqué qu’il m’initiait aux pratiques locales… pour le roman que j’écrivais. J’ai pleinement compris l’admiration qu’elle portait à son fils si beau, devenu, par sa propre invention, le collaborateur d’un auteur, dont elle n’avait jamais lu, et ne lirait jamais, la moindre ligne.
Loin de celle de ma propre mère, qui avait consacré une courte lettre à chacun de mes deux premiers livres, pour en souligner les faiblesses, selon elle…
Les yeux de Maria avaient peut-être encore un peu plus brillé lorsque Nino s’était exclamé.
Je l’ai aimé une dernière fois, avant de caler mes bagages à l’arrière de mon ridicule cabriolet de location, pour rejoindre l’aéroport de Pescara, puis Paris.
Décembre 1989
Martin m’a jeté un sourire de sphinx, qui disait tout, et rien, en même temps.
J’ai soudain réalisé que dans les « autres trucs », il y avait peut-être le fait que Martin me kiffait, un peu…
Dans le rituel d’approche, il y a assez directement la question des affinités, ou des préférences, mais je ne l’ai même pas posée, j’ai redécouvert Martin, qui avait assez d’assurance pour s’en dispenser. Il m’a aimé. Et il est resté.
Affalé dans mon canapé, il a lu les cent pages en une demi-heure. Trente minutes que j’ai consacrées du coin de l’œil à l’observer, pour réaliser qu’à part les clapettes évidemment remplacées par des Vans en automne, il portait presque les mêmes vêtements que Nino le jour où je l’avais rencontré, un jeans et un polo d’un vert légèrement plus soutenu, sous lequel je soupçonnais pourtant un torse bien plus viril, et que son ascendance celte avait apparemment parsemé de poils sombres, à la place de celui, lisse et glabre, du garçon des Abruzzes. Le paradoxe des haplotypes et des isolats génétiques, m’étais-je dit, un peu bêtement, avant de relancer mon imagination sur le reste de son corps…
1991
(…)
2024
Maria, qui occupait désormais le palazzo, que Gianluca m’a légué à sa mort… Maria est décédée. Quelqu’un à Casoli a trouvé son carnet d’adresses et a envoyé les faireparts tout-venant. Le temps de recevoir le courrier, je n’aurais jamais pu y être à temps, mais pour ce que ça vaut, le village entier devait être là.