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n° 22613Fiche technique13209 caractères13209
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Temps de lecture estimé : 10 mn
01/09/24
corrigé 01/09/24
Résumé:  Tout a été dit et au bout d’un moment, c’est là que j’ai décidé de m’attaquer au Pic du Jardinier.
Critères:  fh extracon dispute tutu
Auteur : Amateur de Blues            Envoi mini-message
L'ivresse des cimes, une dernière fois

Lorsque le soleil émerge dans mon dos, s’envolant majestueusement au-dessus des sommets de l’Est, je suis déjà haut dans la forêt de mélèzes, m’arrachant pas à pas à la neige dans une sente assez raide. Avec la lumière reviennent la beauté du monde et le chant des mésanges. Je sais à cet instant pourquoi je suis là alors que je doutais l’instant d’avant de cette folie qui m’avait pris pendant la nuit.


Plus tard, arrivant à un premier replat, un grand pré de neige au-dessus des arbres, je m’assois sur un rocher pour boire un peu d’eau et me reposer. La vue d’ici est splendide. La chaîne face à moi est une des plus belles du monde et je vois aussi le village, tapi dans la vallée, encore dans l’ombre. Je peux suivre des yeux le chemin qui va de chez moi à chez toi, ces quelques dizaines de mètres qui nous séparent nuit après nuit et qui abîment mon sommeil. Tu dois dormir encore et je ne sais pas de qui tu rêves. Mes yeux s’égarent et je fixe un moment le paysage sans le voir. Notre conversation repasse en boucle dans ma tête et c’est épouvantablement douloureux.


Je dois me secouer pour repartir. Il est encore tôt et pourtant je suis en retard sur mes objectifs. Il va faire chaud aujourd’hui, même en altitude, et je dois être redescendu avant midi. Je traverse maintenant les alpages qui montent en pente douce vers mon objectif, m’enfonçant dans la poudreuse. Je commence à ressentir alors les premiers signes de ma nuit d’insomnie. Je me revois devant ma fenêtre, à regarder la pleine lune éclairer les montagnes froides et à te parler encore, bien que je sois aussi seul qu’on peut l’être, cherchant les arguments que je n’avais pas développés avec toi. Mais il n’y en a pas. Tout a été dit et au bout d’un moment, c’est là que j’ai décidé de m’attaquer au Pic du Jardinier, le seul sommet de la vallée que je n’ai pas encore gravi en hivernale.


Lors de la pause suivante, je sors mes jumelles pour regarder le village. Je ne sais pas ce que je cherche, je connais par cœur cette vallée où je vis depuis vingt ans, peut-être est-ce toi que je voudrais voir, marchant dans les rues à ma recherche, qui sait ? Je vois bien l’agence où nous travaillons tous les deux et me revient bien sûr en mémoire la première fois où je suis entré dans ton bureau pour te dire que je t’aimais. Je connais par cœur les phrases que j’ai prononcées ce jour-là et je sais aussi tes réponses.



Mais le lendemain, tu m’as rappelé pour me supplier d’attendre le retour des vacances avant de prendre une décision. Tu voulais qu’on se parle à nouveau et pas au bureau, qu’on prenne notre temps. Et bien sûr, à partir de cet instant, notre liaison était inéluctable.


Je repars et chaque pas dans la neige profonde me parle de toi. La machine à souvenirs est lancée, une fois de plus. Je ne vois pas mes skis, mais je les sens glisser sous la neige. C’est si proche de la pénétration que je suis essoufflé alors que j’avance trop doucement. Le soleil chauffe et ta présence me manque.


En septembre, quelques jours avant de reprendre le travail, nous sommes partis tous les deux en montagne. Il faisait un temps splendide et nous avons marché jusqu’au Lac Blanc sans parler de rien. Une fois allongés au bord du lac, dans le silence de la montagne, tu m’as dit que tu ne pouvais pas me laisser partir.



Tes yeux étaient si innocents et ta lèvre tremblait légèrement. J’aurais voulu mourir à cet instant, au bord du lac.



Mais non, ce n’était pas vrai, déjà il y avait ce mensonge entre nous. Tout n’était pas possible, n’est-ce pas ? Et nous le savions très bien. Mais nous avions tellement envie d’oublier. Je t’ai embrassée et tu m’as embrassé et cela a duré un temps infini et je mangeais tes petits seins et tu gémissais doucement quand nous avons constaté que le soleil était déjà bien bas et qu’il fallait redescendre. D’ici, je peux presque voir le Lac Blanc sur le versant d’en face. Je le sais, mais je ne me retourne pas, car il faut que j’avance. Je n’ai pas de jambes aujourd’hui et j’ai l’impression que je me traîne.


La première fois que nous avons fait l’amour, j’ai été bouleversé. Quand je t’ai pénétrée, mon sexe au fond de toi, tes yeux fermés et les miens grands ouverts, j’ai eu la sensation extraordinaire que j’avais enfin trouvé ma place dans le monde. Tu étais si parfaitement pressée autour de moi, si parfaitement chaude et mouillée que j’ai su que tu étais la femme de ma vie. Tu n’étais pourtant pas la première. Je n’ai jamais eu beaucoup de mal pour trouver des partenaires, mais je n’avais jusque-là jamais vraiment réussi à les aimer. Je restais en dehors, à me regarder les séduire et les sauter, je ne sais pas si tu peux comprendre. Tu es si entière. Avant moi, il n’y avait eu que ton mari et tu découvrais ce qu’est vraiment le sexe, les jeux qu’on invente, les plaisirs qu’on donne. Mais moi, je croyais avoir fait le tour du sujet. Eh bien non. Je t’ai pénétrée et c’était quelque chose de totalement nouveau, de plus important que tout ce que j’avais vécu avant. C’était meilleur, c’était beau et je ne pouvais pas imaginer que cela allait s’arrêter un jour.


À partir de cette première fois, dans un hôtel anonyme en ville, nous avons été des amants. Nous avions la chance que tu aies un mari qui se déplaçait beaucoup pour son travail. Pendant des semaines entières, tu étais seule chez toi et nous pouvions nous voir à notre guise. Nous n’étions que des amants, mais cela suffisait à mon bonheur. Je rêvais bien sûr de partager ton existence, mais nous vivions des heures si intenses et chaque instant de ta présence était si exactement ce dont j’avais besoin que j’ai laissé la vie s’écouler entre mes mains. Depuis, sept ans ont passé, tu te rends compte de ce que cela signifie, ces sept années de bonheur ensemble ?


Pourtant, nous n’avons rien construit. Je ne me suis jamais réveillé à tes côtés. Oh, nous sommes allés au cinéma, au restaurant et surtout, nous avons fait de la montagne ensemble. C’est certainement pour cela que je suis en train de transpirer dans cette pente de neige dont la blancheur me brûle les yeux, parce que c’est ici que nous sommes vraiment ensemble, même si tu n’es plus là. Mais nous n’avons jamais dormi ensemble et pourtant, je me rappelle que souvent tu me l’as promis.



Nous ne sommes jamais venus ici en hiver. Souvent, nous l’avons envisagé, mais cela ne s’est pas fait. Eh bien, aujourd’hui, je comble cette lacune pour nous deux. Il va falloir que je déchausse, car j’arrive au pied du glacier. Pendant que je bois l’eau de ma gourde, je me souviens de comment je te buvais, toi, à même la source entre tes cuisses. Ce sont des souvenirs terribles parce que cela n’arrivera plus jamais, parce que nous arrivons à la fin de notre histoire, parce que je me sens vieillir. Ce n’est plus aussi facile d’avaler le dénivelé que lorsque nous avons commencé à nous échapper ensemble. Vieillir sans toi n’a aucun sens.


La journée sera chaude. Je le vois à la brillance de la glace, au murmure du glacier, à l’air qui circule sur mon visage. Comment ai-je appris la chose, voilà ce qui agite mon esprit maintenant. Je ne suis plus très sûr du déroulement des évènements. Je respire avec peine et je ne sais pas si c’est dû au dénivelé ou au souvenir de tes mots qui hurlent encore dans ma tête. Est-ce que tu as tenu à me dire ce qui arrivait ou est-ce que je l’ai deviné et t’ai forcé à avouer ? Avais-tu déjà pris ta décision ou attendais-tu de m’avoir parlé pour le faire ?



Tu étais nue, toujours aussi belle, mais mes mains sur ton corps ne semblaient pas te faire beaucoup d’effet. J’ai pensé à la lassitude de nos amours clandestines, à la migraine que tu ressens parfois quand souffle le vent du sud, mais le mot « nausée » a déclenché quelque chose.



Avec ton mari, vous avez essayé de devenir parents avant que notre histoire commence, sans succès. Ensemble, nous avons toujours pris des précautions même si j’ai souvent maudit ces préservatifs qui freinaient nos élans, sans parler de leur aspect dégoûtant après usage. Je me suis vu un jour dans le miroir en pied d’une chambre d’hôtel avec ce bout de plastique plein de sperme au bout de ma bite. C’était si minable.



Chaque pas est une violence. La voie que j’ai choisie est beaucoup plus verticale que ce que j’imaginais et je n’avance qu’en me tirant avec mon piolet. Il faut aller au bout, maintenant. Quand on a commencé quelque chose, il faut aller au bout, même quand on se rend compte qu’on est dans une impasse. Je ne sais plus les mots que tu as utilisés pour me dire que tu ne voulais pas garder notre enfant, mais c’est ce que tu as dit et je n’ai pas pu te répondre. Tu es libre de ton corps, je n’ai jamais défendu autre chose, mais un gong cognait à l’intérieur de moi et j’ai cru que j’allais me trouver mal.


Tous nos rêves n’étaient qu’un malentendu, ou un mensonge. Je ne sais pas si tu as un jour envisagé de quitter ton mari pour moi, mais j’y ai cru si fort et pendant si longtemps que la vérité m’a complètement démoli. J’aurais pu m’enivrer et passer la nuit à boire, j’en ai eu la tentation, mais j’ai préféré être ici, là où je trouve encore du sens à la vie, au-dessus du monde et des tracas des hommes. Le verdict de la montagne peut lui aussi être terrible, mais celui-là, je l’accepte. J’ai l’arête terminale en ligne de mire. Seulement, je suis sous un surplomb de glace que personne n’avait mentionné jusque-là. Sans doute ai-je oublié un détail du topo.


Je m’arrête une dernière fois, devant décider si je tente une voie directe ou si je contourne cette difficulté, ce que je n’ai pas vraiment le temps de faire pour rester en sécurité. Je pourrais également abandonner et redescendre, mais je n’envisage même pas cette troisième option. Je m’assois et je bois. Ton visage était de pierre quand je t’ai dit que nous ne pourrions plus continuer après cela. Ton visage était de pierre quand je me suis mis à pleurer. Tu n’as pas dit un mot pour me retenir quand j’ai quitté la chambre. C’est ce qui est difficile maintenant, au dernier moment, essayer d’effacer cette image d’une femme qui ne m’aimait plus pour retrouver celle que j’ai chérie pendant tant d’années.


Je ne peux plus attendre. Je te demande pardon de t’abandonner maintenant, sans même essayer de rester ton ami, mais la douleur est si vive que seule l’action la plus radicale peut l’anesthésier pendant un moment. Risquer sa vie est un jeu passionnant dans un si bel endroit. Ça passe, ou ça casse. Je balance mon piolet au-dessus de ma tête et je me lance dans la paroi.


Nouvelles de la vallée. Le corps d’Antoine Laurier, quarante-quatre ans, a été découvert par des randonneurs dans une crevasse sous le pic du Jardinier. Il avait mystérieusement disparu en février. Antoine était ce montagnard aguerri que tout le monde connaissait et appréciait. Ce jour-là, il n’avait laissé aucun indice sur son itinéraire comme il le faisait habituellement par un message sur le répondeur des guides. Après le départ de la directrice de l’agence bancaire il y a quelques semaines, c’est donc tout le personnel qui va devoir être renouvelé. Toutefois, le maire nous assure que l’agence ne fermera pas, il a obtenu des garanties en ce sens. Une cérémonie d’adieu à Antoine aura lieu à la maison des guides.