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Temps de lecture estimé : 11 mn
30/05/24
Résumé:  Situation kafkaïenne dans la cité de la liberté
Critères:  #humour #nonérotique #sciencefiction
Auteur : Pitziputz      Envoi mini-message

Collection : Absurdités du futur
Bonjour chez vous

Longtemps avant la naissance des Cités, avant la Redécouverte, il y avait l’Homme.


L’énergumène, non content de s’être approprié l’appellation de tout son genre, ne sut pas prospérer en paix une fois éliminés ses cousins Habilis, Erectus et Neandertal. À sa décharge, il ne savait pas encore que, dans la famille des hominidés, outre les Australopithèques et les Paranthropes, les Alphanthropes étaient à l’origine de lignées que l’on croyait à jamais éteintes, sauf que…


La Grande Cité Libre de Mongus comptait près de huit millions d’habitants. Elle s’étendait du nord au sud en pente douce, bordée à l’ouest par l’océan. La Cité était prospère et son taux de chômage quasi inexistant. Fondée par Charles Mongus Fetayer en 2641, un hybride-empathe, elle s’enorgueillissait d’offrir à ses citoyens une vie paisible et tranquille. Sa devise : « La liberté surpasse tout ».


Dans le quartier des Jaunes, les plus aisés occupaient les bâtisses d’origine, maintenant classées au patrimoine intangible. Cela signifiait, pour celui qui s’intéressait un peu à l’architecture, que l’on pouvait faire ce que l’on voulait de ces baraquements, à part les détruire. Un bel exemple de liberté appliquée. Il y avait toutefois une certaine forme d’ironie à savoir les plus nantis confortablement installés sous le toit qui abritait jadis l’ouvrier, maintenant logé dans un quartier de villas modernes, le porte-monnaie toujours au bord de la rupture.


Le communautarisme n’était pas encouragé, mais n’était pas non plus réprimé, car chacun restait maître de son destin. La population, en majorité hybride, vivait en bonne intelligence et les unions mixtes étaient monnaie courante. L’Université libre de Mongus enseignait dans son Département des aptitudes, l’histoire et les sciences des facultés retrouvées. Son directeur, un certain Arthur Diab, avait réussi à lever des fonds pour inventorier les différentes catégories de prédispositions dans la population. À ce jour, il en avait répertorié près de six cents cinquante, présentes dans un peu plus de quatre-vingts pourcents des habitants. Certains étaient même dotés de ce que l’on appelait la « multifactorialité ». Les métamorphes et les empathes, parmi lesquels la sous-catégorie des télépathes, comptaient le plus grand nombre d’individus. Un petit pourcentage ne se nourrissait que de sang vivant et les désintégrateurs de matière étaient enrôlés dès leur plus jeune âge dans des écoles d’état spécialisées, pour des raisons évidentes.


Le test génétique était donc une nécessité bien comprise de tous. Il permettait d’être mieux et plus vite soigné en cas d’accident, et les services de santé de la Cité proposaient des campagnes de prévention mieux ciblées.


Boz avait tout juste vingt ans et venait d’empocher son titre de séjour, la fameuse « carte M » lorsqu’il reçut l’appel du dispensaire de la zone intermédiaire de la Cité de Car.



Boz se pinça l’arête du nez et ferma les yeux.



Autour de lui, le brouhaha n’était plus que silence. Un rayon de soleil chargé de poussière éclairait la moitié du pied d’une chaise et Boz eut soudain envie de déplacer le meuble pour l’aligner dans la lumière.



Boz se laissa glisser au sol, hébété. Il fixait encore les trous sales et jaunis du mur en face de lui quand le tapotement d’une main sur son épaule lui fit lever la tête.

« Est-ce que vous vous sentez bien ?  » Un homme d’un âge certain le regardait, son dos arthrosique légèrement penché sur lui.



L’empathe se redressa, pensif.



Boz scruta sa carte de séjour, comme si elle recelait la réponse à toutes ses questions.



Dehors, les immeubles et les maisons crachaient leurs hordes de passants, car l’heure du plaisir avait sonné. Tout ce monde s’agglutinait joyeusement autour des terrasses et sur les terre-pleins.

Boz regarda ce décor aux couleurs criardes, planté sur place. Il était dans cette zone tampon de l’esprit qui engourdit avant la déferlante. Il aurait adoré pouvoir ressentir la joie des autres et en absorber une partie, mais il n’était pas empathe. Il aurait aimé se distraire en écoutant les pensées de ces filles, comme on écoute aux portes, mais il n’était pas télépathe. Il aurait aimé s’enivrer d’air pur dans une course effrénée sur la plage, mais il n’était pas métamorphe, il aurait aimé… mais il n’était rien. Enfin, rien d’utile… il n’était qu’humain, un bête Sapiens.


Cela faisait sept ans qu’il n’avait pas revu sa mère, depuis qu’ils avaient été séparés ce jour de juin lorsqu’ils avaient fui leur Cité de Nouach. Son père, un hybride-métamorphe avait été dénoncé et traqué jour et nuit avant qu’il ne se résolve à payer ce passeur de malheur.

La devise de Boz senior était certainement : « pour vivre heureux, vivons cachés ». Il avait maudit de toutes ses forces ce jour funeste où ces scientifiques inconscients avaient révélé à la face du monde que des espèces douées d’aptitudes, et descendants d’un ancêtre commun, cohabitaient le plus simplement du monde avec le dernier représentant du genre homo. La nouvelle avait ravi les foules et, durant quelques décennies, les Aptes avaient eu la cote. Ils étaient invités dans tous les galas, tous les dîners. Ils donnaient des conférences et faisaient des démonstrations très recherchées, jusqu’au jour où c’est la recherche qui les trouva. Si certains parmi eux prônaient la collaboration, d’autres se mirent aussitôt dans l’opposition.


Et ce fut le début de la fin.


Personne ne s’aima plus. Des mouvements homonationalistes virent le jour avec comme unique credo  : mettre dehors les Aptes. Seulement les Aptes étaient chez eux et n’avaient d’autre endroit que celui où ils étaient nés, et où leurs parents étaient morts. Dehors ne signifiait donc rien. Beaucoup des Aptes collaborant étaient des hybrides et se sentaient aussi Sapiens que les autres. Les perturbateurs, dont plusieurs représentants des mouvements Aptonationalistes, furent enfermés. Ceux qui le pouvaient se mirent à l’abri.


Mongus avait bonne réputation et accueillait des réfugiés. Un statut de protection spécial était même accordé à ceux qui justifiaient d’une aptitude.

Donc, lorsque Boz et ses parents prirent la route de la Cité de Car, il s’agissait d’une première étape au périple qui devait les conduire à Mongus.


À huit heures le lendemain, Boz faisait la queue devant l’un des guichets du Service des Migrations. Devant lui, une femme volumineuse coiffée d’un turban parlait à très haute voix dans le Vivax de son poignet. Elle lui bouchait la vue. Ce n’est qu’après plus d’une demi-heure que Boz réalisa qu’une deuxième file était réservée aux Sapiens sans aptitudes. Elle était beaucoup moins longue et il s’y engouffra.

Avant de venir, il avait tenté de rappeler la jeune femme de la veille, mais personne n’avait répondu.



L’employée leva les yeux de son écran.



Boz lui tendit sa carte M.



En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, Boz fut excrété de la queue, les bras ballants. L’empathe de la veille se promenait parmi les gens, les touchant à la demande. Il repéra Boz.



Boz réessaya d’appeler le dispensaire. Une voix qu’il reconnut aussitôt répondit. Il s’annonça.



La jeune femme laissa la place à une musique d’ambiance très années 2730. Boz se mit à faire les cent pas dans le hall bondé. La grosse dame était maintenant aux prises avec une autre employée administrative qui l’abreuvait de sourires. Il attendait patiemment que son interlocutrice lui revienne quand la ligne coupa. De loin, l’empathe le surveillait d’un œil, tout en distribuant de petites caresses aux impatients et aux bébés qui s’agitaient.

Boz rappela.



Musique à nouveau. La même.


Le rayon de soleil ne visait plus la chaise désormais, mais le sac de la grosse dame posé contre le mur. L’ombre au sol avait la forme d’un crâne.

La ligne s’interrompit à nouveau. Boz poussa un hurlement du fond de ses tripes que personne n’entendit grâce à l’empathe, dont les bras s’agitaient maintenant comme un ventilateur. Le garçon composa le numéro une troisième fois, mais seul un message automatique lui répondit :

Vous avez atteint la centrale du dispensaire de la zone intermédiaire. Nous répondons à vos appels de huit heures à onze heures et de quatorze heures à seize heures. Si vous entendez ce message, veuillez rappeler dans les horaires d’ouverture

. 

Boz, dont la vision était maintenant obscurcie par un voile noir, s’empara de la chaise, maintenant complètement dans l’ombre et la jeta violemment contre le mur en face de lui. La grosse dame sursauta. Il n’eut pas le temps d’aligner deux pensées cohérentes de suite que trois malabars se saisirent de lui et l’emmenèrent par une porte dérobée. On le fit asseoir dans une petite pièce et on le maintint le temps que l’empathe lui caresse la joue et les épaules.

Il resta ainsi assis sans rien faire, pendant une éternité. L’empathe lui prodiguait du calme à intervalle régulier. Il entendit à peine la porte s’ouvrir, tant son corps, blindé d’endorphines, planait. Une voix bourdonnait vaguement dans sa tête, comme dans un lointain rêve : « Son nom est Boz Malek. Il est arrivé comme mineur non-accompagné il y a sept ans. Apparemment, son père a été tué alors qu’ils essayaient de quitter Car avec un passeur. Seul le gamin a pu s’échapper. La mère est restée dans un camp de réfugiés là-bas. »



Quelques formalités et l’on déposa le jeune homme sur la Place Charles. Dans sa poche, son Vivax ancien modèle un peu ébréché ; aucun souvenir de l’avoir cassé. Il fonctionnait pourtant encore, et Boz de composer machinalement le dernier numéro :

Monsieur Malek ? Je n’y croyais plus. Cela fait six mois que j’essaie de vous joindre. J’ai eu le renseignement qu’il vous fallait. Votre mère a fait une chute et s’est fracassé le crâne. Je crois même qu’elle est encore dans un frigo à la morgue… monsieur Malek ?