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n° 22415Fiche technique16096 caractères16096
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Temps de lecture estimé : 11 mn
09/05/24
Résumé:  Un amour à la Belle Epoque
Critères:  #historique fhh voir exhib cunnilingu
Auteur : Cuisinier            Envoi mini-message
Le rêve de la femme des artistes

Il y a dans les ruelles d’Ostende, cité balnéaire et portuaire de la Côte belge, une pierre énigmatique restée apparente, grâce à la fantaisie d’un ouvrier, dans le soubassement d’un bâtiment construit juste après la deuxième guerre mondiale. Elle mentionne « Arch. Oct. De Poes – 1913 » et est sensuellement calligraphiée dans ce style « nouille » si reconnaissable de la Belle Époque. Désormais, côté jardin, elle n’est pas visible pour le public et n’est en fait même pas connue de la copropriété exploitant un immeuble moche et miteux, prétendument avec « vue sur mer », alors qu’il s’agit uniquement d’une vue avec un angle de 30° principalement tournée vers le port.


En voici l’histoire.


Octave De Poes est né le 21 octobre 1881 à Bruxelles de l’union de Félix De Poes et de Rachel Eiger. Sa petite enfance a été tout sauf gaie. Il présentait dès la naissance une trop grosse tête, sur un petit corps, une déviation latérale des auriculaires et divers problèmes hormonaux. Son père, un gros arriviste sournois, trop occupé à spéculer – fort intelligemment – sur les besoins en armes de la Force publique (l’armée brutale d’occupation du Congo alors propriété privée de Léopold II) et sa mère, une mégère fagote au long cou et au verbe piquant, n’ont jamais aimé cet enfant. Il fut confié quasiment à la naissance à la garde de nourrices successives, puis à l’école communale où ses camarades l’appelèrent le « poisson-chat ».


Octave aurait certainement dépéri sans la présence, d’abord émue, puis aimante et enfin admirative de son oncle Théophile Eiger. En sa seule présence, cet enfant taciturne, toujours en retrait, démontrait une vive intelligence, mais aussi et surtout un talent artistique de génie. A 5 ans déjà, un fusain à la main, il capturait en un instant toutes les nuances du plumage d’un couple de pigeons joueurs, la robe luisante d’un étalon après l’effort, le satiné de la chatte en train de faire, alanguie sur le sol de la cuisine au soleil, sa toilette intime d’une langue luisante.


Le 1er janvier 1890, un effroyable incendie éclatât au château de Laeken. Invités à la réception de Nouvel an, alors dans la bibliothèque pour tenter de freiner la conclusion du traité interdisant l’esclavage en Afrique, « M. et Mme De Poes-Eiger », d’après la presse, meurent. Deux jours plus tard, le petit Octave suit, main dans la main de son oncle, le corbillard tiré par quatre chevaux noirs, n’emportant que deux cercueils vides vers le caveau familial. Les rares assistants à cette cérémonie ne lisent pas sur cette tête sa seule réelle émotion : il va vivre chez « Oncle Théophile », désormais son tuteur, à Tourcoing.


Oncle Théophile est un de ces touche-à-tout brillants du XIXᵉ siècle. Il est diplômé de l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris. Peintre, sculpteur, architecte d’intérieur, architecte à l’occasion, il vit seul dans une maison dont la principale pièce est l’atelier, meublé d’une impressionnante bibliothèque et dans un coin, derrière un paravent, de son lit. Il est grand, élégant comme un dandy de Toulouse-Lautrec et spirituel. Les bourgeoises de Tourcoing rêvent de lui. Il a cocufié nombre de leurs maris dans son atelier tout en leur vendant des œuvres jugées trop modernes par ces amateurs d’art pompier. Toutefois au grand regret de ces dames, sa seule vraie maîtresse est l’Art. Captivé par Violet-le-Duc, correspondant notamment avec Gaudi, Rodin, Rops, Khnopff, Beardsley, puis avec Guimard, Horta, Van de Velde et Hankar, il est depuis le début dans l’antichambre de ce que l’on appellera ultérieurement l’Art nouveau, ce courant qui correspond si bien à sa nature hédoniste.


Durant les six années suivantes, il partage sa vie entre son neveu et ses créations. Au neveu, il apprend tout son art, ainsi par exemple qu’à lire, mais dans notamment « Les liaisons dangereuses » ou encore « Justine ou les malheurs de la vertu ». Pour la défense du tuteur, celui-ci aurait bien été en peine de trouver parmi ses livres ceux qui n’étaient pas consacrés à l’art décoratif, à l’architecture ou à l’érotisme. Très vite, les dessins naïfs, mais fins, d’Octave constituent une part substantielle de la production artistique de « Th. Eiger, architecte et peintre » et sont signés par un curieux monogramme mi-chat, mi-tigre. Et l’enfant parfait aussi lentement, mais sûrement sa connaissance du corps humain, esquissant depuis une cachette dans l’atelier, les maîtresses de son oncle ; celui-ci conserve précieusement ces dessins souvent lestes, toujours très naturels.


Le 17 avril 1896, le Colonel César Reamer, accompagné de sa fille Dorothée, 24 ans, franchit les portes de l’atelier. Dorothée, derrière son ombrelle, en robe blanche, semble échappée d’un Renoir. Elle a de ces cheveux roux sur une peau pâle qui bouleverseraient Klimt et ce regard impénétrable et songeur que l’on trouve chez Khnopff ou chez Mucha. Tuteur et pupille tombent instantanément sous son charme. Elle, dans un premier temps, va n’avoir de regard que pour l’élégant quadragénaire. Celui-ci, troublé, négocie, mal, la rénovation et l’ameublement d’une maison que le Colonel, blême et grimaçant de souffrance, vient d’acquérir à proximité immédiate pour sa fille qui, il le sait, sera bientôt orpheline. Dorothée ne voit pas le jeune adolescent qui griffonne timidement dans son coin un portrait admiratif.


Le Colonel est mort quelques mois plus tard laissant à sa fille la maison à peine habitable et une petite rente. C’est Théophile Eiger qui va achever la rénovation tout en faisant une cour éperdue à Dorothée. Et, très vite, sans grande résistance de sa part, il l’emmène dans son atelier où, suivant sa technique bien rodée, il lui propose un portrait. Pour qui n’a jamais été dessiné ou dessinateur, il n’y a rien de plus intrusif qu’un dessin. Modèle et artiste partagent l’attente de voir le regard précis, indiscret du second caresser, pénétrer, trouver chaque secret du corps de la première. Dans cet exercice extrême de voyeurisme et d’exhibition, ils perçoivent mutuellement la tendresse du regard lorsqu’il se noie dans le flou de la chevelure pour en définir la nuance exacte ou fantasmée de chaque mèche, la rigueur dans la mesure des proportions, l’excitation lorsque implicitement autorisés à s’arrêter bien au-delà des convenances, ces yeux perçants s’arrêtent sur le modelé d’un sein, voire sur le sexe. Pour la première fois, Théophile a voulu qu’Octave le laisse seul avec la dame de ses pensées. L’adolescent s’est aussi pour la première fois rebellé et face à sa fronde qui a obtenu le support de Dorothée qui a appris à l’apprécier, l’oncle a dû capituler.


24 juillet 1896, 17h30, Dorothée, plus intimidée qu’elle ne le paraît, s’assied sur une ottomane face à « ses » dessinateurs. L’adulte à la sanguine, le jeune aux pastels. Il y a de la rivalité entre eux, mais l’un et l’autre veulent profiter de cet instant. En professionnels, après avoir choisi l’éclairage et un décor devant la verrière, l’avoir positionnée de trois-quarts avec son ombrelle élégamment inclinée, dans une position classique à la Alfred Stevens, ils esquissent à la mine de plomb en quelques traits, la silhouette. Puis, en bras de chemise, car il fait chaud, ils entament chacun leur œuvre, Théophile par les yeux, Octave par le corps. Dorothée se sent percée à nu par quatre yeux et deux mains, l’un fouillant le miroir de l’âme, l’autre les secrets de son corps. Elle sent ses tétons scrutés et perçoit leur érection. Elle sait que ses pupilles se dilatent sous l’effet de l’excitation. Alors, troublée, envahie par la chaleur, ne voulant pas laisser apparaître ses émotions à Théophile, elle croise le regard d’Octave. Et celui-ci sent tout à coup son pénis se raidir et dans la minute éjaculer pour la première fois, le laissant pantelant. Ébahie, voyant la tache se répandre sur le pantalon de l’adolescent, instruite des choses de la vie, elle comprend qu’elle lui a procuré son premier orgasme. Et, à son tour, du fond de son vagin, une humidité se répand insidieusement et humecte ses lèvres et son clitoris. Et Théophile sent cette odeur animale. Alors, à son tour, son pantalon se déforme sous la poussée de sa verge. Cela n’a duré qu’un instant, mais dans la pièce, tous trois sont ébahis par cette intimité soudaine partagée si intensément.


Dorothée ne veut pas que la gêne détruise et arrête ce moment. Alors, elle réclame un autre portrait et prend d’elle-même une pose plus intime où allongée, elle veut prendre l’ascendant et dès lors ne regarde que les entrejambes des artistes debout derrière leurs chevalets. À nouveau, elle assiste à une seconde éjaculation d’Octave et contemple la bosse toujours impressionnante de Théophile. Ce soir-là, aucun n’a eu envie d’arrêter. Alors, aux poses sages, des toujours plus hardies ont succédé jusque tard dans la nuit, Dorothée s’effeuillant petit à petit jusqu’à apparaître nue pour une version de l’ « Origine du monde » encerclée de poils roux suintant de cyprine. Lorsqu’à six heures du matin, elle s’est donnée à Théophile et qu’enivrés par l’attente, ils ont longuement fait l’amour, Octave, toujours dans son pantalon souillé, un sourire aux lèvres, capture sur le visage de l’amante son extase.


Et tous les jours, pendant six mois, séance de 17h30 après séance de 17h30, le trio répète et innove. Souvent, c’est uniquement Octave qui capture le regard béat de Dorothée, sous le joug de son amant. Il reste obstinément vêtu, gêné par ses éjaculations précoces et par son micropénis, à l’abri d’une couche qui absorbe sa semence. Lui aussi aime cette excitation et ses orgasmes à répétition. Octave n’a accepté qu’une fois que Dorothée le touche, dans le feu de l’action, et cette simple pression sur sa main a suffi à provoquer une jouissance si rapide que le jeune homme n’a pu la répéter ce jour-là. Depuis, échaudé, il reste à distance se satisfaisant de fouiller intensément Dorothée de ses grands yeux sombres.


Elle aime cette impression de se faire baiser si différemment par « ses deux hommes » et apprécie autant que la giclée de sperme de Théophile dans son con, son cul, sa bouche, sur sa poitrine ou dans ses cheveux, le regard qui s’envole d’Octave. Souvent, cela suffit à la « faire monter aux cieux ».


Et les trois d’enchaîner les hommages à Botticelli pour une « Naissance de Vénus » très nettement impudique, à Manet pour un « Déjeuner sur l’herbe » fort appétissant, à Rodin, pour un « Baiser » prolongé, à Rubens pour une « Hélène Fourment sortant du bain » sensuelle, voire pour un Kamasutra à la mode de Boucher ou encore de Van Maelle… La sculpture n’est pas en reste avec des poteries, de la céramique et du bois avec de longs bustes dénudés, mais aussi des moulages réalisés sur les corps des amants pour satisfaire d’autres pulsions lors d’un 17h30 ultérieur.


Dorothée a épousé ce 24 janvier 1897 Théophile. A trois, ils ont fait leur voyage de noces des lieux Art nouveau d’Europe depuis l’hôtel Tassel à Bruxelles, à l’atelier de Gallé à Nancy, sur le chantier tout neuf de la Sagrada Familia à Barcelone, mais aussi en faisant le tour des illustrateurs licencieux. C’est chez Hayashi à Paris qu’ils découvrent Hokusai et tout particulièrement « Le rêve de la femme du pêcheur », cette estampe shunga représentant une femme tressaillant sous les caresses d’un poulpe géant lui appliquant un magistral cunnilingus et de ses tentacules la maintenant à sa merci pendant qu’une plus petite pieuvre lui baise tendrement la bouche. Et l’évocation de cette œuvre, devenue un fantasme récurrent, revient souvent dans la bouche de Dorothée…


À leur retour, les finances du couple sont au plus bas. Théophile ne peut plus profiter des finances des Prosper ou des Richard pour lui acheter les représentations de leurs femmes qu’il venait d’honorer. Sur le marché de l’Art nouveau, en pleine expansion, la concurrence est rude et les femmes de Tourcoing en veulent à Dorothée de leur avoir enlevé leur Don Juan. Alors, installés dorénavant à Gand, Octave et Théophile parcourent les marchands avec une production de grande qualité, mais d’un coût supérieur à celle des industriels ou des ateliers puissants. L’oncle Théophile perd son appétit de vivre, sa gouaille et même parfois patience notamment lorsque son pupille lui parle d’entamer l’héritage conséquent qu’il tient de ses parents. Le 4 octobre 1908, il meurt subitement à 17h30 loin de chez lui d’une crise foudroyante d’apoplexie.


Dorothée et Octave sont inconsolables. La jeune épouse sombre dans la douleur et ne quitte plus ses habits de deuil. Elle lit et relit Von Sacher-Masoch en rêvassant sans fin devant une série de dessins au fusain qu’elle a demandé au neveu de faire de son oncle couché dans son cercueil. Le médecin parle de neurasthénie.


Alors Octave se lance dans diverses tentatives pour la consoler en la couvrant d’attentions et même, maladroitement, en louant les services d’un gigolo pour ressusciter le « 17h30 ». Elle chasse ce dernier d’une main en disant fièrement qu’elle n’appartiendra jamais qu’à Théophile. Pourtant cette tentative la pousse à ouvrir la vaste « armoire à souvenirs » dans laquelle se trouvent toutes les œuvres des « garçons » et elle tombe en arrêt devant le « Rêve de la femme du pêcheur ». Lorsque deux heures plus tard, Octave rentre, il la trouve occupée à se masturber devant l’estampe, couchée sur le sol sur sa robe noire étalée, sa vulve offerte comme un coquillage impudique fouillé par une main gluante, ses seins malaxés par l’autre, haletante. Le choc est rude et Octave, non préparé, éjacule instantanément, mais vite prend ses huiles pour un portrait que n’aurait pas désavoué Egon Schiele. Et modèle et dessinateur retrouvent la voie des plaisirs solitaires partagés et des orgasmes à répétition de 17h30.


Dorothée, souvent, dans ces moments, appelle fiévreusement Octave son « poulpe » et lui demande de la clouer au sol avec sa tête globuleuse entre ses jambes et ses longs bras se promenant partout sur son corps. Octave, après plusieurs mois de supplications, accepte en posant ses conditions. Il veut un endroit où le fantôme de son oncle n’est pas derrière chaque objet et il veut que ce moment soit une œuvre d’art dans un lieu leur ressemblant.


Il va acquérir à Ostende le bout d’une impasse donnant sur le port et va y dessiner deux maisons, l’une, plus grande, intitulée « L’Ecrin » pour elle, l’autre « L’Antre » pour lui, côte à côte, la façade arrière donnant sur le port, la façade avant étant fermée au public par une haute grille en fer forgée gardée par des Neptune sévères enlacés par une glycine coquine. « L’Ecrin » aurait été, si la demeure avait été conservée, le summum de l’Art nouveau avec sa façade faite de vagues en rocher gris, de fenêtres cerclées d’algues de ferronnerie, son frontispice avec une sirène aguichante ressemblant trait pour trait à Dorothée dans le plus simple appareil, ses pièces de réception meublées d’acajou et de palissandre aux longues courbes harmonieuses charnelles sur des tons marins, éclairés côté port par des hublots et au plafond par un lustre à l’opaline verte. Octave dessine puis construit pour Dorothée chaque détail de l’Ecrin et lui contera son inspiration, souvent issue d’une réminiscence d’un 17h30, pour chaque objet. La tension patiemment monte entre eux lorsqu’ils abordent, à l’étage, les plans de la salle de bain éclairée par une immense verrière propice à servir d’atelier, mais surtout la chambre où le grand lit vert varech est entouré côté côte par des estampes de Japonaises curieuses derrière leurs ombrelles sous des cerisiers et côté mer par une reproduction géante de « la Vague ».


Ils auraient dû emménager le 5 août 1914 ; le 30 juillet 1914, Octave est mobilisé. Il meurt au fort de Barchon le 8 août 1914. Dorothée meurt à son tour le 15 janvier 1916 alors qu’en tant que fille d’officier anglais, elle sert comme infirmière au camp d’Etaple, probablement de la grippe espagnole.


Et le 24 avril 1918, à l’occasion d’un raid de la Navy sur la Kaiserliche Marine à Ostende, des obus tombent sur l’Ecrin et l’Antre, jamais habités… et dont il ne subsiste aujourd’hui qu’une pierre mystérieuse.