n° 22484 | Fiche technique | 21400 caractères | 21400 3483 Temps de lecture estimé : 14 mn |
19/06/24 |
Résumé: L’arrivée inopinée d’une veuve à la messe dominicale... | ||||
Critères: religion vengeance nonéro | ||||
Auteur : rocknrollwolf Envoi mini-message |
Elle posa sa main sur la vieille poignée de fer forgé, la fit pivoter, puis poussa lentement la porte. Le lourd vantail, après avoir glissé silencieusement, se referma avec fracas tandis qu’elle se précipitait derrière le premier pilier. Le bruit avait retenti dans tout l’édifice. Afin de marquer leur désapprobation, quelques têtes se retournèrent vers l’entrée, mais n’eurent pas la satisfaction de toiser le coupable, sans doute caché par la colonne abritant le bénitier…
Le prêtre, quant à lui, rompu à la malséance de ses ouailles, fit comme si de rien n’était et salua l’assemblée en effectuant le signe de croix : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ». Il devait avoir une cinquantaine d’années, un peu plus peut-être. Sur le site de la paroisse, des photos prises quelques années plus tôt au Brésil le montraient en compagnie d’autochtones. Un bel homme, assurément. Et même si son visage s’était empâté depuis, l’ardeur de son regard mordoré ne s’était pas ternie.
Après quelques mots d’accueil prononcés chaleureusement, le curé commença à réciter le Confiteor, mains jointes, regard bas de pénitent : « Je confesse à Dieu tout-puissant, je reconnais devant mes frères que j’ai péché, en pensée, en parole, par action… ». Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase qu’un second bruit – plus irritant encore que le précédent – résonna dans toute la nef, ricochant d’un collatéral, l’autre. Cette fois-ci, la majorité de l’assistance se retourna pour découvrir une femme agenouillée à l’extrémité de l’allée.
Celle-ci achevait de se signer avec dévotion d’une main, tout en essayant de récupérer de l’autre un petit objet à ses pieds. Elle n’était sans doute pas du quartier, car tous les paroissiens évitaient de fouler la plaque métallique sur laquelle elle se trouvait. Cette plaque rouillée et branlante qu’il aurait fallu remplacer, et sur laquelle un innocent trousseau de clefs était venu semer le trouble. L’inconnue était toute de noir vêtue : escarpins, bas, tailleur, jusqu’au petit chapeau à voilette, piqué dans une coiffure torsadée, ne laissant deviner que le bas du visage. Sa bouche, d’une beauté à damner un saint, était soulignée par un rouge profond et brillant qui venait apporter une touche sanglante à la silhouette sombre, sans pour autant la déparer de sa douleur. Et c’est bien cette douleur contenue, portée haut – mais pas trop –, qui avait torpillé les regards et les avait contraints à se détourner pudiquement. Comme par miracle.
Le prêtre, offensé par ce second affront, était plus que jamais déterminé à ignorer l’importun : le regard obstinément rivé sur l’autel, il chassait de la main de petites poussières imaginaires qui seraient venues souiller le plateau de marbre blanc. Se raclant discrètement la gorge, il finit par s’approcher du micro : « Oui, j’ai vraiment péché. C’est pourquoi je supplie la Vierge Marie, les anges et tous les saints, et vous aussi, mes frères, de prier pour moi, le Seigneur notre Dieu. ». Prier pour moi…
À ces mots, la veuve, à laquelle on s’était empressé de faire place au sixième rang, leva la tête d’un air recueilli et regarda le prêtre se diriger vers un pupitre en plexiglas. Sous l’aube blanche, les jambes d’un jean dépassaient un peu et rappelaient l’homme sous le prêtre. En revanche, les amples manches de l’habit semblaient vouloir recouvrir la bête de l’ange. Les mains pieusement jointes, le curé commença à chanter le Kyrie. Sa belle voix chaude était accompagnée par le chant cristallin d’une religieuse qui se tenait près de l’assemblée. Ensemble, ils entonnèrent ensuite un Gloria auquel se joignit le chœur des fidèles.
Un diacre déjà âgé s’approcha du pupitre pour la première lecture. Le prêtre, mains toujours jointes, recula de quelques pas et s’assit sur une chaise ; il appréciait particulièrement ce moment qui lui permettait d’observer discrètement ses ouailles : identifier ceux qui assistent à l’office, repérer les plus aisés des donateurs et voir qui les accompagne, deviner la famille qui l’invitera au déjeuner dominical…
Balayant l’assemblée du regard, il remarqua presque immédiatement la veuve dont la tête était humblement inclinée vers le sol : un mélange de dévotion dolente et de féminité qui ne pouvait qu’attirer l’attention. Sous la voilette, les yeux de la femme, ombrés par le rebord du petit chapeau, surveillaient le prêtre sans qu’il puisse s’en apercevoir. Elle se tenait debout parmi les autres, droite et fière, attentive à la lecture, lorsque, très naturellement, elle commença à déboutonner, à partir du bas, la veste de son tailleur. Ses gestes étaient lents et précis ; les boutons de nacre, libérés de la boutonnière, se dressaient, l’un après l’autre, tandis que peu à peu, les pans du vêtement s’écartaient.
Le prêtre essayait de se concentrer sur la lecture, mais peinait à discipliner son regard. Le Créateur ne l’a pas ratée, celle-là ! Il faut dire qu’il redoutait le pouvoir de séduction qu’exerçaient, à leur corps défendant, les épouses endeuillées. Bien qu’accablées par le chagrin, elles parvenaient souvent à tenir la douleur à distance comme un dompteur, le fauve. Il se dégageait de cette étrange alliance de force et de douleur un érotisme bouleversant, exacerbé par leur statut de femmes intouchables.
Lorsque la veuve eut achevé de déboutonner sa veste, elle la retira d’un geste leste, et la posa sur le banc. Elle portait maintenant un corsage de dentelle noire surmonté d’un col officier délicatement ouvert sur la gorge, afin que puisse briller de mille feux une petite croix d’or nouée à un ruban de velours noir. Par son allure altière, elle se distinguait de toutes les paroissiennes, et le prêtre, irrésistiblement attiré, ne parvenait plus à détacher son regard de l’inconnue. Sagement assis, sur une modeste chaise paillée, exposé au regard de tous, il se laissait secrètement emporter, transporter par un trouble d’autant plus délicieux, qu’il était défendu.
De tout son être, il s’abandonnait à cet émoi voluptueux, presque mystique. À l’abri de sa voilette, la femme, qui ne l’avait pas quitté des yeux, releva ensuite paresseusement le menton, et contempla le plafond de l’église avec des airs de Madone, semblant implorer les cieux de lui rendre l’homme qu’ils lui avaient ravi. Le tableau était saisissant de piété. Lorsqu’elle fut certaine que le prêtre la regardait, elle rabaissa sa tête, et la redressa lentement à la manière d’un torero prêt à planter une banderille, ne quittant pas l’homme des yeux. C’est alors qu’il la reconnut. Et qu’elle lui tira la langue, telle une créature infernale échappée d’un tableau de Bosch.
L’homme d’Église sentit son cœur s’affoler dangereusement sous les habits liturgiques. Ses mains s’étreignirent soudain comme celles de deux adversaires se livrant à un bras de fer. Ses yeux hazel perdaient leur éclat ambré et s’assombrissaient. Il redouta un scandale, là, devant tous ses fidèles…
Mais que vaudrait au fond la parole d’une bonne femme contre la mienne ?
Conscient de l’autorité quasi divine que lui conférait son état religieux, il se rasséréna et glissa peu à peu de la peur à la colère. De la colère à la fureur. De la fureur à la rage. Une envie de la flanquer dehors à grands coups de goupillon. Dieu miséricorde, mais qu’est-ce qu’elle fout là ?
Le diacre avait maintenant fini de réciter le psaume et attendait que le prêtre rejoigne l’autel pour la seconde lecture. Ne le voyant pas s’approcher, il le regarda par-dessus l’épaule : toujours assis, le regard comme crocheté au grand crucifix, il semblait hors de lui. Ses yeux lançaient des éclairs et le diacre de s’en inquiéter : s’était-il trompé de lecture ? Quant aux jeunes servants qui ressemblaient à ces petits anges dont on orne le sapin de Noël, ils commençaient à s’agiter : le thuriféraire surveillait avec anxiété la combustion du charbon dans l’encensoir, tandis que le petit garçon, qui portait le naviculaire, jouait avec comme s’il s’agissait d’un navire en papier.
Ce n’était pas encore la débandade, mais l’on s’en rapprochait. Enfin, le prêtre se leva en poussant un léger soupir. Après s’être tourné vers l’assemblée, il ferma les yeux un court instant, et marcha avec détermination jusqu’à l’autel. Il saisit l’encensoir qui lui était tendu, mais le secoua avec une telle vigueur qu’il faillit se brûler sous le regard implacable de la femme en noir. Se reprenant, il parvint toutefois à baiser l’autel avec tendresse et humilité. Mais l’infernale créature ne le quittait pas des yeux. Et aucune prière ne put résister à son appel provocateur.
Elle promenait maintenant sa main avec langueur sur sa nuque en penchant doucement la tête. Ses doigts s’aventuraient dans la petite ouverture du col officier et remontaient lentement le long de son cou, agaçaient la petite croix d’or, puis descendaient, serrés les uns contre les autres jusqu’à son cœur, pour s’écarter ensuite, phalanges arrondies, comme s’ils voulaient cueillir un fruit mûr, gonflé par le soleil et la chaleur.
Les gestes étaient si discrets que nul alentour ne les avait remarqués et cela établissait entre elle et lui une intimité clandestine. Un corps-à-corps distanciel diablement grisant ; mais ce n’était pas le moment. Pas le moment du tout puisque l’on s’acheminait vers l’étape la plus solennelle de l’office. Le prêtre traça trois croix – l’une sur le front, l’autre sur la bouche et la dernière sur son cœur – et les fidèles firent de même. Il jeta un regard rapide à la femme qui exécuta le geste avec la dévotion d’une jeune vierge.
Après avoir lu avec ferveur le second texte, le prédicateur aspira longuement l’air et se tint prêt à déclamer son homélie. Mais sa bouche entrouverte demeura comme en suspension, avant de se refermer mollement. Il ne se souvenait plus de son discours. Rien ne lui revenait. Démuni, il se taisait, lui, le berger face à son troupeau, incapable de le guider. Comme il en avait coutume dans ces moments blancs, désertés de toute inspiration, il s’en remit à l’Esprit saint, et espéra. Mais ce dimanche-là, ce devait être grasse matinée dans les cieux, car rien n’en descendit. Et de nouveau, le diacre attendait, l’assemblée attendait, la veuve attendait la suite.
Soudain, le prédicateur se lança. Étayé par sa parfaite maîtrise de la rhétorique, il s’engagea dans une allocution extraordinaire, roulant des yeux, jouant de la voix, des manches et de l’aube. Ce fut beau et passionné. Spectaculaire, même. Mais complexe. L’assemblée, n’ayant rien compris, en fut tout impressionnée. Sauf la veuve à laquelle le prêtre, l’homélie maintenant traversée, lança un regard revanchard. Celle-ci, les yeux toujours fichés dans ceux du curé, entrouvrit sa bouche magnifiquement méprisante et, secouant légèrement la tête, souffla l’air par l’une de ses commissures faisant se soulever la voilette : n’importe quoi, ton homélie… La mimique avait donné à la femme un air canaille et railleur auquel l’homme répliqua par un petit sourire d’autodérision, comme s’il voulait faire pardonner son audace. Mais elle le connaissait. Du bout des doigts pour ainsi dire : si le camouflet l’avait ulcéré, le défi et la transgression qui en procédait, commençaient à l’exciter. Elle n’était pas dupe.
La messe se poursuivit. De temps à autre, des regards se tournaient discrètement vers la veuve. Quelle piété ! Debout, assise, agenouillée, le regard humble ou désespéré, sa bouche magnifique tantôt affligée, tantôt suppliante, toute en profondeur recueillie. Le spectacle était exquis. Le prêtre, qui s’était ressaisi, la suivait du coin de l’œil et parvenait désormais à dérouler sa messe sans se laisser divertir. Ma cocotte, si tu crois que tes minauderies vont m’égarer, tu te fourvoies. La cocotte en question, après avoir soufflé le chaud, soufflait maintenant le froid de l’indifférence. Toute à Dieu, elle n’accordait plus aucun intérêt au berger, préférant se jeter avec ferveur dans les différents temps liturgiques.
Attentifs aux faits et gestes du prêtre, les paroissiens remarquèrent qu’il se métamorphosait peu à peu, semblant être, désormais, auréolé d’une dévotion presque surnaturelle. L’Homme d’Église, avec ses yeux mi-clos – comme s’il établissait une connexion intime avec le Ciel –, transpirait tout bonnement la Sainteté. La veuve, quant à elle, épiait ce manège de caméléon tout en exécutant au pied de la lettre le rituel. D’une voix forte et claire, l’homme récita le Credo. De temps à autre, il balayait le parterre du regard, et l’apparente défaite de la femme le galvanisait : la pécheresse ploie désormais sous mon joug !
Solennellement, il présenta les offrandes, puis, changeant de registre, il incarna l’esprit de pauvreté le plus limpide qui soit, avant de s’incliner devant l’autel. Un enfant de chœur s’approcha de lui avec l’aiguière et le manuterge. Derrière la voilette, deux yeux en amande l’observèrent. Tu t’en laves les mains, hein… ? Il y eut ensuite des bruissements d’étoffes et de métal tout autour de la femme : l’on fouillait ses poches, ouvrait son porte-monnaie, se tournait vers son conjoint en tendant discrètement la main. Lorsqu’un vieil homme tenant une corbeille s’approcha de son rang, la veuve ouvrit son petit sac noir, et déposa un billet de Monopoly qu’elle escamota sous une pluie de menue monnaie.
Enfin, l’on arrivait à la Communion. Il était temps. La veuve avait étouffé plusieurs bâillements et consultait de plus en plus souvent la montre dorée enserrant son poignet, tout en s’efforçant de dissimuler son impatience derrière un sourire las et dolent. Le prêtre, bras levés et paumes dirigées vers le plafond, entonna le Notre Père ; la veuve en soupira d’aise. La fin de l’office se profilait… Avec grâce, elle répondit à l’invitation des fidèles au Don de Paix. Et ce fut le moment qu’elle préféra : presser toutes les mains qui se tendaient chaleureusement à sa droite, à sa gauche, devant, derrière réchauffa son cœur glacé.
Près du chœur, une musique retentit accompagnée par le chant de la religieuse au timbre cristallin. La femme ne regardait plus le prêtre, ne l’écoutait plus. Sans le vouloir, ni même le réaliser, elle s’était doucement embarquée à bord d’un navire qui voguait vers le passé. À l’époque où un prétendu professeur de philosophie, vivant avec son vieux père, retournait avec elle le mobilier des chambres d’hôtel…
Elle les revoyait : deux êtres consumés par la passion, jamais rassasiés l’un de l’autre, faisant vibrer d’ondes infernales les minces parois des chambres… Leurs étreintes impatientes qui les laissaient essoufflés… Lui et elle s’endormant, sertis l’un dans l’autre, et se réveillant. Pour recommencer… L’aurore qui venait interrompre leurs brûlants corps-à-corps… Le petit-déjeuner matinal lors duquel la conversation, cette fois-ci, philosophique se poursuivait, jusqu’à ce que l’un d’eux ait regardé sa montre pour immédiatement se lever : « Je vais encore être en retard ! »…
Presque trois années à se rejoindre dans des hôtels de banlieue, et parfois, quelque part en Europe… Mais ils avaient été imprudents, elle le lui avait annoncé tranquillement ; et lui, bondissant alors hors du lit, faisant les cent pas dans la chambre, vociférant. Puis, il avait disparu… Longtemps, elle l’avait cherché, espéré sur le parvis des universités… Combien de nuits passées à parcourir fébrilement les registres d’enseignants-chercheurs ? À éplucher les réseaux sociaux, les sites de rencontre… ?
Elle était à mille lieues d’imaginer qu’il portait un col romain la semaine et une aube le dimanche. Qu’on l’appelait d’un prénom autre, reçu d’un supérieur lors d’une ordination sacerdotale… Elle aurait pu ne jamais l’apprendre. Cependant, le hasard, bien que peu empressé jusqu’ici, s’était enfin décidé à user de clémence, et à le lui servir sur un plateau. Par un après-midi de fin d’été, déambulant dans la tiédeur d’une cité provençale, elle avait été attirée, au détour d’une rue, par un attroupement de gens bien vêtus devant une église ; curieuse de voir la mariée, elle s’était approchée et l’avait aperçu : gesticulant, passant d’un groupe à l’autre, jovial et empressé… Elle n’en avait pas cru ses yeux ; lui n’en avait rien su…
Lorsque la famille nombreuse, occupant le rang devant elle, se fut bruyamment levée et dirigée vers l’allée centrale, la veuve se redressa et se faufila pour recevoir la Communion. Elle s’était glissée derrière un homme de haute stature et la tête légèrement inclinée vers le sol, piétinait en direction de l’autel, charriée par la foule de fidèles qui la conduisit jusqu’au prêtre. Quand elle fut devant lui, il eut un léger tressaillement, puis, sans sommation, leurs regards sitôt croisés s’assassinèrent en de silencieuses amabilités :
« Garce ! », « Salop ! ».
L’homme hésita un instant, mais jetant un œil sur la file de fidèles qui se pressaient derrière la femme, il se ravisa et bredouilla hâtivement la formule de rigueur. Face à lui, la veuve, dont le regard semblait maintenant se perdre sur les marches de l’autel, entrouvrit lentement la bouche. Hélas, le geste du prêtre fut trop hésitant. D’un prompt mouvement de mâchoires, la femme happa l’hostie… ainsi que ses doigts, autour desquels s’étaient refermées les lèvres rouges et moelleuses, serrées comme un étau. L’homme avait craint un instant la morsure. Mais non. La bouche magnifiquement fardée avait seulement exécuté, avec application, le léger va-et-vient pratiqué par toute femme souhaitant bien imprégner ses lèvres du rouge avec lequel elle les a peintes. Après cela, la veuve pivota d’un quart de tour et s’éclipsa. Machinalement, le prêtre frotta le bout de ses doigts légèrement humides et collants contre son habit, au niveau du cœur… L’aube et l’étole étaient maintenant barbouillées de ce rouge à nul autre pareil. Doux Jésus… Sans se retourner, la femme, mêlée au flux des fidèles, regagna lentement sa place…
Après un court temps alloué au recueillement de chacun, et sous le regard victorieux de la veuve, le prêtre précipita le temps de l’envoi. Afin d’éviter les commérages, il esquissa une mine malicieuse et lança à la cantonade une citation qui lui était revenue : « Sur mon blason, je préfère une tache de sang à une tache de boue ». Tout à la fois, gênés et polis, la plupart de ses ouailles crurent bon de sourire, voire de s’esclaffer. Profitant de cet intermède qu’il crut facétieux, et ne réalisant pas qu’il avait omis la prière d’Action de grâce, il extirpa de sa Bible une feuille pliée en quatre et s’apprêta à lire les annonces qui clôtureraient l’office. Mais c’eût été sans avoir pris l’exacte mesure d’un courroux féminin… En effet, la créature en noir, dignement assise sur le banc d’église, attendait le moment propice pour que soit donnée l’estocade. Et ce que femme veut, Dieu le veut.
À hauteur des derniers rangs, une imperceptible agitation se fit : semblant vouloir quitter prématurément l’office, une jeune fille se faufilait parmi les fidèles, lesquels se levaient ou se repliaient sur eux-mêmes, pour la laisser passer. Mais au lieu de se diriger vers le portique, elle s’engagea d’un pas solennel sur l’allée centrale. Elle devait compter une quinzaine d’années, tout au plus. La voyant avancer dans sa direction, le prêtre, déconfit, la fixait le regard vide.
Elle portait une longue jupe de soie gris perle, dont les pans se rejoignaient au moyen d’une boutonnière sagement fermée de la taille aux chevilles, un tee-shirt blanc, et une fine chaîne d’or autour du cou. Ses ballerines claires effleuraient si légèrement les dalles ancestrales, qu’elles semblaient ne pas même toucher le sol. Les yeux des fidèles, comme formant une procession immobile, suivaient sa marche lente et silencieuse. Et ce, non pas tant en raison de son incroyable beauté, de sa bouche à damner un saint, ou bien encore de sa gracieuse détermination. Mais en raison de son regard : des yeux vairons, dont les teintes semblaient avoir été brassées par les amours d’un loup et d’une panthère, et qui transperçaient impitoyablement le prêtre, comme le Supplicié l’avait été de clous.
L’on entendait plus que le froissement de la jupe de soie qui progressait vers l’autel, escortée par l’attention tendue, et même suspendue, des fidèles, aux légères semelles de la jeune fille. Parvenue à proximité de l’autel, elle s’arrêta à quelques mètres de l’homme d’Église. Celui-là avait tant étréci qu’il semblait sur le point de se noyer dans la blancheur de son aube, devenue soudain trop grande. Après avoir plissé les yeux pour mieux le scruter, puis froncer ses sourcils d’un air inquisiteur, la jeune fille l’interpella d’une voix étonnamment chaude et grave pour son âge :
Un oh ! sourd et guttural, joliment porté par l’acoustique de la vieille église, résonna en un seul chœur. N’en tenant pas davantage compte que du prêtre médusé, la jeune fille au pas aérien entama le voyage à l’envers et se dirigea vers le portique, cette fois-ci accompagnée de la femme en noir. Elles prirent soin de bien refermer derrière elles le lourd vantail. Dehors, le soleil brillait. Sur le trottoir d’en face, un couple s’embrassait au grand jour. La fille déposa un baiser tendre sur la joue de sa mère, et lui prenant la main, elles s’élancèrent vers le taxi qui les attendait.
Peu de temps après ce drôle de dimanche, l’on expédia le Père peccamineux vers un pays lointain, en priant Dieu de l’aider à retrouver son chemin de Damas.