n° 22790 | Fiche technique | 10496 caractères | 10496 1794 Temps de lecture estimé : 8 mn |
03/12/24 |
Résumé: Il y a cinq ans, jour pour jour, un terrible drame. | ||||
Critères: anniversai mélo | ||||
Auteur : Briard Envoi mini-message |
Projet de groupe : Noëlies |
Avez-vous déjà remarqué qu’il existe un moment, souvent court, où les quatre feux d’un carrefour sont tous au rouge ?
Il peut s’en passer des choses pendant ce bref laps de temps.
Il y a cinq ans, jour pour jour, le mari de Lila était terriblement pressé. Au cœur du mois de décembre, sa femme allait accoucher de leur premier bébé, un garçon. Surchargé de travail en cette période de fin d’année, il craignait d’arriver après l’accouchement, ce qu’il ne se pardonnerait jamais.
Il avait déjà grillé plusieurs Stops, alors, pourquoi pas le feu rouge du grand croisement du CHU et de la maternité.
Au même moment, l’épouse de Jasmin n’arrêtait pas de presser le chauffeur du taxi qui l’emmenait à son premier accouchement. Elle s’y était prise au dernier moment et avait peur d’accoucher dans le véhicule. Elle tapait sans arrêt sur l’appui-tête du conducteur, le pressant d’accélérer sans cesse. L’homme voyant le feu du dernier croisement avant la maternité passer à l’orange se dit qu’il aurait certainement le temps de passer avant que les feux croisés ne passent au vert.
Le choc fut terrible. Les deux voitures s’encastrèrent l’une dans l’autre.
La passagère du taxi fut projetée sur la portière arrière opposée, qui s’ouvrit sous le choc, sa tête heurta violemment. L’encadrement, provoquant le coup du lapin, la tuant instantanément.
Le conducteur de l’autre véhicule, compressé entre le siège et le volant, mourut sur le coup.
Lila accoucha seule et n’apprit la mort de son mari que le lendemain matin. Le personnel infirmier avait pris la décision de lui taire l’information le temps qu’elle récupère de l’effort qu’elle avait produit. Épuisée, la jeune femme s’était endormie, son bébé encore sur son ventre.
Jasmin attendit longtemps à la maternité avant qu’un policier vienne le trouver et l’emmène à la morgue reconnaître le corps de son épouse. Effondré, il tomba à genoux et pleura longtemps cet effroyable malheur si soudain.
Lila rentra chez elle avec son nouveau-né une semaine après le drame. La gynéco de la maternité lui avait administré un traitement de cheval et elle errait dans son appartement entre deux biberons. Assommée de médicament, elle ne réalisait pas encore vraiment la détresse dans laquelle la mort de son époux la plongeait. Sa mère était venue l’aider et s’occupait du ménage et des courses. Son médecin de famille lui avait prescrit un arrêt de travail de quatre semaines et prolongé le traitement médicamenteux prescrit par la gynéco.
Jasmin s’isola des siens. Il ne voulut voir ni ses parents ni ses frères et sœurs. Il refusa le repos que lui conseillait son docteur et se noya dans le travail. Il accepta une mission de six mois à l’étranger et y passa ses soirées et ses nuits enfermé dans sa chambre d’hôtel.
Les deux enterrements eurent lieu le même jour, mais, pour ne pas incommoder les deux familles, ils ne se déroulèrent pas aux mêmes heures.
Huit mois après avoir repris son emploi, Lila rata une opportunité de promotion qu’une collègue lui faucha sous le nez. « Pas assez motivée » avait été le dur constat de son recruteur. Elle vivait en boucle la journée de son accouchement et du décès tragique de son mari. Elle avait perdu son « peps », sa jovialité et son entrain au travail. Incapable de surmonter son chagrin, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même.
Jasmin rentra en métropole et reprit son quotidien. Ses collègues le trouvaient changé, presque éteint. Loin, en tout cas, du cadre dynamique et entreprenant qu’il était avant le drame qui avait fait éclater sa vie en mille morceaux. Ses proches se désespéraient de le voir décliner de semaine en semaine et tentaient tout pour l’aider à surmonter cette terrible épreuve.
L’année des trois ans de son fils, Lila l’inscrivit à la crèche. Elle avait voulu attendre avant de sauter le pas, espérant que la charge éducative de son enfant la lesterait quelque peu de ce poids perpétuel qu’elle avait dans la poitrine. Convaincue que son enfant devait se sociabiliser et fréquenter des petits de son âge, elle prit l’habitude de le déposer le matin et de le récupérer le soir, utilisant le court voyage vers la garderie pour parler avec lui. Elle se confiait comme si l’oreille distraite de son enfant était celle d’un psychothérapeute. Avec un espoir, certes ténu, elle pensait s’autoanalyser et chasser ses démons.
La famille et les amis de Jasmin lui offrirent un aquarium. Pas un petit, non, un gigantesque de mille litres, à l’eau de mer, avec un verre de vingt millimètres et un système de double décantation assurant la stabilité du volume et de la salinité de l’eau. Fini la télé. Désormais, il regardait ses poissons. Il en avait acheté plus d’une centaine et les regardait déambuler entre les plantes marines et les objets déposés dans le fond. Il leur parlait pendant des heures, leur racontait sa vie, sa peine, sa solitude aussi.
Au retour du dépôt de son fils à la crèche, Lila s’arrêtait régulièrement au cimetière. Elle fleurissait la tombe de son époux et restait quelques minutes à lui parler de son quotidien. Elle avait tenté, une fois où elle était très en avance pour son travail, de lui parler du manque que son tragique départ avait créé en elle, mais ses forces l’avaient abandonnée et elle était tombée à genoux. Par bonheur, le gardien du cimetière travaillant à proximité la vit et se précipita pour lui venir en aide. Il l’aida à se relever et l’emmena dans sa loge où il lui offrit du thé. La compassion du vieille-homme et son regard plein d’humanité mirent Lila en confiance et elle se confessa à lui. Elle parla deux heures entières de son amour perdu et la terrible tragédie qui l’avait anéantie. Apaisée et rassérénée, elle quitta le gardien après l’avoir chaleureusement remercié.
Au détour d’un énième passage chez le pisciculteur pour acheter quelques rares spécimens alvins, Jasmin fit une halte au cimetière et, comme il en avait pris l’habitude depuis quelque temps, il présenta ses nouveaux pensionnaires au portrait de son épouse trônant sur sa tombe. À genoux, tenant le fragile sac en plastique transparent et le montrant au portrait de sa femme, il entendit marcher quelqu’un dans sa direction. Il se retourna en séchant d’un revers de main les larmes qui coulaient sur ses joues. Il découvrit un vieillard à la longue barbe blanche au regard amical et aux yeux bleu azur d’une extraordinaire douceur. L’homme, gardien des lieux, se présenta à lui et lui proposa de venir partager un thé avec lui dans sa loge. Là, Jasmin s’épancha sur la détresse dans laquelle son veuvage l’avait plongé et l’inévitable déréliction qu’il connaissait depuis le maudit jour où son amour avait, à jamais, disparu.
Pour Lila, les rendez-vous avec le gardien du cimetière étaient devenus une sorte de dépuratif cérébral. Elle s’épanchait sans aucune retenue et en sortait apaisée et incroyablement détendue. Ce papi au regard affectueux et pénétrant était désormais son confident. Il savait la faire parler et elle s’étonnait souvent, après coup, de l’incroyable faculté du vieil homme de la mettre en confiance et de lui soutirer toutes ces confidences.
Avec une régularité de métronome, Jasmin visitait la tombe de son épouse puis frappait au carreau de la porte en verre de la loge du gardien. Pendant parfois plus d’une heure, tout en sirotant un thé à la fleur de lotus, il se libérait du si lourd poids de sa peine et de sa vie de solitude. Avec peu de mots, l’homme aux cheveux et à la barbe blanche savait le faire se confesser. Il rentrait chez lui consolé et soulagé.
Le jour du cinquième anniversaire de la mort de son mari, Lila se présenta au gardien avec son fils. À L’approche des fêtes de Noël, l’école était en grève et elle avait dû poser un jour de congé. Le vieil homme, occupé à garnir le sapin de la loge, lui proposa de garder l’enfant le temps qu’elle visite la tombe et elle accepta volontiers.
Ce même jour, Jasmin arriva au cimetière à une heure inhabituelle. Le gardien l’avait informé que des travaux étaient en cours près de la tombe de sa femme et qu’il lui serait profitable de venir plus tôt.
Lila venait de retirer le bouquet de la semaine passée et s’apprêtait à déposer celui acheté le matin même lorsqu’elle vit Jasmin arriver. Elle se rappela l’avoir déjà vu au commissariat le jour de l’accident et croisé une ou deux fois sortant du cimetière alors qu’elle y entrait.
Jasmin vit Lila accroupie au-dessus de la tombe voisine de celle de son épouse et la reconnut immédiatement. Timidement, il lui tendit la main avec un triste sourire.
Lila se releva et serra la main de Jasmin. En découvrant le prénom de l’homme, elle ne put s’empêcher de rire aux éclats et de lui dire le sien. Il parut tout d’abord étonné, puis rit franchement lui aussi.
Jasmin posa son bouquet et en oublia d’enlever le précédent. Il détaillait la femme qui venait de le saluer. Bien qu’elle eût un regard triste, il la trouva très jolie.
Après être allée jeter le vieux bouquet, Lila prit un instant pour observer l’homme à qui elle venait de se présenter. Il avait un visage doux et attendrissant, et, elle s’étonnait de l’avoir remarqué, une voix au timbre tout à fait charmant.
Jasmin remarqua que la jeune femme était quasiment aussi grande que lui et trouva qu’il émanait d’elle une incroyable féminité.
Lila le trouva élégant et vêtu de façon distinguée.
Jasmin alla jeter l’ancien bouquet et, se retournant, il la vit commencer à partir.
Lila fit quelques pas, puis se retourna. Elle dit à Jasmin qu’elle devait aller prendre son fils qui l’attendait dans la loge du gardien.
Jasmin la rattrapa et lui avoua qu’il avait l’habitude d’aller discuter avec le vieil homme et qu’il allait l’accompagner, si elle n’y voyait aucun inconvénient.
Ils trouvèrent le petit garçon attablé devant un chocolat, quelques brioches et le traditionnel pain d’épices de Noël. Le gardien leur dit sa contrariété de laisser partir l’enfant avant qu’il n’ait fini son goûter. Il leur avoua être en rupture de stock de thé, mais qu’ils pourraient en déguster un vraiment délicieux au café en face de l’entrée du cimetière et qu’il se chargerait de ramener l’enfant à sa maman au plus vite.
Lila et Jasmin acceptèrent et partirent, côte à côte, en direction de la sortie.
L’enfant sortit et s’approcha du gardien. Celui-ci, en regardant Lila et Jasmin s’éloigner, lui demanda :
Le vieil homme tourna son visage vers l’enfant et sourit malicieusement.