n° 22728 | Fiche technique | 9425 caractères | 9425 1690 Temps de lecture estimé : 7 mn |
31/10/24 |
Résumé: Si la nature nous parlait, saurions nous comprendre ses messages ? | ||||
Critères: #merveilleux #sorcellerie | ||||
Auteur : Bullitt Envoi mini-message |
Collection : Halloween |
Les grands jouaient au tennis sur le court installé en contrebas du château quand il est arrivé en courant :
Lui, c’était le chef des scouts que mes parents avaient autorisés à camper au bord de la rivière. Ils les avaient prévenus qu’il était dangereux de s’y baigner car malgré sa faible profondeur en été, elle cachait de redoutables trous d’eau envahis de branchages dont il était très difficile de se dégager lorsqu’on tombait dedans.
Les grands se précipitèrent alors à sa suite pour tenter de retrouver l’enfant tandis que ma mère me prit par la main avec mon frère pour nous ramener dans notre chambre, avec interdiction d’en sortir jusqu’à nouvel ordre.
Naturellement, à sept ans, ma curiosité était plus forte que tout et lorsque j’entendis du remue-ménage et le brouhaha des grands, revenant de la rivière, je ne pus m’empêcher de me faufiler de pièce en pièce afin de tenter de les apercevoir.
Je compris rapidement qu’ils avaient retrouvé le corps, mais trop tard, et que quelqu’un était parti prévenir la famille qui habitait dans un village voisin.
Je regagnai ma chambre par les mêmes chemins détournés et repris nos jeux avec mon frère, tous sens aux aguets afin de ne pas manquer la suite des événements.
Les hurlements de douleur du père traversant la maison au pas de course vers la chambre à l’étage où avait été placée la dépouille de son fils me transpercèrent les oreilles. Je parvins à me glisser dans le salon et à me dissimuler derrière un canapé pour ne rien manquer de la suite.
Un pas lourd et une démarche lente m’annoncèrent son arrivée sur le palier puis sa descente de l’escalier d’honneur que nous montions habituellement à quatre de front en courant.
Portant son fils dans les bras, les joues dégoulinant de larmes, il me parut à la fois imposant par sa douleur et minuscule par le poids de son chagrin au milieu de cet escalier dont la masse et la grandeur semblaient vouloir l’écraser dans son malheur.
— -oOo--
Ça y est, je suis enfin chez moi. Mon frère voulait absolument vendre la maison familiale, mais j’ai réussi à racheter sa part. Mes parents vont pouvoir reposer en paix, je suis parvenue à exécuter leur souhait de conserver La Bastide, dans laquelle ils avaient passé leur première nuit de noce, pour la transmettre à leur petit fils.
J’en profite pour m’approprier ces lieux que je connais pourtant par cœur. Je passe d’une pièce à l’autre, j’ouvre un placard, je tire un tiroir… Dans un secrétaire, je tombe sur une pile de lettres adressées par ma mère à mon père. Elles s’étendent des années quarante au milieu des années cinquante, à une époque où les téléphones étaient rares et les communications hors de prix.
À cette époque-là, quand il n’y avait rien d’urgent, on s’écrivait… Bien plus tard encore, quand on partait en voyage, on appelait, on laissait sonner deux fois et on raccrochait. Cela voulait dire qu’on était bien arrivés et évitait d’avoir à payer une communication…
Ces lettres me permettent de retrouver ces morceaux d’histoire. La petite histoire, celle de ma famille. Une de ces lettres parle de ce petit noyé. J’avais complètement oublié cet événement.
Quand quelqu’un voulait aller se baigner dans la rivière, on lui parlait d’enfants noyés, et moi la première, mais j’avais complètement oublié cet épisode. Tous les détails me reviennent immédiatement en mémoire. Il faudra que j’en parle à mon fils la prochaine fois que je l’aurai au téléphone.
— -oOo--
C’est bizarre ces portes qui tapent. Aurais-je oublié de fermer une fenêtre ?
Je me retourne dans mon lit et regarde l’heure : deux heures vingt. Je vais essayer de me rendormir car je sais que si je me lève, le temps de faire le tour de la maison, je serai complètement réveillée.
Dans mon demi-sommeil, il me semble apercevoir une lueur dans le couloir. Cela veut dire que la porte de ma chambre est ouverte alors que je me souviens très bien l’avoir fermée en allant me coucher. Pas grave, je verrai cela demain.
Je me réveille brutalement. Un homme est penché sur moi. Son regard bienveillant que j’aperçois grâce à la lueur qui vient du couloir me rassure à peine.
Je sursaute, me tourne, mon réveil affiche trois heures dix. Je me retourne vers l’homme, mais il a disparu et la porte de ma chambre est fermée.
Inutile d’essayer de me rendormir. Je fouille ma mémoire. Cet homme me rappelle confusément quelqu’un, mais qui ? Qui est son fils sur lequel je suis censée veiller ? Quel lien avec ma mère ?
Il faut vraiment que j’en parle avec mon fils. Il est le seul à qui je puisse parler de ces choses-là sans qu’il me prenne pour une folle, en tout cas, il fait semblant !
— -oOo--
Cette nuit, j’ai dormi avec mon petitou, mon petit fils. C’est un amour du haut de ses trois ans. Il est curieux de tout et adore être à La Bastide avec moi.
Son père me l’a laissé pour quelques jours et il m’a demandé avec sa petite voix :
Comment résister ?
Au milieu du petit-déjeuner, d’un coup, sans que rien ne l’ait annoncé, il me scotche sur place :
Cette fois, il faut vraiment que j’en parle à mon fils.
— -oOo--
Ce vieux chalet est presqu’une ruine, mais il dégage quelque chose d’indéfinissable qui m’attire. Je sais que c’est une folie car il y a de gros travaux à prévoir, sans parler du jardin qui est une véritable jungle.
Mais il n’est pas cher, à peine le prix du terrain. Avec ma femme, sur le chemin du retour, nous listons tout ce qu’il faudra faire comme travaux pour le rendre confortable, mais qu’à cela ne tienne, c’est décidé, nous allons l’acheter.
La première chose à faire, nettoyer le jardin. Je m’y attelle par un froid matin d’un dimanche d’octobre. Je coupe branche après branche pour dégager un passage et rendre l’endroit assez sûr pour que ma fille et mon fils puisse y jouer sans risque de se blesser.
D’un seul coup, une branche qui était à terre se redresse comme un ressort. Je la prends en pleine figure. A moitié assommé, je remonte à la maison avec du sang plein la bouche. La tête de ma femme quand j’enlève la main de mon visage n’augure rien de bon. Direction l’hôpital d’où je ressortirai avec sept points de suture à la lèvre qui était complètement déchiquetée. D’après le médecin, j’ai eu de la chance.
Deux semaines de potages à la paille me laisseront largement le temps de réfléchir à « ma chance » … D’un autre côté, plus besoin de se déguiser pour Halloween, il faut savoir regarder le bon côté des choses !
Quant au jardin, c’est un professionnel qui va s’en charger. Il va tout couper sauf un cerisier qui me rappelle notre vallée ardéchoise couverte de ces fleurs rose à chaque vacance de pâques, un magnolia que ma femme veut absolument garder bien que ce soit une de ses branches qui m’ait défiguré, et un immense noyer qui nous couvre de noix bio à chaque automne.
Il n’empêche que ce chalet passe son temps à nous faire des misères. Comme s’il voulait nous faire passer un message, nous faire comprendre quelque chose. Chaque fois que j’essaye d’entreprendre des travaux, il y a un truc qui foire. Mais on ne peut pas rester comme cela. Lorsque la bise souffle, il grince de tous côtés, le vent s’infiltre à travers les poutres et des courants d’air glacés sortent des murs et des plafonds jusqu’au milieu du couloir au cœur de la maison. Tout ce que je peux faire est de la rafistoler avec du scotch d’emballage, mais l’air glacé trouve alors un autre chemin.
— -oOo--
Ce soir, ma mère m’a appelé pour me parler de ce qui se passe à La Bastide depuis qu’elle l’a rachetée à son frère.
Je lui raconte mes déboires avec mon chalet. On reparle de l’accident avec la branche d’arbre, elle me lit la lettre de sa mère et me fait le récit de cette journée. La partie de tennis, l’irruption du chef scout, sa mère qui pestait parce qu’elle attendait des invités et que tout cela perturbait son organisation…
Et si l’homme qui se promène la nuit dans La Bastide était le père du petit noyé ?
Mais pourquoi ma mère veillerait sur lui qui est décédé il y a plus de cinquante ans ?
Je me couche la tête pleine de questions…
— -oOo--
Nous pataugeons dans la rivière. L’eau est fraiche, mais elle ne nous arrive qu’à mi-mollets. Je décide de m’éloigner un peu pour trouver un endroit un peu plus profond. D’un seul coup, le sol se dérobe sous mes pieds, je m’enfonce sous l’eau, j’agite mes bras pour remonter à la surface, mais je ne sais pas nager.
Des branches s’enroulent autour de mes jambes, je me débats, j’essaye de me dégager, mais je n’ai plus de souffle. J’ouvre la bouche, l’eau s’engouffre et tout devient noir.
Je me réveille en sursaut, trempé de sueur. Ce n’était qu’un cauchemar !
Par la fenêtre, je vois les branches du noyer qui semblent me saluer, bougeant doucement sous la lumière de la pleine lune.
Demain, c’est Halloween, j’irai accrocher quelques bougies et citrouilles illuminées à ses branches pour lui montrer à quel point je l’aime ce grand petit noyé…