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n° 22620Fiche technique24017 caractères24017
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Temps de lecture estimé : 17 mn
07/09/24
Résumé:  Ksénia était originaire de Russie, d’Union soviétique, pour être exact, mais elle refusait que l’on emploie ce nom devant elle, elle était russe et entendait que tous fassent la différence.
Critères:  #policier #nostalgie fh vacances amour
Auteur : Patrick Paris            Envoi mini-message
Ksénia mon amour

Je vivais un rêve éveillé avec Ksénia, mon amour.


Ksénia Ekaterina Efremova Bolchakova, que tout le monde appelait Ksénia par facilité, était originaire de Russie, d’Union soviétique, pour être exact, mais elle refusait que l’on emploie ce nom devant elle, elle était russe et entendait que tous fassent la différence. Elle ne me parlait pas beaucoup de sa vie là-bas, ni pourquoi ni comment elle avait quitté son pays pour venir s’établir en France. Je n’ai jamais osé lui poser de questions, cela faisait partie de son mystère.


Elle avait la beauté et le charme des filles de l’est, grande, yeux bleus très clairs, chevelure blonde, mais ce qui m’a attiré le plus chez elle, c’est son accent et son français caractéristique de ceux qui ont appris dans les livres. Elle avait une façon de dire « viens » avec pudeur quand elle voulait faire l’amour, ce n’était pas une question, elle était comme ça, entière, quand elle avait envie, elle demandait.


J’ai toujours aimé les filles qui ont un accent. Ah, l’effet que cela me fait ! Même les Marseillaises, je les trouve plus attirantes que les Parisiennes qui parlent pointu. Je me souviens qu’un été, j’ai servi de guide à une Québécoise, brune, celle-là, pétillante, avec l’accent typique des Canadiens français. Quand elle me disait « tu veux baiser ? », le son de sa voix me faisait bander.



Ksénia travaillait comme correspondante d’un magazine de mode de derrière le rideau de fer, le seul autorisé par les autorités pour prouver leur ouverture d’esprit. Elle envoyait des articles et des photos de mode françaises. Articles et photos qui bien sûr devaient passer par la censure soviétique avant d’être publiés. Elle aurait pu être mannequin, mais son travail lui plaisait et lui permettait de vivre correctement à Paris, surtout depuis qu’elle partageait mon appartement.


Ksénia n’était pas ma première petite amie, sans être un don Juan, j’avais eu des aventures, d’un soir ou d’un mois, une fois presque un an. Mais jamais je n’avais rencontré une femme avec un tel tempérament. Ksénia aimait faire l’amour, elle respirait l’amour, pas qu’au lit, dans tous ses gestes familiers, en faisant le ménage, la vaisselle ou au supermarché en faisant les courses. Combien de fois, j’ai vu des hommes se retourner sur son passage. Elle n’était pas provocante dans la façon de s’habiller, mais il émanait d’elle un « je ne sais quoi » qui attirait les hommes. Avec insouciance, elle mordait la vie à pleine dent.


Nous vivions ensemble depuis bientôt deux ans, nous étions heureux. Je remerciais le ciel tous les jours du bonheur qu’elle me donnait. Mais je n’osais pas faire de projet d’avenir, sentant confusément que ce bonheur ne durerait pas éternellement. Une fille comme elle, ce n’était pas pour moi. Je l’aimais, sincèrement. J’espérais qu’elle m’aime aussi, sans jamais en avoir la certitude, mais elle restait avec moi, c’était le principal.


Cet été-là, nous nous sommes retrouvé une dizaine de garçons et de filles, pour des vacances en bord de mer, trois semaines à faire la fête. Je ne les connaissais pas tous, mais très vite l’ambiance aidant, nous avions l’impression d’être de vieux amis. C’est ainsi que nous avons fait la connaissance de Michel, célibataire endurci, beau mec un peu hâbleur.


Michel travaillait dans la finance. Très sûr de lui, il voulait épater tout le monde, en se faisant appeler Michael qu’il prononçait à l’américaine, habitude qu’il perdait quand il avait trop bu. Le genre de mec que je n’aime pas beaucoup, dont il faut se méfier.


Notre petit groupe se retrouvait à la plage, au restaurant, en boîte de nuit, mené par Michel qui décidait, nous suivions sans discuter. Beaucoup profitaient de ses largesses, il était plein aux as, son argent était sa supériorité, il en jouait pour se faire admirer, pas seulement des filles, il voulait aussi briller aux yeux des hommes.

Il prit vite l’habitude de régler les additions plus qu’à son tour. On laissait faire. Heureusement d’ailleurs, car dans les restaurants qu’il choisissait, la note était salée, en boîte, on ne comptait plus le nombre de bouteilles.


Nous étions arrivés depuis quelques jours, il a suffi d’un regard échangé pendant l’apéritif, j’ai su que j’allais perdre Ksénia. Michel n’a jamais rien fait, pas un geste déplacé, pas un mot qui aurait pu faire croire qu’il draguait, ni un petit flirt en dansant en boîte, rien, mais je sentais les ondes qui passaient entre eux.


Les trois semaines de vacances ont vite passé. Il a fallu se séparer, chacun retrouvant sa vie d’avant.


En arrivant à Paris, nous eûmes la désagréable surprise de voir que mon appartement avait été visité, la serrure de la porte arrachée, les meubles sens dessus dessous. Mes visiteurs avaient plus cassé que volé. Ils avaient emmené ma chaîne Hi-fi, mon caméscope VHS et mon poste de télévision. Enfin, tout ce qui était négociable sur les trottoirs de Barbès ou aux Puces. Ce vol, intrusion dans notre vie privée, fit peur à Ksénia. Il m’a fallu la persuader que ce genre de mésaventure pouvait arriver à n’importe qui. Elle n’en fut pas tranquillisée pour autant :



Je suis allé au commissariat porter plainte, je savais qu’aucune recherche ne serait menée, mais c’était indispensable pour faire jouer l’assurance. Pour la rassurer, je laissais Ksénia en dehors de toute cette paperasserie, et remis mon appartement en état le plus rapidement possible.


La vie reprit son cours, métro, boulot, dodo. Enfin, je l’espérais, c’était sans compter sur Michel, toujours noceur. La plupart d’entre nous habitaient la région parisienne, nous nous sommes donc revus, histoire de prolonger les vacances. En nous retrouvant devant le restaurant que Michel avait choisi, il saisit Ksénia par les épaules et l’embrassa sur les deux joues :



Après avoir raconté à nos amis notre cambriolage et sa peur, Ksénia passa enfin à autre chose, elle se calmait.


L’habitude fut prise rapidement. On s’est revus, souvent, trop souvent, multipliant les sorties, toujours invités par Michel. Ksénia semblait fascinée par son style de vie, au point qu’il m’était difficile, malgré mon travail, de renoncer à ces soirées pour ne pas la laisser sortir seule, ce qu’elle aurait fait sans hésiter.


Toutes mes tentatives pour rester chez nous en tête-à-tête généraient des discussions sans fin :



Elle avait raison.


Elle m’échappait. C’en était-elle aperçue, ou vivait-elle ses instants de façon innocente, sans penser au lendemain ? La nuit, lorsque je me réveillais, j’aimais la regarder dormir, trop belle pour moi.


« Tu es la plus forte Ksénia, parce que tu ne m’aimes pas, ma faiblesse est de trop t’aimer » .


J’en étais arrivé à la conclusion que Ksénia s’ennuyait, qu’elle s’ennuyait avec moi. Michel l’éblouissait chaque fois qu’elle le voyait. Ma souffrance ne faisait qu’augmenter son ennui.



— --oOo---



Un soir, nous étions cinq, avec Michel et un autre couple d’amis. Après un repas bien arrosé, Michel a proposé, comme à son habitude, d’aller en boîte. Personne n’a été emballé. Étant le seul à avoir pris sa voiture, je proposais de tous les raccompagner. Notre ami, de forte corpulence, s’assit à côté de moi, laissant les sièges arrière à son épouse, à Ksénia et à Michel.


Ksénia, sentant que j’avais un peu trop bu, me fit la recommandation d’usage en posant sa main sur mon épaule :



La circulation était fluide à cette heure avancée de la nuit, suivant sa recommandation, je roulais doucement pour ne pas causer d’accident. Attentif à la route, j’ai voulu redresser le rétroviseur, pendant que je le réglais avec des gestes imprécis, je les ai vus sur le siège arrière, la main de Michel sur le genou de Ksénia. Elle se tenait bien droite sans bouger, sans réagir à la pression des doigts qu’elle ne pouvait ignorer.


Sensation étrange, à la fois un choc et la confirmation de ce que, inconsciemment, je pressentais depuis longtemps. Je n’ai rien laissé paraître, ne voulant pas faire de scandale en montrant une jalousie excessive, qui aurait pu braquer Ksénia contre moi. J’ai continué à conduire et faire comme si je n’avais rien vu.


Ayant déposé nos amis, Michel s’assit sur le siège avant, la laissant seule derrière. Rassurant, mais le mal était fait. Arrivé devant chez lui, il ne nous invita pas pour un dernier verre, mais je perçus le trouble de Ksénia quand Michel me remercia et l’enlaça pour les quatre bises habituelles.


Je n’ai rien osé lui dire, elle non plus ne me dit rien. Perturbés, nous fîmes l’amour rapidement avant de nous endormir, mettant ma hâte sur le compte de l’alcool.


Le lendemain matin, elle m’annonça que Michel l’avait invitée à prendre un verre après son travail. Elle n’avait pas dit non.


Je sentais qu’inexorablement, elle se détachait de moi.


Pendant que je travaillais, ils devaient se voir. Sans en être certain, je m’en doutais à des petits riens. Étaient-ils devenus amants ? Je préférais ne pas y penser, ne pas en parler, par peur de la perdre si je lui laissais le choix. Lâchement, je fermais les yeux. Un soir, elle m’annonça que c’était fini entre nous, elle allait partir. Que pouvais-je dire pour la retenir ? Que pouvais-je lui offrir ? Tout mon amour pour elle ? C’était inutile, ça l’aurait juste fait sourire.


Quelques jours plus tard, après une discussion que j’ai voulue calme, elle fit ses valises.



— --oOo---



Je me retrouvais seul.


Les premiers temps, je hantais les endroits que nous fréquentions avant, dans l’espoir d’une rencontre fortuite, ou juste pour me souvenir. Je ne la revis pas, elle ne me donna aucune nouvelle. J’en étais arrivé à la conclusion qu’elle m’avait rayé de sa mémoire. Je devais en prendre mon parti. La vie est courte, disait-elle, faut en profiter. J’espérais toujours, sans trop d’espoir, mais comme par magie, Ksénia avait disparu du jour au lendemain, Michel aussi. Où étaient-ils ? Aucun de nos amis ne le savait.


Ce n’est que plusieurs semaines plus tard que j’appris qu’elle s’était installée à Londres avec lui. Il avait trouvé un job à La City, elle l’avait suivi.


Le temps passant, je l’ai oublié dans des bras accueillants, aventures d’un soir, relations éphémères, jusqu’au jour où j’ai rencontré celle qui allait devenir ma femme, Muriel. Originaire aussi de l’est, de Nancy exactement, elle n’avait pas d’accent, mais je l’ai tout de même demandée en mariage. Tout le monde l’appelait Mumu, surnom donné par ses parents à sa naissance, il lui est resté. C’était Mumu, pour sa famille, ses amis, sauf pour moi. Je l’ai toujours appelée Muriel, étant le seul, c’était plus intime.


Après notre première nuit, nous avons décidé de nous revoir. Un mois après, elle s’installait chez moi. Nous nous sommes mariés rapidement, heureux de pouvoir fonder une famille. Mon appartement étant devenu trop petit, nous avons emménagé dans un pavillon en proche banlieue. Elle ne vivait plus chez moi, nous vivions chez nous. Cette fois, c’était pour la vie. Finies, les aventures sans lendemain ; terminées, les soirées bien arrosées qui finissent à plus d’heures.


Un soir, nous regardions le journal à la télévision, tout en discutant de ce que nous avions fait dans la journée. Mon attention fut attirée par la photo d’un touriste français tombé accidentellement dans le métro londonien, il était mort sur le coup. Je reconnus Michel, triste fin. Muriel fut étonnée de mon émotion, j’ai dû lui expliquer que je l’avais connu il y a des années, un ami perdu de vue, sans donner plus de détails. Elle n’a pas essayé d’en savoir plus.


Avec un brin de nostalgie, j’ai alors repensé à Ksénia, une ex pas tout à fait comme les autres. Je n’en avais jamais parlé à Muriel, comment lui dire mon amour pour elle, et le désarroi où m’avait plongé son départ. Muriel aussi avait vécu avant de me rencontrer, m’avait-elle caché une partie de sa vie ? Peut-être, à quoi bon tout savoir ? Notre vie a commencé le jour de notre rencontre. J’aimais ma femme, sans regretter aucune de mes conquêtes passées. Elle m’aimait.


Nous avions la même vision de la vie et étions heureux d’être ensemble. Les années passant, nous avons eu un beau garçon, l’enfant de l’amour, notre fierté. Et depuis les dernières vacances, Muriel portait sa petite sœur, ou son petit frère, trop tôt pour savoir.



— --oOo---



Un jour, en sortant du bureau, je n’en croyais pas mes yeux, elle était là. Ksénia était devant moi. Elle m’attendait. Cela faisait combien de temps, douze, treize ans, peut-être plus, le temps passe si vite. En me voyant, un grand sourire illumina son visage, elle semblait vraiment heureuse de me revoir. J’étais heureux aussi, même si des souvenirs douloureux sont remontés à la surface.


Toujours aussi belle, elle n’avait pas changé, elle avait juste coupé ses cheveux pour une coiffure qui sied mieux à son âge. Ce n’était plus la jeune femme insouciante que j’avais connue, elle avait ce « je ne sais quoi » des femmes de grande classe. Habillée avec goût, ni trop sage, ni trop sexy.


Sans savoir qui l’a proposé, nous sommes allés dans notre café, la salle du fond, à l’abri des regards indiscrets. Je ne lui ai rien demandé, c’est elle qui, spontanément, a voulu me raconter. Elle a suivi Michel en Angleterre. Choquée par son accident dans le métro, elle s’est retrouvée seule. Peu de temps après, le mur de Berlin est tombé, l’URSS n’existait plus, elle pouvait rentrer chez elle. Elle est donc retournée à Moscou, voir sa famille.


Maintenant, elle envisageait d’aller à Londres, avant de gagner New York pour s’y installer. De passage à Paris, elle a voulu me revoir, sans savoir ce que j’étais devenu ni comment me retrouver. Elle espérait que je n’avais pas changé de travail, elle m’y a attendu, faisant confiance en sa bonne étoile.


Un peu jaloux, je n’ai pas osé lui demander si elle était en couple ni combien d’hommes elle avait aimés. Je ne me suis pas étendu non plus sur ma vie actuelle… Pourquoi lui parler de ma femme, lui parler de mon fils ? Elle aurait souri, me trouvant bien casanier.


Nous ne pouvions détacher notre regard l’un de l’autre, regard rempli des mêmes souvenirs. Quand nous sommes sortis, nous avons marché dans les rues, sans un mot. Nos mains se frôlaient sans savoir quelle attitude adopter. J’étais troublé, je l’avoue, nous nous regardions de temps en temps, cherchant une confirmation dans les yeux de l’autre.


Il fallut rentrer. Je la déposais devant son hôtel, et la quittais sur une bise amicale refusant de boire le verre qu’elle venait de me proposer, mais avec la promesse de se revoir un soir pour dîner ensemble.


J’étais sur un nuage en regagnant le pavillon de banlieue où m’attendait Muriel. J’allais retrouver notre vie qui d’un coup me parut bien fade, sans attrait. Je ne lui ai rien dit. Me sentant coupable, en passant devant la petite boutique de fleurs au coin de notre rue, j’avais acheté un bouquet, des pivoines, ses fleurs préférées.


Ce soir-là, en lui faisant l’amour, c’est à Ksénia que je pensais.



— --oOo---



Deux jours plus tard, nous devions nous retrouver au restaurant de son hôtel. J’avais compris ce que cela signifiait pour elle, j’étais d’accord. Sans être très fier, pour la première fois, j’ai menti à Muriel, prétextant un dîner avec des clients importants.


Toute la journée, au bureau, impossible de me concentrer. Je pensais sans cesse à Ksénia, à la soirée que nous allions passer ensemble, peut-être une partie de la nuit. Je l’imaginais dans mes bras, retrouvant ses lèvres, la douceur de sa peau, de ses seins, ses caresses, sa tendresse, je revivais nos jours heureux. C’était certain, elle était venue à Paris pour une dernière nuit avec moi. J’en rêvais depuis qu’elle m’avait quitté.


Perdu dans mes pensées, mon regard s’arrêta sur le cadre que j’avais posé sur mon bureau, Muriel me souriait, notre fils dans les bras. Je pris conscience de ma folie : pourquoi vouloir revivre le passé ? Mon avenir, c’était ma femme, c’était mon fils et l’enfant qu’elle portait.


Il me fallait changer d’air. Pour me calmer, je suis allé m’asseoir sur un banc du parc qui jouxte la voie ferrée. Peu de monde à cette heure, le quai était vide, un couple d’amoureux assis presque en face de moi se tenait par la main et se regardait sans parler. Un train de marchandises passa au ralenti, le couple apparaissait et disparaissait entre les wagons, comme dans un film en noir et blanc des débuts du cinéma. Images d’un bonheur en pointillé, d’un avenir incertain. Je ne pouvais entendre ce qu’ils se disaient, l’homme faisait des grands gestes avec ses bras.


Le train passé, le banc était vide, chacun à un bout du quai. Il marchait lentement, les mains dans les poches, en traînant les pieds, elle trottinait d’un petit pas léger pour s’éloigner au plus vite.


Je suis resté longtemps devant ce banc, un si gentil petit couple. Qu’avaient-ils pu se dire ou faire pour en arriver là ? Toute une vie résumée dans cette image, un couple qui se déchire. J’étais triste pour eux, sans raison, avec une indicible envie de pleurer.


Nous nous sommes retrouvés au bar de l’hôtel. Ksénia était rayonnante, plus belle que jamais. En un instant, elle fit fondre toutes mes bonnes résolutions.


Après un début de conversation banal, il fallut bien parler de notre vie passée, de Michel. En attendant le café, elle posa sa main sur la mienne. Électrisé par ce contact, je ne bougeais pas, j’étais heureux. Elle prit un air sérieux que je ne lui connaissais pas :



Je me souvenais de sa réaction en découvrant le cambriolage, ne comprenant pas pourquoi elle avait été si effrayée. Elle m’a quitté peu de temps après.



J’avais du mal à digérer ce que Ksénia était en train de me raconter. Un vrai roman.



Je pris conscience de l’amour de Ksénia. Elle avait sacrifié sa jeunesse pour son pays, elle avait sacrifié notre amour. Qu’allait-elle devenir maintenant ? L’Est et l’Ouest s’étaient réconciliés, elle devait fuir comme une bête traquée. Sera-t-elle plus en sécurité à New York ?


Ksénia me regarda de façon étrange, je crus un moment qu’elle allait pleurer, se lever et partir. Mais soudain, sur son visage apparut cette douceur qui m’avait attiré la première fois que je l’avais vu. Ses yeux brillaient comme ceux d’une enfant, ce n’était plus la femme sûre d’elle-même. Accentuant la pression de sa main sur la mienne, elle me dit de façon innocente :



Que pouvais-je répondre ? Mon regard était suffisamment éloquent. Elle me demanda timidement « embrasse-moi », en se penchant vers moi. Je n’ai pas évité ses lèvres. Sa poitrine contre mon bras, je l’ai enlacée dans un long baiser, pas du bout des lèvres, un baiser profond, espoir d’une nuit torride. Je posais ma main sur sa cuisse, elle ne l’a pas repoussée.

Elle me fixa de ses grands yeux bleus :



J’étais envoûté. J’ai fermé les yeux.


En une fraction de seconde, j’ai revu le cadre posé sur mon bureau, et le banc vide sur le quai de la gare. Ce fut le déclic. Que faisais-je là avec mon amour de jeunesse ? Je l’avais aimée, comme un fou, j’avais souffert à cause d’elle. Mais c’était le passé, maintenant, ma vie était ailleurs, avec Muriel.


Le charme était rompu.


En la regardant, j’ai fait non de la tête. C’est moi qui me suis levé. Ksénia a compris, une larme coulait sur sa joue. Déposant une bise sur ses lèvres, je lui ai murmuré à voix basse :



Et je partis sans me retourner. Je fuyais, je me fuyais.


La tête en ébullition, j’étais un peu perdu. Avais-je eu raison ? Déjà, je regrettais. Muriel n’aurait jamais rien su.


Je repensais à ce que Ksénia m’avait dit, ses mots tournaient et retournaient dans ma tête. Quelle histoire rocambolesque ! J’avais du mal à la croire, mais je n’arrivais pas à penser qu’elle ait pu tout inventer.


Sur notre palier, en sortant de l’ascenseur, une bonne odeur de cuisine me chatouilla les narines. Muriel avait mangé seule, elle s’était assoupie sur le canapé en m’attendant. À moitié endormie, elle m’accueillit avec un large sourire. Comment avais-je pu l’oublier le temps d’un repas, le temps d’un baiser ? Je la pris dans les bras, et l’embrassais amoureusement.


Me sentais-je coupable ? Un peu. J’avais pourtant évité la plus grande connerie de ma vie. En faisant l’amour ce soir-là, je me jurais que jamais, plus jamais…


Dès le lendemain, j’appelais Ksénia au téléphone pour m’excuser d’être parti si vite. J’étais heureux d’entendre sa voix, elle aussi, je crois, je la sentais sourire. Elle avait compris et ne m’en voulait pas. On ne parla ni de Michel ni de ses activités passées.



J’eus l’impression qu’elle étouffait un sanglot.



J’aurais voulu lui dire que moi aussi, que je ne lui en voulais plus, que je lui avais pardonné, qu’il était impossible de revenir en arrière, que… Devant mon silence, elle raccrocha sans un mot d’adieu.


Ksénia, mon amour impossible.


Elle quitta Paris quelques jours plus tard. Je ne la revis jamais.