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n° 22672Fiche technique20559 caractères20559
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Temps de lecture estimé : 15 mn
05/10/24
Résumé:  Un instant d’automne entre souvenirs et avenir
Critères:  fh
Auteur : Jane Does      Envoi mini-message
Les Chaumes

Petit matin d’automne


Les chaumes1 frissonnent sous le vent. La silhouette qui se faufile sur la petite sente sous les arbres avance dans cette mer de brimbelliers2 où quelques billes violettes servent encore de dîner aux oiseaux. Claude sait avec exactitude où se diriger sur ce plateau immense balayé par une bise d’automne. Toute gosse, elle suivait déjà son père sur ces mêmes chemins. Son panier à la main, elle hume l’air de ce lieu perdu où quelque part se cachent les trésors aux couleurs d’or, des girolles dont personne ne sait la présence. Plus rarement des cèpes aux têtes brunes et aux pieds enflés, qui eux préfèrent le couvert des grands sapins.


À une dizaine de mètres, le grand chêne. Combien d’années a-t-il déjà traversé ce vénérable gardien de ce sanctuaire ? Ici, pas de route, pas de chemin carrossable, la nature encore préservée. Pour combien de temps ? Impossible à dire. Claude s’arrête un long moment, cherchant des yeux les marques faites par l’opinel de Michel. Deux initiales entrelacées qui sont depuis longtemps recouvertes d’une mousse qui les rend invisibles. Sa main tremblote légèrement et sous ses doigts, sans doute un peu plus en hauteur, elle redécouvre le M enlacé dans le C. Drôle comme de revoir cette entaille lui nouer les tripes.


Michel et elle… une histoire qui a duré de longues années. Et… tout avait commencé ici, sous ce pépère feuillu qui glande au centre de ce long plateau battu par le vent et paraissant désert. Pourtant elle sait bien qu’ici ça fourmille de vie, que rien ne se voit, mais que tout est là qui vole, qui rampe, qui court dans une marée de myrtilliers où seuls les habitués du coin viennent chercher un peu de calme. Et la sérénité de ce lieu, elle se mérite. Sous la main de la brune qui frôle le tronc, c’est dans sa tête une tout autre caresse qu’elle dispense là. Michel ! Les prunelles marron-vert s’embuent en songeant à lui. Oui, Michel, l’amour de toute une vie.



— xXx — 



Souvenirs



Michel, cheveux châtains toujours en bataille s’adresse à ses potes. Demain, c’est jeudi et ce jour-là, pas d’école pour la joyeuse bande qui tient conseil devant les grilles que l’instituteur vient de refermer. Marc et ses lunettes rondes qui font rigoler les deux gaillards, Michel et Patrick, puis il y a Claude que les garçons couvent du regard, pas vraiment un garçon manqué, non ! La question de celui qui dirige un peu les opérations, voire les expéditions épiques parfois, attend, semble-t-il, une réponse de ses amis.



C’est Patrick qui, fataliste, annonce déjà son absence pour une éventuelle virée. Marc, lui, retire ses lorgnons, en suçote une branche, puis se décide enfin à ouvrir la bouche.



Les trois garçons s’éparpillent sans un mot pour la fille du groupe. Claude les voit s’éloigner avec l’indifférence des jeunes hommes de son âge. Bon sang ! Pas même un regard pour elle. Si pour Marc et Patrick, elle s’en contrefiche et ne se sent pas vraiment vexée, il en va tout autrement pour ce grand escogriffe de Michel. Il ne la regarde pas vraiment comme une fille. Enfin comme un garçon non plus. En fait, il ne lui montre aucun intérêt et elle ne pige pas vraiment pourquoi du coup, ça la chagrine tellement.



— xXx — 



Petit matin d’automne


Un bruit se fait entendre et Claude lève les yeux. Là, sur une branche, une boule de poils rousse qui reste immobile, sentant sûrement le regard de Claude sur elle. L’écureuil qui vient aux provisions se fige et soudain sautille, filant hors de la vue de l’intruse qui foule son territoire. Un autre son. Dans sa fuite précipitée, l’animal a perdu son butin qui dégringole de branche en branche pour venir rebondir sur la mousse douce qui couvre le sol. La femme fixe le gland désormais immobile à l’endroit même où… mon Dieu. C’est si difficile ! Fichus souvenirs qui sont douloureux aujourd’hui, mais si présents dans sa mémoire.


De nouveau, les doigts féminins viennent ausculter l’endroit où le canif a tailladé la peau du colosse plus que centenaire. Là, les initiales gravées… elle revit le mouvement de la lame qui, de la pointe, creuse l’arrondi d’un C majuscule. Le M lui est né depuis quelques minutes déjà. Est-ce le vent qui lui murmure, ce que du coup, elle croit entendre ? C’est si loin et pourtant si proche. Dans le silence que les gémissements de la bise hachurent, l’image se fait plus nette.



— xXx — 



Souvenirs



Michel est là qui la scrute avec des quinquets brillants. Bien sûr qu’elle est heureuse de voir que ce grand nigaud mêle son prénom au sien. Une heure et demie à monter des pentes plutôt raides et enfin, l’immense champ de brimbelliers. À perte de vue, des boules encore rouges qui ne demandent qu’à mûrir. Et comme unique point de repère, un arbre qui trône là, au milieu de nulle part. Un chêne vers lequel elle le dirige, pour un casse-croûte qui pèse un peu dans sa besace. Devant l’école, lui et elle ont attendu leurs deux compères, en vain. Alors une trentaine de minutes après, ils se sont décidés et ont gravi les pentes du pain de sucre de « Bélué4 » qui les a menés à « la Charme5 ».


Ça leur a pris un temps fou, mais Claude connaît vraiment de petits sentiers qui leur ont fait gagner un temps précieux. Son père aime cette montagne où il a toujours vécu. Alors tout naturellement elle a fait en le suivant des tas de randonnées et sait les petits passages, les endroits qui évitent de longs détours. Avant cette expédition, elle a presque prié pour que Patrick et Marc ne soient pas présents. Est-ce le Bon Dieu qui exauce ses prières ? Une vraie joie, qui fait bondir son jeune cœur dans sa poitrine. Comme elle se sent pousser des ailes ! Une journée seule avec Michel, un rêve qu’elle n’aurait jamais osé formuler.


Le chêne, depuis qu’elle court la montagne, elle vient s’asseoir ici sur la mousse. Et c’est toujours là qu’avec Henri, son père, ils cassent la graine. C’est drôle, mais là, elle se sent bizarre. Un sentiment indéfinissable de toute-puissance et de vulnérabilité. Ce Michel est bien différent de celui qu’elle côtoie tous les jours à l’école. Et comme il n’a pas ses copains pour faire le beau, elle le voit autrement. Lui reste réservé, presque trop précautionneux. Il s’inquiète toutes les cinq minutes de savoir si elle va bien, si elle n’est pas fatiguée. Ça la fait doucement rigoler. Il souffle plus fort qu’elle et a de la peine à suivre le rythme qu’elle impose. Ses pattes de fille jambotent plus que celles du grand lascar qu’elle prend en remorque.



Il ne répond pas. Mais il a dans le regard une telle flamme que les mots sont parfois bien inutiles. Comme elle aimerait là qu’il la prenne dans ses bras solides. Mais lui reste à bonne distance, dansant d’un pied sur l’autre. Est-ce à elle de faire le geste qui peut les rapprocher ? Non bien sûr ! Ces choses-là appartiennent aux garçons. Une nana ne peut pas s’affranchir de ces règles, ça ne se fait pas. Alors elle baisse les yeux, rougit, et lui se lève. Dans sa main, la lame brillante de son « opinel » qui grave dans le tronc deux consonnes dont elle devine la signification non dite. Puis enfin, triomphant, il lui jette sans oser croiser son regard.




— xXx — 



Petit matin d’automne


Le temps qui passe n’a pas réussi à effacer les marques profondes, bien que les années en aient usé les contours, que la mousse les ait cachés à la vue d’éventuels promeneurs. Claude sait que sous son index, en creux, il y a le point de départ d’une histoire. La sienne, la leur ! À quarante-deux ans, le bonheur s’est envolé, avec lui, parti trop tôt. Mais elle ne veut pas pleurer, non ! Juste garder encore et encore le sentiment presque palpable qu’il est ici, où tout a commencé. Dans l’air vibrant d’un petit matin d’automne, dans les branches d’un chêne séculaire, dans le bruissement d’une brise légère, bien des sourires s’affichent. Celui de ce père dont elle recherche dans sa tête la voix, puis celui plus douloureux de son mari… les deux hommes de sa vie quoi !


Un repas frugal fait d’œuf dur et de fromage, un verre de vin rouge pour faire bonne mesure et elle quitte à regret l’arbre aux souvenirs. Encore quelques centaines de mètres, en lisière de forêt ; un bosquet. D’habitude, elles sont dans ce coin, les premières gouttes d’or de la nature. En avançant prudemment, une corolle dorée montre le bout de son nez. D’autres, nichées dans les hautes herbes, bien fraîches et attirantes, se laissent cueillir sans résistance. Le panier commence à se remplir de ce qui va devenir un régal. C’est comme si une main invisible guidait ses pas. Celle de Henri ? Ou de Michel ? Les deux l’ont accompagné dans ces lieux qui gardent leurs souffles précieux. Ils sont là, ces hommes qu’elle a aimés.


L’un pour lui avoir donné puis appris la vie, et le second pour avoir assuré la continuité du premier. Henri, Michel, hommes de cette terre rude, de cette nature si riche pour ceux qui savent en prendre soin. Dans chacune de ces perles d’or que ses yeux découvrent, sous le tapis de feuilles mortes, c’est un peu des hommes de sa vie qui lui remontent à la mémoire. Le sentiment tellement fort, violent que ce sont eux qui guident encore aujourd’hui ses pas. Et de cache en cache, les girolles s’accumulent dans son panier d’osier. Ici, loin du monde, loin de toute agitation, les choses sont vraies. Claude est en paix, son esprit et son corps sont au diapason. L’épeire qui sur sa toile baignée de lumière file rapidement à son approche, le geai bleu qui frigulote pour signaler aux résidents du coin sa présence, tout est fait pour lui rappeler qu’elle est… vivante !



— xXx — 



Souvenirs


Quand lui a-t-il pris la main ? Aucune mauvaise intention, bien au contraire. Il ne cherche pas non plus à l’embrasser. Pourtant, mentalement, elle appelle de tous ses vœux un bisou. Juste un effleurement de sa joue par ces lèvres qui restent obstinément closes. Alors, bien sûr qu’elle tressaille, que son cœur dans sa cage se met à ronronner à la chaleur de cette patte qui serre ses doigts. Un véritable coup de tonnerre, lorsque de sa gorge enrouée, sans vraiment la regarder, un peu comme s’il ne s’adressait qu’à lui-même, Michel enfin desserre les dents.



S’en suit un long monologue où il lui raconte des tas de trucs qu’elle n’aurait jamais cru possibles un jour entendre de la bouche d’un garçon tel que lui. Ils marchent longtemps sur le plateau, sans but réel, juste pour être ensemble encore et encore. Et au milieu de l’après-midi, alors que le soleil entame sa lente course vers l’ouest, leurs pas les ramènent vers le sentier du retour. Claude s’aperçoit à cet instant précis où ils abordent la descente que ses doigts n’ont plus quitté ceux de Michel. Il finit sa longue tirade que pas une seule fois elle n’a voulu interrompre.



Là, un sursaut de courage, et Claude ose…



La main, il vient de lâcher sa patte et du coup, ses bras entourent son buste pour la presser contre lui. Un baiser échangé, lèvres collées sur une joue chaude et le retour vers le village sur un nuage. Oui ! Claude se sent… abasourdie par les dires de ce Michel si… tendrement mâle. Pas de gestes déplacés, pas de câlins trop prononcés, seulement une immense tendresse affichée dans ses regards remplis de mille promesses. Oui ! Leur virée vient de changer leur destinée, la jeune fille en est consciente. C’est comme si une route pavée de fleurs s’ouvrait devant elle. À tel point que Marine, sa mère s’en est émue de la sentir si… chamboulée.


Alors, elle lui a raconté sa journée, ses émotions, et sa mère a simplement souri… Les mots de Marine, confortant ce que déjà elle pressent.



Plus rien ne franchit son gosier alors que sa mère la berce sur son sein. Jamais les deux femmes n’ont été si proches. Les images se diluent dans les tourbillons du temps. Même le sourire de cette mère s’éloigne pour ne devenir que flou. Le son de sa voix également, ne sonne plus juste dans la tête brune. Ne demeure en Claude que l’euphorie de cet instant magique où sa maman lui caresse la joue, l’encourageant à simplement laisser parler son cœur.




— xXx — 



Petit matin d’automne


Le panier est à demi rempli de ces chanterelles qui donnent une couleur spéciale à un nouvel automne. Elle s’écarte du sentier et quelque part, naît en elle un chant doux. Ce charmant monsieur qui la courtise depuis quelque temps superpose les traits de son visage à ceux de Michel. Ce n’est pas encore très net, pas encore totalement défini. Mais ce petit matin automnal est comme un pèlerinage. Une manière toute particulière de venir leur dire à ces fantômes qui rôdent par ici qu’une page se tourne. Oh ! Henri, Marine, Michel, de là où ils se trouvent, la regardent sûrement. Claude n’est pas venue pour leur demander un avis, non ! Elle a déjà pris sa décision. Mais ceux qui ne sont plus là gardent une place énorme dans son cœur et… elle a besoin de leur dire, de leur faire savoir.


Alors que les coupes d’or s’accumulent dans le berceau d’osier, elle parle à ceux qui ne sont plus là. Bien sûr, ce ne sont pas des paroles qui fusent dans cette immense clairière, juste des pensées. Mais chacune de celles-ci est destinée à ce trio qui a fait de son existence une longue mer de tranquillité. Elle se doit d’être honnête avec et pour eux. La caresse des entailles d’un arbre, la cueillette des « jaunottes » si chère à ces gens simples qui ont modelé son existence, ce sont des signes, des moments du destin, mais également un trait d’union entre ce qu’elle a connu et un avenir qui a pris une autre forme. Celle d’un gentil Alain… rencontré par hasard au détour d’un jeu d’enfants au parc de la ville.


Après maintes promenades sur les rives de ce lac qui marque de son bleu azur ses jours heureux ou malheureux, le temps du bonheur est revenu. Son cœur apaisé bat de nouveau pour quelqu’un. Là, dans cet océan de verdure aux dégradés infinis, c’est un message qu’elle vient de faire passer à ces âmes qui doivent la suivre dans sa marche vers demain. Et… ce demain commence ici, aujourd’hui, avec cette présentation d’un homme qui n’aura jamais la chance de les connaître. Sauf à travers ses souvenirs de femme, de fille aussi. L’esprit en paix, elle se baisse une fois encore, s’agenouille vers ces ors qui jonchent les taillis. Et dans la douceur d’un petit jour agréable, Claude sent, sait que ceux qui l’entourent toujours les lui offrent ces générosités boisées.


Demain… oui, demain Alain sera à son bras et… elle osera ! Un pas sera franchi, qui la ramènera vers des choses plus terre à terre, vers une famille à reconstruire. Son passage dans ce lieu où elle a connu tellement de bonheur, où ses pas l’ont emmenée durant des années avec ce cercle de proches, Claude fait la paix avec ses peurs, ses doutes et ses craintes. Oui… demain pour la première fois elle verra un autre soleil briller dans sa vie. Alain prendra soin d’elle et son prénom aussi viendra allonger la liste de ceux qu’elle a eu la chance d’aimer… C’est bien ! Les girolles sont dans son panier, entraînant dans le sillage de celui-ci un parfum subtil. Celui de cette forêt, bien sûr, mais la fragrance plus délicate d’une longue lignée de sourires…

Son père… sa mère… Michel, tous vont l’accompagner dans son chemin de croix… demain, une route toute neuve va s’ouvrir.


Claude sourit, se retourne une fois de plus et tout va s’en dire, mais pour le vent léger… elle songe ces quelques mots :





— xXx — 



1. La chaume-les chaumes = Le sommet de Bélué (868 m), coiffé d’une chaume est le point culminant le plus connu de la commune


2. Brimbelles ou Brimbelliers = Myrtilles ou myrtilliers (dans les Vosges, la tarte de brimbelles est réputée et… incontournable)


3. Courtes = Sentiers permettant de raccourcir les chemins. (souvent passages d’animaux qu’empruntent les gens du cru dans les Vosges pour voyager en forêt et en montagne)


4. Bélué = Sommet du massif des Vosges (Rupt sur Moselle)


5. La charme = Lieu-dit sur les hauteurs vosgiennes


6. Jaunottes = Girolles nom local donné à ces champignons très prisés.