n° 22596 | Fiche technique | 29083 caractères | 29083 5090 Temps de lecture estimé : 21 mn |
24/08/24 |
Résumé: Dans les petits villages, les activités culturelles sont plutôt rares. | ||||
Critères: grp voisins | ||||
Auteur : Amateur de Blues Envoi mini-message |
Un samedi matin par mois, nous nous réunissons dans la salle du conseil municipal pour un atelier d’écriture. Aucun d’entre nous n’aspire à devenir un écrivain professionnel, c’est certain mais nous prenons plaisir à manier les mots et à nous exprimer par écrit. L’atelier est animé par Sophie, une autrice de romans publiée et récompensée plusieurs fois par des prix prestigieux.
Dans nos villages reculés, en marge de la civilisation, nous ne faisons pas trop les difficiles quand on nous propose une activité culturelle car elles sont rares et la qualité n’est pas toujours là. Nous devons faire trente kilomètres pour aller au cinéma et soixante pour trouver un théâtre. Aussi, quand Sophie a acheté une maison dans le village et proposé ses services, nous sommes quelques-uns à avoir sauté sur l’occasion. Douze inscrits dans un village de deux cents habitants, ce n’est pas négligeable.
J’avais déjà lu un roman de Sophie avant de la rencontrer et j’avais particulièrement aimé son univers, un romantisme qui se moque de lui-même, une révolte sans objet, des éclats de rire salvateurs. Quand je la rencontrai pour la première fois, je fus ébloui par sa personne, sa simplicité, son humour, sa gentillesse. Après tout, c’était le premier écrivain que je connaissais et j’étais impressionné mais cela ne dura pas car malgré son talent et son érudition, elle a su nous mettre tous parfaitement à l’aise et son dynamisme dans la conduite de l’atelier en a très vite fait un moment de détente et de plaisir.
Je dois ajouter que j’éprouve du plaisir à sa présence, de plus en plus à mesure que nous nous connaissons mieux. Sophie a plus ou moins mon âge, autour de la quarantaine, et elle me plaît beaucoup. Elle est grande, très mince et le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne surinvestit pas son corps. Je ne l’ai jamais vue se maquiller et elle choisit toujours des vêtements amples qui cachent ses formes. Pourtant, il se dégage de l’ensemble un charme évident, avec une bouche à croquer et des grands yeux intelligents. Quand elle pose son regard sur moi, je sens une douce chaleur m’envahir et il arrive même que cette chaleur se transforme en érection.
Aujourd’hui, nous sommes six autour de la table. Nous siégeons à la place des élus autour de la grande table du conseil municipal. Sophie prend le fauteuil du maire, c’est sa place réservée. Nous sommes donc cinq apprentis en littérature. Face à moi, Laure s’installe, sortant toute une gamme de stylos de couleur. Personnellement, je n’écris qu’au crayon à papier pendant les ateliers.
Laure est une jeune femme d’une trentaine d’années récemment divorcée. C’est peut-être la raison de son engagement avec nous. On divorce beaucoup dans notre vallée. Les profils sont souvent les mêmes. Il s’agit de couples de trentenaires, ensemble depuis une dizaine d’années et qui ont fait le choix de quitter la ville pour avoir une vie plus saine et c’est vrai que notre qualité de vie est exceptionnelle. Mais l’adaptation de ces citadins n’est pas simple. Et les hommes qui télétravaillent repartent régulièrement en ville pour rencontrer leurs employeurs, avec toutes les occasions possibles pour des aventures. Bref, Laure est seule avec un petit garçon de trois ans, elle s’assoit souvent en face de moi et je crois qu’elle m’apprécie.
À côté d’elle, Christian a l’air morose ce matin. C’est un agriculteur de mon âge, célibataire, sympathique, même si je ne partage pas ses convictions sur l’utilité des pesticides. Je ne sais pas pourquoi il participe à nos ateliers car il écrit peu et mal, s’excuse en permanence de la qualité de ses textes. Mais il est présent avec constance, s’installe souvent à côté de Laure et je le soupçonne d’en être un peu amoureux. S’il me demandait mon avis, je lui expliquerais qu’il n’a aucune chance avec elle mais nous n’en parlons jamais. À l’atelier, nous ne nous exprimons que par écrit.
En face de Christian, à ma droite, il y a Christine. De nous tous, elle est la seule à vivre en couple. Christine doit avoir soixante ans et elle écrit toujours des petits textes très précieux, pleins d’adjectifs que plus personne n’utilise. Je ne la connais pas vraiment car elle ne se livre pas, même dans des textes à la consigne explicitement autobiographique. Son mari est le maire de la commune. C’est grâce à elle que nous bénéficions de la salle pour nos rencontres du samedi.
La dernière personne présente est Pierre. Lui et moi, nous nous connaissons depuis l’école primaire et nous avons partagé tant de choses. Nous pratiquons l’escalade ensemble, par exemple. Pierre est un grimpeur très doué. Je me débrouille sur n’importe quel rocher mais je n’atteindrai jamais son niveau. Nous avons aussi partagé des vacances autour de la Méditerranée et même une petite amie. Quand nous étions étudiants, nous vivions en colocation et Marie dormait tantôt dans mon lit, tantôt dans le sien.
L’idée du jour, que nous présente Sophie, est de réussir à décrire un personnage dans un texte de fiction sans ralentir l’avancée de l’histoire, c’est-à-dire de le décrire à la marge, pendant qu’il se passe quelque chose. Pour nous aider, nous donner des points de repère, elle nous lit des extraits de Flaubert, Garcia Marquez et Hemingway. Puis elle nous précise la consigne. Nous devons produire un texte d’une vingtaine de lignes, « pas plus », insiste-t-elle, « je ne veux pas vous voir commencer un roman ». Dans lequel il se passera quelque chose de l’ordre de la fiction et qui contiendra en outre la description d’une personne, présente avec nous dans la pièce. Cette personne ne sera pas nommée et bien sûr, si notre description est efficace, le lecteur pourra comprendre de qui il est question. C’est assez facile car nous sommes tous si dissemblables physiquement, à part peut-être Pierre et moi qui sommes grands et bruns.
Puis vient le temps de l’écriture. C’est un moment particulier que j’ai appris à apprécier particulièrement, le silence, nos regards qui parfois se croisent, chacun perdu dans les phrases qu’il forme en esprit avant de les poser sur la feuille de papier. J’écris bien, il me semble, quand nous sommes ensemble, bien mieux que lors de mes rares tentatives en solitaire, chez moi. La consigne du jour ajoute du piment à l’instant. Nous nous épions, nous demandant qui regarde qui pour essayer de deviner la personne que chacun va inclure dans son texte. Sophie écrit, tout comme nous, elle le fait souvent. Elle écrit sérieusement et ne lève pas le nez de son cahier.
Je sais ce que j’ai envie d’évoquer mais je ne sais pas encore si j’en ai le courage. J’ai bien sûr envie d’écrire un texte érotique et de faire de Sophie mon personnage féminin. Ce serait une manière de lui dévoiler mon intérêt pour elle mais j’hésite car ce ne serait pas très subtil. Je pourrais essayer l’humour mais est-ce qu’humour et érotisme peuvent aller ensemble ? Les questions sont nombreuses et je n’arrive pas à me mettre en route. Je vois que Laure face à moi a déjà bientôt ses dix lignes et que Pierre écrit comme un forcené, rature, recommence. Souvent, écrire est assez douloureux quand on sait ce qu’on veut mettre dans un texte et que les mots résistent. Bon, il est temps de me lancer. Après tout, ce n’est qu’un jeu.
Quand nous avons fini d’écrire, il est temps de passer à la lecture. La lecture à voix haute pour partager nos écrits est un des plaisirs de l’atelier. Au début, certains étaient réticents, se sentant incapables de réussir l’exercice mais Sophie a usé de diplomatie et maintenant tout le monde se prête volontiers à l’exercice parce que nous avons tous compris que cette écoute-là, toujours bienveillante entre nous, était le meilleur moyen de progresser. La question est toujours de savoir dans quel ordre nous allons lire. En général, les plus stressés demandent à commencer pour être débarrassés. Aujourd’hui, c’est Pierre qui, après m’avoir lancé un regard hésitant, demande à ouvrir le bal, ce qu’on lui accorde.
Depuis quelques années, Pierre travaille à domicile. Ingénieur de formation, il a trouvé le job idéal chez un équipementier automobile. Il organise des crashs tests virtuels et cela ressemble beaucoup aux jeux vidéo de son adolescence. Parfois, tout de même, il doit monter à Lyon pour rencontrer son employeur. Il en profite pour revoir de vieux copains, faire une bise à sa mère et assister à des concerts.
Un soir, dans un bar, alors que la fête bat son plein, il tombe nez à nez avec Marie, son ancienne colocataire des années étudiantes. Marie avec qui il a eu une relation tumultueuse, Marie qu’il a beaucoup aimée, Marie qui a laissé en partant comme une petite pierre dure dans son cœur, Marie qui n’a pas changé et qui est aussi surprise que lui de la rencontre. Ils essaient de parler mais la musique est trop forte alors ils sortent dans la nuit citadine, la nuit printanière, la nuit qui ressemble tant aux nuits d’avant quand ils marchaient tous les deux pour parler, de rien, de tout, de Lui.
Et aujourd’hui encore, après quelques échanges classiques, elle lui demande :
- — Et ton coloc, tu le vois toujours ?
- — Ouais, répond Pierre inquiet, il habite mon village.
- — Toujours ses yeux bleus ?
- — Ouais, il est pas borgne, si c’est ce que tu demandes. Tu es encore amoureuse de lui, après tout ce temps ?
- — Crétin. Tu as toujours été un crétin, Pierre. Lui, il était trop en colère, trop dans la politique, trop dans ses rêves, trop dans tout. Même au lit, il était trop. C’est de toi que j’étais amoureuse, mais tu n’as jamais voulu le croire. Nous étions tous trop jeunes et trop bêtes.
Ils parlent encore un peu, de leurs célibats respectifs, de l’envie de changer de vie et puis ils vont chez elle et ils font l’amour. Dans le train du retour, la question est : comment vais-je Lui annoncer la nouvelle ?
Puis il se tait et évite mon regard. Après une lecture, la parole est aux apprentis. Sophie ne donne jamais son avis, elle nous laisse nous exprimer et pour clore l’échange, elle ajoute quelques conseils techniques si elle l’estime nécessaire. Il y a d’abord un silence, c’est systématique puis Christian se lance :
Je ne dis rien. Le souvenir de Marie m’envahit et bien sûr, moi aussi j’aimerais savoir ce qui est vrai dans ce texte. La dernière phrase est bien dans le style subtil de Pierre. C’est une question et le texte en lui-même est une réponse. Mais je ne suis pas surpris. Depuis plusieurs mois, je constate que Pierre a vraiment besoin de recommencer une histoire d’amour.
Je pense que cela ne sera pas le cas avec mon texte et je souris intérieurement. Un sourire nerveux. Je pourrai aussi bien déchirer la feuille de papier devant moi et me sauver en courant. Trop tout, a dit Marie dans le texte de Pierre. Je n’ai malheureusement pas changé. Pendant ce temps, tout le monde se regarde et Christian décide de lire son texte, « que vous puissiez vous moquer un peu de moi, dit-il, mais gentiment hein ? »
C’est l’histoire d’un paysan qui vit tout seul dans une ferme isolée. Il fait chaud. Le paysan est torse nu devant sa ferme. Il plante des piquets de clôture. Il lève sa masse. Han ! Il frappe. Le piquet s’enfonce. Il est en sueur.
Une dame du village s’approche avec son petit garçon qui a trois ans. Elle regarde le paysan. Elle admire sa force. Le petit garçon joue avec le chien. La dame est petite et jolie. Le paysan demande le motif de sa visite. Elle dit que comme il a des poules, il vend peut-être des œufs et elle voudrait bien des œufs de la ferme. Il dit oui.
Ils entrent dans la cuisine. Heureusement, le paysan a fait le ménage ce matin. Il dit : « les œufs, je vous les donne. » La dame regarde partout car elle n’a jamais vu une ferme. Elle pense qu’elle aimerait bien vivre dans cette ferme. Le paysan dit : « Vous reviendrez ? » et elle dit oui.
Le silence est un peu plus long que d’habitude. Je vois que Pierre se retient d’éclater de rire et je comprends que je dois prendre la parole.
Laure a le nez baissé sur sa feuille et elle est rouge comme une cerise.
Comme Laure garde le visage baissé, nous comprenons avec Christine qu’elle veut lire son texte et nous attendons qu’elle démarre. Elle lève les yeux, croise mon regard et replonge aussitôt vers son cahier à spirale.
Je suis féministe. C’est important pour moi, comme une conquête, comme une foi et je ne serai plus jamais l’épouse de. Plus jeune, je croyais avoir besoin d’un homme dans ma vie. Je me sentais incomplète. Mais j’ai trop souvent accepté, temporisé, simulé parce qu’il le fallait bien, parce que c’est ce qu’on me demandait. Les hommes ne s’en rendent même pas compte. Ils trouvent cela naturel. Et puis, une fois épouse et mère, je me suis retrouvée si seule que j’ai préféré être vraiment seule, mais libre et j’ai pensé que je ne me laisserais plus jamais prendre. L’air viril des mecs qui veulent téter tes seins et se faire laver leurs chaussettes, cela me laisse de marbre. Est-on vraiment obligée d’avoir une vie sexuelle pour être heureuse ?
Et puis comme toujours avec la vie, rien ne se passe comme prévu. Au moment où je croyais avoir enfin des certitudes, un homme a débarqué pour tout remettre en question. Il n’a pas débarqué d’ailleurs car il était déjà là, habitant le village depuis plus longtemps que moi. Mais obnubilée par mes problèmes de couple et de garde d’enfant, je ne l’avais pas remarqué.
La première fois que j’ai fait attention à lui, nous étions en ville, il y avait une manifestation féministe. En général, peu d’hommes y participent et lui était là, tranquille, plaisantant avec ses amies. Il portait une pancarte qui disait, en rose : « Je suis un traître à la cause du patriarcat ». Je me suis dit ce jour-là qu’il était beau avec ses yeux bleus et ses cheveux grisonnants mais qu’il était certainement gay. Comme quoi on a tous et toutes des œillères mentales parce que j’ai rapidement appris quand je me suis renseigné au village qu’il faisait des ravages parmi les dames du pays. Mais peut-être lui prêtait-on plus d’aventures qu’il n’en avait.
Je l’ai croisé ensuite au conseil municipal. J’étais là pour voir si notre demande de subvention pour la petite enfance allait être acceptée mais notre maire a mis de côté le dossier en disant qu’on l’étudierait plus tard car le conseil avait des questions plus importantes à régler. Alors l’homme aux yeux bleus s’est levé et il a expliqué avec un talent oratoire très masculin mais je dois le reconnaître très efficace que rien n’était plus important que l’éducation de nos enfants et que le conseil se déshonorerait en ne se prononçant pas. La subvention a été votée et j’ai commencé à rêver de lui dans mon lit la nuit.
Le lendemain, il étendait du linge dans son jardin qui est contigu au mien et il semblait à l’aise, comme s’il avait fait ça toute sa vie. Il m’a salué avec un sourire éblouissant.
Je veux dire avant que vous vous mépreniez que ce n’est pas une déclaration d’amour. Je ne suis pas prête à recommencer à vivre avec un homme. Mais cela me laisse au moins l’espoir de rencontrer à nouveau quelqu’un, un jour ou l’autre. Et l’espoir, dans notre monde malade des hommes, c’est important, non ?
Encore une fois, je ne peux pas m’exprimer sur ce texte. C’est beaucoup trop gênant. C’est d’autant plus gênant que j’ai imaginé pendant que je l’écoutais sa petite chatte épilée devant mon visage et que je bande comme un imbécile.
Laure n’a rien à ajouter. Elle a baissé à nouveau le nez et elle est rose comme un bonbon. Tout de suite, Christine se lance.
Nous marchons dans la forêt, côte à côte, sans parler. Nos pieds s’enfoncent dans les feuilles mortes et le bruit de nos pas couvre le chant des mésanges. Ainsi, on a l’impression d’un silence que nous seules troublons. Cette forêt est une cathédrale de hêtres et de châtaigniers et nous y venons souvent.
Je ressens violemment la présence de mon amie à mes côtés et je voudrais me tourner vers elle et lui dire des choses définitives mais je me tais, je me tais encore et je me tais depuis longtemps. Elle s’arrête un instant pour inspecter le pied d’un arbre où pourraient sortir des trompettes. J’en profite pour l’observer de dos, sa chevelure en désordre, sa colonne bien droite dans son pull de laine, ses fesses rondes bien moulées dans un pantalon de toile noire.
Nous sommes du même âge, presque vieilles toutes les deux, mariées toutes les deux. Notre amitié est presque aussi ancienne que nos mariages. À quel moment est-ce que cette proximité s’est transformée en désir ? Je l’ai nié tout d’abord et pendant longtemps, refusant d’accepter l’évidence. J’ai envie de la toucher, de l’embrasser et quoi encore ? Même dans cet aveu, je n’oserais pas trouver des mots pour le dire.
Je profite de son absence pour vous livrer mon tourment. Je sais que c’est un secret que vous saurez garder.
Mais qu’est-ce que nous avons tous ce matin ? Mon texte que je n’ai pas encore lu me brûle les mains.
Et elle rit, quelques notes claires qui nous font du bien. Christine et son amie Véronique sont des inséparables. Je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse y avoir du désir dans cette relation.
Personne ne réagit. On sait tous qu’elle a raison et tout le monde attend mon texte. Bon, puisqu’il n’y a plus de retour en arrière possible :
Nous sommes au bord de la rivière, elle et moi. Les libellules voltigent autour de nous et elle me parle de son prochain livre. Je ne regarde ni les libellules ni ses mains qui dansent toujours quand elle parle mais ses taches de rousseur et la ligne parfaite de son nez. Un homme peut-il être ému par le nez d’une femme ? Réponse oui et je cesse de l’observer mais je n’ai rien entendu de ce qu’elle me dit.
- — Tu es distrait ? me demande-t-elle avec ce petit sourire timide dont je ne sais jamais s’il est simplement timide ou lourd de sous-entendus.
Alors, puisque je dois répondre à la question, je me lance et avoue être amoureux en regardant ses pieds qui me plaisent beaucoup aussi. J’évite surtout son regard parce que ses yeux clairs dont je ne sais même pas la couleur sont comme un bord de falaise : un regard et le vertige m’entraînent dans les profondeurs.
- — Oh Antoine, quel dommage ! me répond-elle sans cesser de me sourire. Tu sais bien qu’on ne peut pas être amis et amants. Et j’aime beaucoup notre amitié.
Je suis prêt à m’insurger. Il me semble tout à fait possible de regarder ses mains s’agiter à propos de la littérature et de jouer avec ses petits seins qui me semblent bien excités, quoi qu’elle en dise. Mais comme j’ouvre la bouche, le tonnerre gronde et levant les yeux, nous découvrons d’énormes nuages noirs qui envahissent le ciel.
Juste le temps de se lever et un éclair foudroie le grand arbre qui surplombe la berge. Nous nous enfuyons sans nous rhabiller tandis que le ciel s’ouvre et qu’un déluge s’abat sur nous. Comme elle tremble et gémit à chaque nouvel éclair, je lui prends la main et l’entraîne à ma suite.
Nous arrivons chez moi trempés et haletants. J’attrape une serviette éponge et l’enveloppe comme je l’aurais fait si elle avait été ma femme.
- — Merci, dit-elle. Cet orage est providentiel. J’ai failli oublier que la vie est fragile et que les occasions perdues ne se retrouvent pas. Baise-moi, mon ancien ami et futur amant.
Après le traditionnel silence pendant lequel chacun digère ce qu’il vient d’entendre, les regards se croisent pour voir qui va prendre la parole en premier. Mais je ne m’attendais pas à ce que Sophie s’exprime la première :
Et c’est ainsi que la séance se termine. Comme chaque semaine, nous partageons un apéritif en parlant des nouvelles du village. Aujourd’hui, c’est Christian qui nous a amené un vin de noix de sa fabrication. Je reste intrigué par le peu de réaction de Sophie à ma déclaration, car c’en est une, personne ne peut se leurrer là-dessus. Mais elle reste naturelle, plaisante avec tout le monde et n’est même pas gênée quand elle se tourne vers moi. Pierre nous regarde à tour de rôle, essayant de deviner ce qu’il y a vraiment entre nous.
Chacun finit par rentrer chez lui. Pierre me propose bien de venir partager une omelette mais j’ai besoin d’un peu de solitude. Il a certainement envie de me parler de Marie et je crois que je ne veux pas me replonger dans le passé. Le présent me suffit. J’ai l’impression que ma vie est subitement plus compliquée et que nous ne sommes plus de simples voisins qui partagent un moment d’écriture hebdomadaire.
Je m’allonge un moment sur mon lit avec mon texte que je relis comme si quelqu’un d’autre l’avait écrit. Je déteste la dernière phrase et me promets de la modifier quand je me mettrai à la réécriture. Pour le moment, je rêvasse et je m’endors. Quand je me réveille, il fait presque nuit et je me demande ce que Christian peut bien mettre dans son vin de noix. Je range un peu avant de préparer un repas. J’écoute Angus et Julia Stone parce que j’ai besoin d’entendre une voix de femme ce soir.
On sonne. En me dirigeant vers la porte, je me demande si c’est Laure qui aurait assez d’audace pour venir me parler de son texte ou si c’est Pierre qui serait trop impatient de me raconter son aventure avec Marie. Mais quand j’ouvre, je me retrouve face aux yeux verts de Sophie. Et je tombe de la falaise.
Je pourrais vous raconter la suite mais non, c’est privé. Sophie m’a fait promettre de ne jamais parler de ses galipettes dans un texte. Je n’ai pas utilisé le terme « galipettes » au hasard. Proust dit faire catleya mais Sophie dit galipettes quand elle vient sonner à ma porte.