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Temps de lecture estimé : 26 mn
11/09/24
Résumé:  Fragments d’une vie… avec les vagues en toile de fond.
Critères:  fh
Auteur : Jane Does      Envoi mini-message
L'écume des nuits

Sur le trait de côte, la silhouette frêle, face au vent, reste là à fixer le grand large. De son promontoire, une vue générale sur l’étendue mouvante que la tombée de la nuit rend d’une noirceur effrayante. Jeanne-Marie, telle une statue de pierre, s’accroche à ses espoirs. Là-bas, elle va bientôt réapparaître, la goélette à voilure gonflée, aux lanternes allumées pour prendre le port. Yann va lui revenir, elle en est certaine. Dès qu’ils toucheront terre, elle ira serrer dans ses bras ce mari trop longtemps parti. À s’en user les yeux, elle fouille les vagues, au point de voir chacune d’entre elles porter son amour…



— xXx —




Il l’avait pris dans ses bras et comme toujours, elle avait craqué. Sa chemise de nuit était passée par-dessus sa tête et… bien sûr, il lui avait, par sa force tranquille, montré combien il l’aimait. Une nuit d’amour, avant de le voir avec son sac sur l’épaule monter l’échelle de coupée. Un dernier regard, et Jeanne-Marie avait couru sur le même promontoire pour suivre des yeux le point noir que les voiles blanches poussaient vers le large. Huit longs mois sans nouvelles ou un mot d’un qui revenait de là-bas, ragots parfois aussi sur les pêches fabuleuses de ces morues qui gardaient son homme bien loin d’elle.


Oui ! Surtout des semaines de nuits à songer au retour, à crever de cette peur que l’eau salée inspire à toutes celles qui ont un garçon, un fils, un père ou un mari sur ces minuscules coquilles de noix sûrement chahutées par des eaux froides d’une contrée lointaine. Alors c’est vrai, Jeanne-Marie hait cet océan qui se sert en faisant payer un trop lourd tribut à celles qui prient en silence pour le retour de leurs hommes. Hélas, sans doute que comme toutes les autres années, certains ne rentreront pas. Yann… lui, doit revenir, il le lui a promis, presque juré.


Et… soixante jours que chaque soir à la nuit tombante, elle reste figée tel un piquet à défier du regard cette saloperie de flotte de plus en plus noire au fur et à mesure de l’avancée de la nuit. Rien d’autre qu’une écume sale qui vient voleter jusqu’à ses pieds tant les vagues, avec force, battent la falaise. Les lampadaires de Cancale s’allument et ses quinquets rougis de trop scruter l’horizon, et de trop d’embruns, faute de voir la goélette sur le mur d’eau, elle rentre pour tenter de dormir quelques heures. Demain, de nouveau, après l’usine de poissons, elle retournera guetter le moindre signe lui redonnant espoir.


Ce matin, le « Deux-frères » est rentré, mais sans toujours donner de nouvelles de l’équipage de Yann. Les cales pleines à craquer vont donner de l’ouvrage aux femmes et du sourire à celles qui retrouvent leurs hommes. Bien des ventres cette nuit vont se voir frottés, après une si longue absence, l’abstinence pour ceux revenus prend fin. Paul, le contremaître, ce matin pourtant, pose sa main sur l’épaule de Jeanne-Marie. Un sursaut, parce qu’ici, il n’est pas d’habitude de toucher les gens, et encore moins celles qui sont seules par la faute de la mer. Mais là, le bonhomme a le visage plus que grave.



Le sang vient de se retirer du visage de la jeune femme. Le directeur n’appelle jamais une ouvrière pour rien. Soit elle a fait une connerie et elle va se faire sonner les cloches, soit il a une mauvaise nouvelle à lui annoncer et là… ses jambes ont un mal de chien à supporter son poids. Elle fait un vrai effort et après avoir remis de l’ordre dans ses atours, elle suit le contremaître. Celui-là… il lui tourne autour, elle le jurerait bien. Mais il peut bien se brosser… seul son marin l’intéresse et à n’en pas douter, il va vite lui revenir. Le Ciel ne peut pas lui voler son âme. Les marches qui mènent au bureau du Directeur, péniblement gravies, elle attend donc que la secrétaire de celui-ci la fasse entrer.



Elle a suffisamment rongé son frein, assise sur un siège confortable. Puis la porte de cuir s’entrouvre et… pour la seconde fois de sa vie, elle pénètre dans ce lieu. La précédente, c’était pour son embauche, cinq ans plus tôt, avec son Yann. Le bureau ! Ça sent toujours la cire, comme dans sa mémoire et derrière le long meuble en bois d’acajou verni, trois hommes qui la regardent avancer. Ses jambes un peu coupées, elle ne comprend rien à ce comité d’accueil.



Le type en face d’elle, barbe blanchie par les ans, en habits de ville, ne la quitte pas des yeux. Elle vacille un peu sur ses quilles, le coup est rude. La main bien blanche du vieux monsieur pousse lentement devant elle quelques sous. Elle ne saisit pas vraiment ce que ce trio lui veut. Son Yann, non, impossible, l’océan ne peut pas avoir avalé la goélette avec tout ce qu’elle contenait, hommes compris. Non ! Ils vont tous arriver, aujourd’hui, ce soir, demain. Oui… cet homme-là doit se tromper. La loi… elle s’en fiche de cette loi idiote qui dit que soixante jours plus tard, tout est fini. C’est quoi ces lois qui d’un trait de plume rayent ainsi une trentaine de bonshommes ? Bon sang… pourquoi aussi, cet argent que l’armateur lui présente ? Le prix d’une vie ? Elle ne bouge pas, mortifiée par ce que l’autre vient sans à coup de lui assener.



Jeanne-Marie reprend son poste, sonnée, avec les yeux gonflés. Bien entendu que les échos de la perte du bateau ont très vite été colportés, alors nombre d’ouvrières sont venues pour la consoler. Mais pas moyen de se sortir de la caboche qu’un beau matin ou un soir, peu importe l’heure, la goélette va croiser la baie, franchir le chenal de la rade. Yann et tous les autres raconteront pourquoi ils sont si en retard. Elle se raccroche à ce mince fil qui la garde encore debout. Ce soir, elle ira de nouveau guigner les courants et les vagues, elle recevra avec bénédiction l’écume, seul lien qui garde vraiment tous ces hommes-là en vie.



— xXx —



Tout ce que Cancale et ses environs comptent d’hommes et de femmes est là. Au centre de l’église, l’abbé qui célèbre la messe psalmodie des mots qu’elle s’obstine à ne pas croire et le triste cortège enfin se dirige vers le cimetière. Seuls des noms seront gravés là, sur une stèle à la mémoire de ceux que l’océan vient de garder. Jeanne-Marie est entourée de toutes celles qui comme elle pleurent un disparu. Combien de mains viennent étreindre les siennes, combien de visages fermés se penchent sur son oreille pour lui montrer un peu d’affection ? Le long défilé des uns et des autres pour saluer ces femmes courageuses, à qui la mer vole un amour différent, et demain, la vie reprendra son cours normal, sans ceux dont le trou dans l’eau va se refermer à jamais. L’eau bénite n’y changera rien. Et les jours sombres commencent pour ces veuves inconsolables.


Jeanne-Marie mentalement maudit l’océan, mais elle revient de temps à autre fixer la nappe bleutée le jour et si noire la nuit. Un face à face tel un défi, un moment de recueillement où elle lui parle à voix basse, à son Yann qui s’obstine à demeurer loin d’elle. Les mois succèdent aux mois, et autour d’elle tout avance, comme si la surface de la Terre avait englouti ses amours et celui qui les animait. C’est dans sa chambre que les bras de son mari lui font souvent le plus défaut. Parfois, la sensation qu’une ombre plane toujours dans la pièce et un souffle léger vient la rafraîchir, ou la geler en fonction de la saison. Paul, le contremaître, se sent évidemment pousser des ailes et ne se cache même plus pour la courtiser. Mais… le deuil est chose sacrée, et maintes fois, elle a déjà repoussé ses avances.


Le printemps va revenir, et avec lui ses belles journées. Matin, pareil à tous les autres en tout cas, pas plus gais, les doigts dans le poisson, Paul de nouveau la dirige vers le bureau du Directeur. Gendreau cette fois est tout seul et sa mine renfrognée ne présage rien de bon. Debout à trois pas du bureau, elle attend que le bonhomme daigne lui dire pourquoi elle est là. Au bout de longues secondes, d’un lourd silence, il lève enfin la tête.



Comment est-ce pensable ? Plus de travail et surtout plus de toit. Comment faire ? À vingt-six ans, difficile de digérer un tel coup de massue. L’envie de révolte qui la prend aux tripes, elle doit la taire, la cacher. Depuis que le monde est monde, les pauvres restent tributaires de ceux qui ont les sous. Et… Arnaut et les nantis de Cancale se serrent les coudes. Les miséreux, eux n’ont que les yeux pour pleurer, malgré le nombre, ils ne feront jamais le poids. Le fait qu’en plus elle soit une femme ne fait sans doute qu’aggraver la situation. Le comptable lui fait donc signer un document qu’elle n’a pas seulement le temps de lire, et à plus forte raison de comprendre. Paul, trop souvent éconduit à son goût, se fait, cette fois, un malin plaisir à l’escorter vers la sortie. Personne ne lèvera le petit doigt pour la sauver de son naufrage.


Où aller ? Ses hardes entassées dans un baluchon, elle prend le train un petit matin sous un ciel trop bleu pour une si triste journée. Elle se rend chez sa cousine, avec qui elle garde quelques contacts. Le mari de Josiane tient culture, et pour deux repas par jour, sans doute y aura-t-il un peu d’ouvrage à lui confier. Espoir chevillé au corps, elle voit avec nostalgie s’éloigner cette côte qui lui a quasiment tout pris. Son amour, sa maison et son boulot, un nouveau départ s’annonce, mais bon sang, combien tout lui paraît soudain laid et amer. Bien sûr, les bocages normands ne remplaceront jamais les vagues et les hurlements de l’océan. Et puis… plus question de remonter sur le promontoire pour parler à l’absent.


Quelque part, au fond d’elle, le directeur venait de tuer une seconde fois son bel amour. Yann ne la verra plus de loin, si par bonheur, il rentrait de sa pêche lointaine, et ça… c’est le pire de tout. Salauds de pontes d’une usine de poissons qui lui retirent jusqu’à la petite étincelle de bonheur qui demeurait accrochée à son cerveau. La caboche bien collée contre la vitre d’une fenêtre, ses mirettes laissent échapper une rivière de larmes. Ses voisins, indifférents à ses malheurs, simplement détournent le visage, pour ignorer ses sanglots, ou peut-être de peur d’être contaminés par ces pleurs ? À la gare de Rouen, Jérôme et Josiane guettent sa descente du wagon. D’emblée, le mari de sa cousine lui déplaît. Pas vraiment de raisons spécifiques.


Non ! Seulement des regards trop appuyés, comme pour jauger ce que sa robe contient, et tout ceci sous l’œil attendri d’une Josiane qui sourit béatement. Encore deux heures dans une campagne verte, ondulant sous les effets d’un vent qui fait frissonner des champs et des prés aux herbes inconnues. Puis une ferme tout en longueur montre, au détour de la route, son toit pointu, fait d’ardoises grises. Bien loin des maisons trapues aux tuiles rouges, de la côte battue par les vents de mer. Oui ! La vie ici est toute différente, mais quel choix a-t-elle, Jeanne-Marie ? S’adapter devient une obligation. De plus, Jérôme ne rate pas une occasion de lui rappeler qu’elle n’est que tolérée dans sa maison. Alors… Josiane lui apprend petit à petit comment presser le pis des vaches, pour en tirer un lait crémeux.


Puis la fabrication de fromages vient compléter cet apprentissage qui n’a plus rien à voir avec la conserverie de poissons. Elle s’y colle et a vite fait de prendre de l’assurance, malgré les rebuffades constantes du mari de sa cousine. Qu’a-t-il donc à lui reprocher ? Jamais il ne fait état de problèmes particuliers, de griefs. Il ne l’aime pas et ça lui semble suffisant pour le lui montrer. Les choses ne font qu’empirer lorsqu’un beau jour, le ventre plat de la maîtresse des lieux se met à gonfler. Enceinte, la jolie Normande s’imagine que peut-être son mari va la délaisser pour se tourner vers le bidon plus attrayant de Jeanne-Marie ! Et la jalousie sème une discorde bien inutile, puisque l’esprit de celle-ci reste totalement embrumé par un Yann obstinément perdu.


Les tâches les plus ingrates deviennent le lot quotidien de la Bretonne durant le temps d’une grossesse sans histoire. Josiane a de larges hanches et elle est probablement programmée pour faire des enfants. Quant à l’homme de la ferme, il lui arrive de trop appesantir ses regards sur le ventre plat de celle qui assume depuis l’annonce de l’arrivée d’un bébé, la plupart du boulot de la maison pendant que sa femme prend soin du fœtus en gestation. Bien sûr, Jérôme essaye à maintes reprises d’amener Jeanne-Marie à se laisser faire. Mais les Bretons et les Bretonnes, c’est bien connu, sont des cabochards et les refus essuyés le rendent férocement enragé. Son petit manège n’échappant pas à la surveillance serrée de son épouse, les querelles innombrables n’ont plus jamais de fins.



— xXx —



L’arrivée d’un poupon rose et joufflu au prénom de Martin met pour un temps en sourdine les heurts incessants entre ces trois qui cohabitent. L’animosité de Josiane à l’égard de sa cousine, apaisée quelques semaines, reprend vie un soir, pour un regard mal interprété entre son mari et celle qui n’est que la boniche de tout ce petit monde. C’est bien lors de ce dîner houleux que Jeanne-Marie se décide à mettre les voiles. Mais pour lever le camp, encore faut-il avoir un port d’attache, et le curé de la paroisse se charge de lui dénicher un asile. C’est ainsi qu’après quelques saisons passées à la ferme, la jeune femme retrouve un semblant de liberté dans un village où une filature l’embauche. Le véritable coton des cardes remplace celui plus éphémère des vagues de l’océan. Et… un deux pièces cuisine va de pair avec l’emploi.


De quoi assurer le gîte à la jeunette qui se remet à croire en une vie meilleure. Oh, bien entendu que Jérôme et sa belle Josiane viennent aux nouvelles, tentant même de la faire revenir. Plus pour le travail abattu que pour le plaisir de la savoir sous leur toit, mais cette fois, la jeune femme est bien décidée à ne plus se plier aux volontés des uns et des autres. Des bruits de bottes courent sur le pays. Il se dit que nos voisins ont des vues sur la France, rumeurs encore abstraites, mais qui ont une très nette tendance à s’amplifier. Et… les garçons en âge de prendre les armes n’en mènent bien sûr pas large. Pour Jeanne-Marie, l’existence paraît enfin lui sourire. Et parfois, elle projette un retour du côté de Cancale. Non pas pour s’y réinstaller, mais simplement pour revoir cette masse bleu vert qui va forcément lui rendre son amour… un jour ou l’autre.


Elle y croit encore dur comme fer et cette idée fixe ne lui permet donc aucun écart de conduite. Depuis la nuit d’amour avec son mari, personne ne l’a plus jamais embrassée, et encore moins touchée. De plus, jamais au grand jamais elle n’a voulu entendre qu’elle était vraiment veuve. Yann, pour elle, continue de pêcher loin, sur un océan froid, dans des conditions douloureuses, mais il remettra un jour le cap sur son port d’attache. Cancale les accueillera, lui et ses compagnons, les bras largement ouverts et… par la même occasion ceux de son épouse fidèle seront là pour le serrer fort. Pourtant bien des mois, des saisons passent sans retour de l’élu de son cœur. La flamme ne vacille cependant à aucun moment en elle.


À la filature, elle s’adapte comme toujours à des tâches répétitives, mais régulièrement rémunérées. Et son logement devient au fil des paies successives, un havre de paix où elle aime rentrer après son travail ! Il n’en demeure pas moins que la côte lui manque et qu’elle rêve de revoir le promontoire où elle épiait le retour de son homme. Il lui semble que pour qu’il rentre, il faut qu’elle soit debout face à l’océan capricieux. Il y a en elle une sorte de force étrange qui la pousse à vouloir retourner là-bas. Et si au fond d’elle une part lui dit qu’elle est folle, elle continue néanmoins à imaginer que loin de ses falaises, Yann l’appelle. On parle depuis quelque temps de « congés payés ». Il paraît même que dans les grandes villes, les gens ont fait grève pour obtenir une semaine de vacances.


Voilà. Une loi bienveillante cette fois est promulguée et la filature s’arrête pour huit jours. Jeanne-Marie décide donc que c’est l’instant propice. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle se sent poussée des ailes à l’idée de revoir Cancale et ses environs. L’air frais iodé venu de l’océan atlantique est présent dans les narines avant même qu’elle n’ait remis un pied sur le sol breton. Elle traverse la ville où tout semble être dans l’état, immuable immobilisme. L’odeur de l’usine, et celle de la plage, du port, tout est comme dans ses souvenirs. Elle passe devant ce qui fut son logis, et dans sa caboche défilent les jours heureux avec Yann. Éviter à tout prix les rencontres avec ses anciennes amies, avec celles qui ont partagé ses malheurs aussi, une évidence qui la fait se cacher pour gagner le trait de côte et… grimper au point de vue.


Au fond dans la baie, les ramasseurs de varechs, pour la plupart des femmes et des enfants…, sont toujours en mouvement. Elle suit des yeux ces fourmis qui s’activent sur la grève. Les moutons blancs viennent mourir au pied des moissonneurs d’algues et les charrettes tirées par des bœufs, ou des chevaux pour les plus riches, forment des grappes mouvantes au gré de la marée. Mais point de bateau en retour de nulle part. Et une certaine déception naît dans l’esprit de celle qui veut encore croire que c’est possible. De sa place, elle perçoit dans son dos le bruit de pierres qui roulent sous les souliers d’un visiteur imprévu. Lorsqu’elle fait un demi-tour pour voir qui est là, une voix mâle l’apostrophe.



Elle se frappe la poitrine, puis la tempe gauche, comme pour lui montrer où se niche encore et toujours son amour. Le jeune homme ne la quitte pas des yeux et il fait une moue très bizarre. Sans nul doute, songe-t-il, qu’elle est dérangée du ciboulot, cette femme encore belle. Il s’abstient de faire un seul commentaire, et il se contente de lui tendre le bras et, au bout, sa main ouverte.



Il vient de laisser tomber cette dernière phrase avec des trémolos dans la voix. Ça fait tiquer la jeunette brune aux cheveux balayés par la brise chargée d’embruns. La marée montante draine dans son souffle autant d’eau salée que d’air frais. La manière dépitée de prononcer ces mots fait qu’elle le regarde plus attentivement. Il est châtain, entre vingt-cinq et trente-cinq ans, des yeux sombres qui restent plantés dans ceux plus clairs de Jeanne-Marie. Des quinquets tels que ceux-là, elle n’en a croisé qu’une seule fois dans son existence et ils étaient sur la bouille de son Yann. Oui ! Mêmes éclairs brillants, tous pareils à ceux qu’elle devine chez ce gars. Comment a-t-il dit déjà s’appeler ? A oui… Romain, et c’est le neveu de Arnaut…


Il lui a attrapé le bout des doigts et… c’est chaud, bizarre. Il tire doucement son bras pour la forcer à quitter le bord abrupt. Quelque chose ne va pas. Un drôle d’instinct se réveille en elle, une sonnette d’alarme qui grelotte dans sa tête. Ce gars-là est dangereux. Bien plus que le Jérôme de sa cousine, ou que tous les bonshommes qu’elle a croisés jusque-là. Ça ne s’explique pas, elle sent le danger immédiat et du coup, elle se raidit. L’autre ne lui lâche pas la patte, mais il ressent sûrement la brutale crispation de son corps. Pourtant, il ne dit pas un mot, se contente de reculer de deux pas, sans pour cela se désarrimer de son ancre. Puis sa voix, elle lui regimbe dans les oreilles.




— xXx —



Durant trois jours, ce Romain passe le plus clair de son temps sur la falaise près de la jeune femme. Si elle s’use toujours les prunelles sur les vagues à en surveiller chaque repli, elle se sent moins effarouchée par la présence du jeune homme. Il est là, il prend une place énorme. Sans vraiment qu’elle s’en rende compte, il lui arrive de songer le soir, après que l’océan ne soit plus là que par son bruit et son souffle, de se dire qu’elle va devoir reprendre un train. Le pays du cidre… la filature, c’est déjà si loin qu’elle en a oublié jusqu’aux verts bocages. Et ce soir, à deux jours de faire le trajet de retour, la mélancolie la fait se taire. Romain est là, silencieux lui aussi. Couché sur une couverture qu’il a amenée, d’un signe du bras, il lui montre la place libre à ses côtés. Puis ses paroles courent avec la brise.



Finalement, ses suppliques ont raison de son obstination. Jeanne-Marie pose précautionneusement ses fesses sur un coin de la laine. Romain allongé sur le flanc, une main soutenant son visage, lui sourit.



Il vient de cueillir une « queue de lièvre » et en serre la tige entre ses dents. La jeune femme ne dit plus rien, face dirigée vers le grand large. Alors, maintenant, entre pouce et index le pompon de la lagure ovale, Romain qui devine encore la tache plus claire de la peau du cou de la brune, en chatouille cette plage attirante. Jeanne-Marie frémit sous la caresse, sans pour cela se cabrer et fuir. Non ! C’est une chair de poule qui parcourt tout son corps, et un soupir sort de sa gorge. Vite effacé par la brise qui courbe les herbes, le garçon l’a pourtant entendu. Par jeu, par espièglerie, il réitère son geste et cette fois, il est plus que sûr que la jeune brune n’est pas tout à fait insensible à ces gestes de tendresse.


La tige assez courte est vite remplacée par l’extrémité de son doigt et la femme fait le dos rond. Mais elle ne tente pas de repousser le câlin qui s’esquisse. Alors, Romain s’enhardit. Sa paume cette fois roule sur la rondeur d’une épaule couverte. Le haut de la robe ne dévoile guère que la frange de sa nuque. Il ose se redresser sur le coude, et fait monter alors ses lèvres vers la base de cette jolie tête qui demeure immobile. Ce n’est que lorsqu’elles prennent contact avec la peau, qu’un long soubresaut fait sursauter la jeunette. Au lieu de s’écarter vivement pour signifier son désaccord à cette maraudeuse, Jeanne-Marie fait simplement se soulever sa propre patte sur celle de l’homme. Un attouchement brûlant qui montre soudain à ces deux-là que les peurs sont dépassées.


Elle laisse son dos revenir en arrière, prouvant ainsi qu’elle accepte le câlin. Le garçon, lui encercle le buste de ses bras solides et lentement, la fait basculer de manière à ce que sa caboche vienne se poser sur sa poitrine. Ils restent ainsi de longues minutes, elle, inerte, et lui avec ses doigts fins qui tripotent les mèches brunes que le vent décoiffe à l’envi. Les paupières closes, elle ne cherche pas à se refuser, à se sauver. Il y a dans les gestes doux de cet homme tant de similitudes avec d’autres reçus, il y a si longtemps. Alors, lorsque la seconde patte masculine s’égare sur le bustier de sa robe, pour découvrir les rondeurs d’un sein, un soupir lui coupe la respiration. Il refait avec d’infinies précautions des mouvements qu’une seule personne a eu le privilège de faire à cet endroit.


Les paupières fermées, elle ne réagit pas, et dans sa tête, une voix et des images. Celles du sourire de Yann, la veille de son départ. L’attente face à l’océan, avec les rires des mouettes qui se posent pour la nuit, oui… l’attente sur la falaise est identique à celle de ce dernier soir. Si les gestes sont pareils, l’émoi qu’ils procurent est tout différent. Il y a cette peur que rien ne soit réel, que le rêve d’un coup s’évanouisse, qu’en ouvrant les yeux, elle s’aperçoive qu’elle nage en plein délire. Mais malgré ces craintes de folie, Jeanne-Marie ne bronche pas. C’est si bon de se sentir l’objet de certaines attentions. Romain est doux, calme et de moins en moins réservé. Il avance à tâtons, ses doigts se crispant sur le tissu rêche de sa robe.


Il tremble. D’impatience, d’envie aussi, et ne veut pas aller trop rapidement à l’abordage de ce corps qui est presque à lui. Il distingue encore dans l’obscurité de la nuit qui englue tout, les traits d’un visage apaisé. Lentement, il dégage sa poitrine du poids de cette belle plante qui ne demande qu’à être cueillie. Cette étape franchie, il s’allonge contre elle, faisant s’épouser leurs deux corps serrés l’un contre l’autre. Elle se tourne sur le flanc, marquant ainsi son approbation à ce qui se déroule là. Alors, avec toute la douceur du monde, Romain relève le bas de la robe, en ramène l’ourlet sur les reins de la dame. Sa patte se fraye un chemin entre les deux corps, et sort chacun des boutons de leurs logements. Il met à l’air ce qui chez lui a pris un volume conséquent et délicatement sans un mot… le tenon file vers la mortaise.


Combien de temps dure cet épisode où deux formes allongées se livrent à d’étranges reptations sans pour autant changer de place ? Jeanne-Marie se pince les lèvres autant qu’elle le peut, mais force est de constater que rien ne peut plus interdire à son ventre de s’ouvrir au plaisir. C’est aussi fort qu’avec son homme, et quelque part l’image de celui-ci, souriante et insistante, remonte dans son cerveau. N’est-ce pas lui qui mène le combat ? C’est au moment de se laisser emporter par une vague violente que dans l’écume de la nuit, là-bas, loin, loin, si loin flottent les ailes blanches d’un navire et elle se tord le cou pour chercher les lèvres de celui qui l’ensemence pour la première fois… Yann ne reviendra pas, Yann est déjà là…