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Temps de lecture estimé : 21 mn
09/10/24
Résumé:  C’est une histoire de migrants, alors forcément, c’est une tragédie.
Critères:  fh couleurs
Auteur : Amateur de Blues            Envoi mini-message
L'amour et la violence

L’arrivée



Le soleil chauffe doucement sa peau découverte et Geneviève prend le temps de contempler les mélèzes dans leurs couleurs d’automne. « Pourtant, que la montagne est belle… » Comme souvent, la chanson préférée de son mari lui vient en tête et comme souvent, les larmes lui montent aux yeux. Pierre est mort depuis plus de deux ans et elle ne parvient pas à s’habituer à son absence. L’hiver est bientôt là, un hiver de plus. À cinquante-trois ans, Geneviève sait que la vieillesse n’est plus très loin et elle essaye de profiter des petits riens de la vie.


Elle vit dans une maison isolée au-dessus de Briançon et à cette altitude, la neige peut être là d’un jour à l’autre. Ensuite, ce sont des semaines dans le froid et la nuit, avec son chat pour unique compagnie. Alors elle passe son temps dehors à ranger son bois et à nettoyer le jardin avant qu’il ne disparaisse sous la neige pendant quatre à six mois. Avant, c’est Pierre qui s’en occupait. Elle le revoit fendre des bûches comme si c’était hier. Comment un homme aussi fort et plein de vie peut-il disparaître en quelques semaines ? Cela reste incompréhensible.


Geneviève cesse de rêver et se remet au travail. Elle ratisse des herbes sèches pour en faire un tas quand un mouvement en bordure de son champ de vision lui fait relever la tête. Trois hommes noirs descendent de la montagne dans sa direction. Que font-ils ici ? Geneviève sait bien que la frontière est un point de passage important des migrants qui souhaitent aller d’Italie en France, mais ils passent ordinairement plus au Sud. La vallée est un cul-de-sac et pour rejoindre Briançon, ces trois-là devront revenir sur leurs pas et repasser le col.


Ce sont des hommes jeunes qui avancent en file indienne. Chacun de leurs gestes indique une lassitude extrême et maintenant qu’ils approchent, leurs visages trahissent leur inquiétude. Ils sont probablement perdus, en route depuis l’aube et incertains même du pays où ils se trouvent. Geneviève reste debout à l’endroit où elle les a vus, la main en visière pour se protéger du soleil. Elle n’a pas peur parce qu’elle sait la faiblesse de ces gens qui parcourent le monde à la recherche d’un endroit où vivre. Si Pierre était là à côté d’elle, il ferait un grand geste du bras pour les inviter à s’approcher et il demanderait à Geneviève d’aller faire chauffer de l’eau pour leur proposer une boisson chaude.


Geneviève agite la main et bientôt, les trois gaillards se présentent devant elle. Ils ne sont pas très brillants, mal équipés et mal chaussés. Les deux plus âgés portent de vieux sweats à capuche, mais le plus jeune est en tee-shirt. Même s’il fait beau, la température est loin d’être assez chaude pour circuler ainsi. Et lorsque vient la nuit, la température chute brutalement. Geneviève a déjà vu des gelées blanches certains matins.



Le jeune homme se tourne vers ses camarades et leur traduit visiblement l’explication de Geneviève.



Il y a un nouveau conciliabule. Pendant qu’ils parlent entre eux, Geneviève les observe. Ils ont l’âge de ses enfants. Celui qui parle français est même plus jeune, il a à peine vingt ans. C’est en voyant son visage d’enfant qu’elle prend sa décision.



Les jeunes gens acceptent, bien sûr. Ils sont épuisés. Geneviève s’agite, propose du thé, des biscuits. Cela fait longtemps qu’elle n’a pas eu autant d’énergie. Elle fouille l’armoire de la chambre de son fils. De Pierre, elle n’a voulu garder aucun vêtement, mais Boris, son aîné, a toujours dans sa chambre des habits pour la randonnée et le jardinage. Il ne vient pas souvent voir sa mère, mais quand il vient, il profite de la montagne et des bons petits plats de maman.


Elle revient au salon avec des pantalons et des pulls plein les bras. Les garçons ont posé une fesse sur le canapé et ils grignotent un gâteau en silence. Pourtant, ils meurent de faim. Leur hôte les houspille un peu. Elle veut qu’ils mangent, elle veut qu’ils se déshabillent pour pouvoir mettre leurs vieilles nippes dans la machine à laver, elle veut qu’ils prennent une bonne douche bien brûlante pour se remettre de leur périple dans la montagne.


Ils obéissent, dociles et lents, silencieux, un peu abasourdis par ce qui leur arrive. Après des semaines à dormir dehors, à se cacher de la police, cela semble irréel d’être dans une maison confortable, avec cette dame qui s’occupe d’eux comme s’ils étaient ses enfants. Mais tout se passe bien. Ils sont grands et maigres et Boris est un homme grand et mince, les vêtements leur vont bien. Ils apprécient l’eau chaude sur leur peau, se sentent mieux après la douche. Un seul incident dans toute cette agitation : Geneviève circule dans le couloir à l’étage avec des draps dans les mains. Quand elle passe devant la salle de bains, la porte est ouverte et le jeune homme qui parle français sort nu du bac de douche. Geneviève rougit et accélère son pas. Abdoulaye, c’est son nom, marmonne une excuse et ferme la porte. Il ne s’est rien passé, mais l’image de ce jeune mâle restera dans la tête de Geneviève et elle la reverra ce soir, seule dans son grand lit, se demandant pourquoi le corps de cet adolescent la trouble ainsi.


Une fois la jeune troupe installée dans une grande chambre de l’étage prévue pour ses petits-enfants quand ils viennent en vacances, il y a un temps plus calme pour se présenter et raconter les histoires qui doivent être racontées. Les trois hommes sont alignés sur le canapé, face au poêle en fonte que Geneviève a chargé et elle-même s’est installée dans son fauteuil de lecture, face à eux, souriante.


Abdoulaye, dont nous avons déjà parlé, est le plus jeune. Il a dix-neuf ans. Il dit qu’il veut faire des études, qu’il a quitté son village au Cameroun pour étudier en France. Il dit qu’il n’y a pas d’avenir dans son pays. Il dit que le voyage a été terrible et que s’il avait su cela, il ne serait jamais parti. Ses camarades se prénomment Ousmane et Moussa. Ils viennent du Liberia. Ils ont fait connaissance en Libye, dans les pires moments de leur existence.


La nuit vient brutalement et ils restent tous les quatre dans la pénombre, la seule source de lumière étant la porte vitrée du poêle avec les flammes qui dansent sur les murs. Les garçons sont épuisés, mais ils n’osent pas se retirer par respect pour cette dame qui les accueille. Quand Geneviève s’en rend compte, elle est confuse. Elle se lève, dit qu’elle va se coucher et leur permet ainsi de faire de même. Bientôt, le silence envahit la maison. Les trois jeunes gens s’endorment rapidement et Geneviève regarde par la fenêtre de sa chambre la lune se lever derrière la montagne. Elle pense à Pierre, à ses convictions d’homme de gauche. Elle espère qu’il serait fier d’elle, mais en même temps, elle se souvient de la nudité d’Abdoulaye, de son ventre plat et de son membre long et elle a honte d’elle-même.


Le temps passe et elle ne dort pas. Soudain, dans le silence de la nuit, des hurlements se font entendre. Cela vient de l’étage. Ce sont des cris affreux, comme un homme qu’on torture. Geneviève se précipite dans l’escalier. La porte de la chambre des garçons est entrouverte. Elle pénètre dans la pièce, s’éclaire avec son téléphone. Les deux plus âgés, Moussa et Ousmane sont assis sur le bord de leur lit, hébétés. C’est Abdoulaye qui hurle, s’agitant comme un homme qui se noie, entortillé dans le drap.



Et sans attendre de réponse, elle s’approche du lit d’Abdoulaye, s’assoit sur le bord et pose sa main sur son épaule. La peau du jeune homme est brûlante. Tout d’abord, il ne réagit pas, mais quand elle le secoue légèrement, il ouvre des yeux affolés et ne semble rien comprendre à la situation.



Et elle quitte la pièce, troublée à nouveau parce que sa peau contre la peau de cet homme lui a rappelé d’autres souvenirs. Ce n’est pas l’image de Pierre qui est venue, curieusement, mais celle de son premier amant, il y a longtemps, un jeune berger qui s’était glissé dans sa tente après une fête de village, un été pendant les vacances. C’était la première fois qu’elle posait sa main sur la peau nue d’un homme et comme ce soir, elle avait eu l’impression que son amant avait la fièvre.




La neige



Quand Geneviève se lève le lendemain matin, après une nuit difficile, il fait à peine jour. Elle marche pieds nus dans sa cuisine, s’approche de la fenêtre pour constater qu’il neige, des millions de flocons blancs, si légers qu’ils tourbillonnent devant la maison sans parvenir à se poser. C’est la première neige, elle ne tiendra pas au sol. D’ailleurs, l’herbe de la pelouse absorbe l’humidité venue du ciel avec plaisir, on le voit bien, elle n’a jamais été aussi verte.


Tout à ses observations, Geneviève n’entend pas qu’Abdoulaye entre dans la pièce derrière elle. Il allait parler, mais il voit la neige qui tombe et il est subjugué. C’est la première fois qu’il en voit. Quand il était dans son village et qu’il lisait la littérature française, il rêvait de cet instant, quand il verrait la neige. Eh bien, ça y est, il la voit. Quelque part, malgré l’enfer du voyage, il a réussi et il ne peut s’empêcher d’être heureux.


Il est venu s’installer devant l’évier à côté de Geneviève et il regarde les flocons qui brillent dans le jour naissant avec un sourire enfantin. Son hôtesse est d’abord gênée parce qu’elle s’est levée comme si elle était seule dans la maison et elle est nue sous sa chemise de nuit. Mais le jeune homme ne regarde pas ses seins si visibles sous le tissu. C’est un gosse qui découvre la neige. Il est si jeune que Geneviève ne sait plus où elle en est. C’est en pensant à cet enfant qu’elle s’est caressée la nuit dernière ?


Abdoulaye finit par rompre le silence, sans se tourner vers elle :



Et comme Abdoulaye ouvre la bouche, elle le coupe :



C’est à ce moment que les deux autres hommes entrent dans la pièce. Ils sont plus âgés, c’est certain et leurs premiers regards sont dirigés malgré eux sur le corps de leur hôtesse. Ils saluent poliment Geneviève, mais la gêne est palpable et notre héroïne s’excuse avant de disparaître dans sa chambre pour s’habiller plus décemment. En fermant son soutien-gorge dans son dos, elle se dit qu’elle est encore une femme. Ces derniers temps, elle avait tendance à l’oublier.


La journée passe lentement, dans le calme de la neige. Le poêle ronronne, Ousmane s’est plongé dans les disques de Pierre et a déniché un album d’Ali Farka Toure que Geneviève l’autorise à passer. « African music ! » dit Ousmane pour expliquer sa demande. L’hôtesse s’est activée comme à son habitude. Elle a passé sa vie à tout faire pour que ses proches se sentent bien dans sa maison, son mari, ses enfants et maintenant ses invités surprise. Elle met au four une tarte aux pommes, elle cherche dans ses malles des bonnets et des moufles pour que les hommes puissent prendre l’air.


Au milieu de l’après-midi, quand le soleil sort timidement des nuages, les trois garçons sortent un moment dans le jardin, emmitouflés dans les vêtements prêtés. Ils sortent la langue pour que les flocons perdus viennent fondre dans leur bouche, rentrent du bois, se bousculent et se poursuivent un moment en riant, comme des enfants. Geneviève est restée sur le seuil et les regarde, attendrie. Elle demande à Pierre ce qu’il pense de la situation, mais il ne répond pas. Parfois, il lui parle encore, mais aujourd’hui il ne dit rien.


La soirée se passe autour du poêle, accompagnée par le vieux Farka Toure qui passe en boucle. Les anglophones ont trouvé un jeu de cartes et misent des jetons tandis que Geneviève et le jeune Abdoulaye échangent et se racontent. La Française parle de la perte de son mari, de la dernière année terrible, la douleur permanente, les semaines à l’hôpital et l’inéluctabilité de la mort. Le Camerounais raconte l’horreur en Lybie, comment il est resté caché pendant des mois dans une cave, ravitaillé par une vieille femme à qui il avait confié tout son argent avant d’être débusqué par une milice armée. Il a été battu, torturé pour finalement être abandonné nu et sans eau au milieu du désert. Il a cru mourir, mais Ousmane et Moussa sont apparus à ce moment-là pour lui sauver la vie. Il dit que c’est Dieu qui les a envoyés, puis il se reprend et dit que depuis cette aventure, il ne croit plus en Dieu. Un long silence ponctue son récit.


Geneviève pose sa main sur l’avant-bras du garçon.



Comme la veille, tout le monde se couche tôt. Il n’y a pas de lune, ce soir. Il est prévu qu’il neige toute la nuit. Geneviève ne dort pas, le sommeil la fuit depuis si longtemps. Elle écoute les bruits de la maison, une poutre qui craque, le frigo qui ronchonne, un loir qui rêve. Puis elle somnole, rêve d’une autre vie au bord de la mer. Et soudain, comme la nuit précédente, des cris, des hurlements. Alors, comme la nuit précédente, elle se précipite. Elle va pour prendre l’escalier quand elle se rappelle qu’Abdoulaye est juste là, dans la chambre à côté.


Sans lumière, elle entre dans la chambre, s’assoit sur le bord du lit et pose sa main sur l’épaule du jeune homme. Comme cela ne suffit pas à le calmer, elle le prend dans ses bras, posant sa tête sur sa poitrine, répétant doucement que tout va bien. Elle cherche juste à faire ce qui est bien, ce qui va l’aider. Abdoulaye ouvre les yeux et murmure des pardons à n’en plus finir, mais il ne bouge pas, il n’essaye pas de se dégager. La dame sent bon et son corps chaud est tout contre lui. C’est agréable et même plus qu’agréable, mais il ne met pas de mots sur ce qu’il ressent.


Geneviève sent aussi la chaleur de l’homme contre elle. Elle entend battre son cœur, c’est presque comme s’il battait en elle. C’est un cœur affolé qui cogne fort et elle sent aussi que le sien galope. La petite main de Geneviève glisse dans le noir. Toujours sans une pensée, sa main parcourt le torse glabre et le ventre creux. Toujours sans une pensée, elle atteint l’âme de l’homme et elle l’empoigne. Abdoulaye a les yeux ouverts dans le noir, il transpire et n’essaye pas de comprendre ni d’empêcher ce qui est en train de se passer.


La main de Geneviève est sèche et active et bientôt un liquide chaud la recouvre. Sans pensée aucune, elle reste immobile et silencieuse. Elle écoute leurs cœurs réunis qui battent si fort. Puis,



Elle n’est plus contre lui. Il entend craquer le plancher puis plus rien. Quelque part, au loin, un hibou part en chasse.




Jour blanc



Quand Geneviève se lève le lendemain matin, elle est déjà habillée, pantalon de laine, pull-over. Elle n’est pas très assurée en entrant dans la cuisine, mais c’est Moussa qui est là, dans le jour naissant, à regarder par la fenêtre. La neige est tombée toute la nuit et recouvre le paysage d’un tapis d’une blancheur étincelante. Le ciel est blanc lui aussi et seuls les troncs des pins émergent de ce monochrome.



Le petit déjeuner est joyeux. Les garçons engouffrent tout ce que leur hôtesse leur présente, des œufs, des pancakes et même le lard grillé, bien qu’elle ait pris soin de les prévenir. Après toutes leurs épreuves, ils ne sont plus tellement musulmans, juste heureux d’être en vie. Abdoulaye ne semble pas gêné par leur aventure nocturne. Simplement, à un moment, son regard a croisé celui de Geneviève et ils se sont compris : si on n’en parle jamais, ce n’est pas arrivé.


Dans l’après-midi, ils font une grande promenade dans la neige. Geneviève leur montre le chalet de son plus proche voisin, une grande ferme rénovée à la cheminée qui fume. Elle est suffisamment loin le long de la route, après un pont où un torrent furieux charrie des morceaux de glace.



Comme la veille, la soirée est calme. Ousmane et Moussa jouent aux cartes et Abdoulaye se livre un peu plus. Quand ils ont atteint la côte libyenne en sortant du désert, il n’avait plus d’argent, mais ses deux compagnons avaient encore un petit pécule et c’est eux qui ont payé un passeur pour la traversée de la Méditerranée. Ils se sont retrouvés avec une cinquantaine d’autres personnes sur un grand bateau gonflable au moteur poussif.


Ils ont passé une nuit en mer, grelottant de froid, c’était au début du printemps, et ils espéraient voir les côtes italiennes au lever du jour. Mais ils étaient toujours en pleine mer et le moteur est tombé en panne à ce moment-là. Ils avaient un peu d’eau, mais aucun vivre. La mer était plus déserte que le désert. Une journée, puis une nouvelle nuit sont passées. Le jour suivant, il ne restait presque plus d’eau et avec quelques-uns, ils ont décidé de garder la dernière gourde pour les trois enfants qui étaient à bord. Cela ne fut pas facile, car un sale type voulait boire à tout prix et mettre les enfants par-dessus bord.


Un avion les a survolés, mais ils ont eu beau gesticuler, ils n’ont pas eu l’impression qu’on les avait vus. Pendant la nuit, la troisième, une femme est tombée à l’eau et personne n’a sauté pour essayer de la sauver. Elle a coulé très vite dans le noir et après, personne n’osait en parler. Finalement, le quatrième jour, l’Océan Viking, qui est le bateau d’une association qui tente de sauver les migrants en mer, est apparu à l’horizon. On les a aidés à monter à bord et on les a conduits en Italie.


Aucun d’entre eux ne voulait rester en Italie, à cause de la langue et du racisme. Abdoulaye rêve depuis le début d’étudier à la Sorbonne et ses compagnons espèrent aller à Londres. C’est pourquoi ils ont tenté de traverser les Alpes. Ils ne se rendaient pas compte que les montagnes sont aussi hautes, ici en Europe.


Chacun retrouve sa chambre et comme les soirs précédents, Geneviève écoute les bruits de la maison. Mais très vite, elle entend craquer le parquet dans la chambre voisine, des bruits de pas dans le couloir. Dans l’obscurité, sa porte s’ouvre et une silhouette pénètre dans sa chambre.



Le jeune homme ne répond pas. Il se glisse sous la couette. Geneviève n’a pas le temps de réagir que déjà le visage d’Abdoulaye est au niveau de son ventre. Il est chaud et elle sent son souffle sur sa peau. Elle voudrait protester et parler de malentendu, mais elle n’en a pas la force. Elle succombe et lui laisse écarter ses cuisses pour y fourrer son museau, écarter ses lèvres pour y fourrer sa langue. Le plaisir et la honte sont aussi intenses l’un que l’autre. Heureusement, elle a pris une douche juste avant de se coucher. Lorsque c’est si bon que cela devient insupportable, elle serre le visage de l’homme entre ses cuisses de toutes ses forces et elle gémit comme une bête blessée, ne pouvant pas s’en empêcher, mais se demandant si on l’entend depuis l’étage.


Ensuite, les deux amants restent un long moment immobiles et silencieux, reprenant leur respiration.



Abdoulaye ne regrette rien. C’est ce qu’il voulait, lui aussi, mais il n’aurait pas osé le demander. Ils font l’amour. Cela dure longtemps. C’est un peu bruyant à un moment donné quand les coups de reins du jeune garçon secouent toute la structure du lit, mais dans l’ensemble, ils ont agi assez discrètement et sans allumer la lumière. Ils s’endorment épuisés, dans les bras l’un de l’autre. Le hibou est toujours dans les parages. Avec la neige, la chasse est difficile.




La violence est le contraire de l’amour



Quand Geneviève ouvre les yeux, elle ne comprend pas ce qui se passe pendant quelques instants. Ce n’est pas Pierre qui dort tout contre elle et le bras posé sur son sein est noir. Et puis tout revient. Elle s’étire en se rappelant le plaisir qu’elle a pris pendant la nuit, se demande si elle doit avoir honte. Elle demande à Pierre s’il est jaloux, mais il lui dit qu’elle a bien fait, qu’elle est très belle ce matin. Il ajoute toutefois que cela ne peut pas durer. Il espère qu’elle s’en rend compte.


Bien sûr, bien sûr, maugrée-t-elle, et elle se lève rapidement en faisant attention de ne pas réveiller le jeune Camerounais. Elle arrive dans la cuisine alors que le soleil se lève, rasant la crête de la montagne. Moussa est sur le canapé. Il porte un vieux pyjama de Pierre et des lunettes de soleil. Il s’étire comme un chat. Geneviève ne peut s’empêcher de rire.



Cela ramène Geneviève à la réalité. Oui, ils peuvent partir. Le chasse-neige est passé et la neige commence déjà à fondre. Ce n’est que le premier assaut de l’hiver, mais c’est encore l’automne. Cet après-midi, elle les conduira au Refuge, le local d’une association d’aide aux migrants. Et ensuite, eh bien, il ne restera plus qu’à se dire adieu. Oh, elle aurait bien voulu garder pour elle cet homme qui fait si bien l’amour, mais elle sait que Pierre a raison : cela ne peut pas durer.


Les trois jeunes gens préparent leurs affaires, le peu qu’ils avaient et tout ce qu’elle leur donne. Abdoulaye a l’air horriblement triste. Ousmane le secoue un peu pour le faire sourire, mais cela ne fonctionne pas vraiment.



Geneviève sourit. Elle n’y croit pas, évidemment. Elle a suffisamment vécu. Pourtant, elle ne sait pas ce qui l’attend dans l’heure qui vient.


Un peu plus tard, sous un soleil éclatant qui pénètre par les grandes baies vitrées du chalet, ils se réunissent au salon pour écouter une dernière fois le disque de blues malien. Pierre aimait particulièrement cette musique et Geneviève est touchée. C’est comme s’il avait prévu ce qui allait arriver, comme s’il avait acheté ce disque pour ce moment particulier, après sa disparition.


Elle pleure. Les garçons essayent de ne pas la regarder et Abdoulaye a l’air de plus en plus malheureux. C’est à ce moment, justement à ce moment, qu’on entend des cris au-dehors. Des gens hurlent des slogans devant chez elle. Ils tournent tous la tête et effectivement, devant le portail qui reste toujours ouvert, ils voient une dizaine de silhouettes qui vocifèrent et lèvent le poing.


Ce sont de jeunes hommes habillés en montagnards, au crâne rasé pour ceux qui n’ont pas de bonnet. Deux d’entre eux tiennent une banderole imprimée avec le texte : « Les migrants dehors ! ». En écoutant mieux, on entend qu’ils scandent : « On est chez nous ! Les étrangers, on n’en veut pas ! ». Il y en a même trois qui font le salut nazi, bras et main tendus devant eux.


Geneviève se met à trembler, de peur, de rage. Si Pierre était là, bien sûr. Les garçons sont inquiets et silencieux. Mais ils ont l’habitude des épreuves difficiles.



Mais au moment où elle prononce ces paroles, elle remarque un homme un peu à l’écart du groupe des manifestants et celui-ci, elle le connaît. Il s’agit de Thomas, le fils du maire, un jeune boutonneux, déscolarisé et mal dans sa peau. Voilà pourquoi les identitaires sont devant sa porte. Ils ont été dénoncés par ce moins que rien.


Cette fois, Geneviève ne prend pas la peine de réfléchir, la colère est plus forte que tout. Elle sort en trombe de la maison. À peine si elle prend le temps de dire à ses invités de bien rester à l’intérieur. Elle marche vers le portail à grands pas décidés. Aussitôt, elle est ciblée par les insultes des militants.


« Salope ! » « Vieille pute ! » « Va baiser tes nègres ! » C’est un concours d’ordures, mais Geneviève ne les entend pas. Sa cible, c’est ce merdeux de Thomas. Il allait à l’école avec son fils et souvent, c’est elle qui le ramenait chez lui en voiture.



La mère de Geneviève et la grand-mère de Thomas étaient voisines et amies. Pendant la guerre, elles conduisaient des juifs et des résistants à travers les montagnes.



Et il se précipite vers elle, la main levée. Que voulait-il faire ? La frapper ? Lui faire peur ? Nous ne le saurons jamais, car Abdoulaye qui observait la situation depuis la maison se rue sur Thomas en hurlant et avant que celui-ci arrive au contact de Geneviève, il le bouscule et le fait tomber dans la neige.


Un noir qui met un blanc au sol, c’est une provocation majeure pour les jeunes demeurés qui sont là. Ils n’hésitent pas, sortent les tasers, les poings américains et les matraques de leurs poches et vont au combat. Abdoulaye tente de se défendre, mais face au nombre, il ne peut pas grand-chose. Il est jeté à terre à son tour, frappé à coups de pied et de matraque. Geneviève a beau hurler, personne ne prend garde à elle. Les gendarmes finissent par arriver, appelés par on ne sait qui, mais trop tard pour Abdoulaye qui gît inconscient dans la neige. Un filet rouge sort de son oreille visible et alimente une petite flaque qui tache la blancheur du sol.




Un an après



Geneviève vit en ville maintenant, dans un petit appartement près de chez sa fille. Elle a vendu le gros chalet familial. C’était devenu insupportable de vivre là où tant de drames l’avaient frappée. Suite à la rixe, Abdoulaye a été transporté dans le coma à l’hôpital. Il est mort deux jours plus tard sans avoir repris connaissance. Ses assassins ont été mis en examen, mais le procès est encore loin et en attendant, ils sont libres. Ousmane et Moussa ont disparu dans la jungle du monde. Quand Geneviève lit que des migrants se sont noyés en tentant de traverser la Manche, elle pense toujours à eux.


Le jour de la mort d’Abdoulaye, quand elle a fini par regagner sa chambre, elle a trouvé un petit mot posé sur sa table de chevet :


Je pars, mais tu seras toujours mon amie. Quand je serai un grand savant, je viendrai te chercher et je t’emmènerai dans mon pays. Abdou


Et le jeune homme avait dessiné un cœur à côté de son prénom.