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n° 22800Fiche technique19501 caractères19501
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Temps de lecture estimé : 15 mn
07/12/24
Résumé:  Grande question métaphysique : le père Noël existe-t-il ?
Critères:  vacances amour mélo nostalgie
Auteur : Patrick Paris            Envoi mini-message

Projet de groupe : Noëlies
Le père Noël existe

Les feuilles commençaient à tomber. Ce n’était pas encore l’hiver, mais il faisait froid en cette fin d’année 1926, très froid. Quelques jours après la rentrée des classes, les rues du village ont gelé, tout était blanc.


Pour mon premier jour d’école, maman m’avait acheté un cartable et une belle trousse pleine de crayons de couleur. Fière avec la blouse qu’elle m’avait cousue et une paire de chaussures neuves, je serrais fort sa main quand elle m’a accompagnée. À la récréation, la maîtresse m’a grondée pour avoir fait des glissades dans la cour avec mes copines, dommage, c’était amusant. Je n’ai rien dit à maman quand elle est venue me chercher, la maîtresse non plus n’a rien dit. Elle est gentille, ma maîtresse.


Pour nous chauffer, on nous a distribué du bois à la fin des petites vacances, celles où maman va au cimetière derrière l’église porter des fleurs. On aurait pu avoir des boulets de charbon, mais on n’a pas de poêle, et puis la poussière salit les doigts et me fait éternuer. Je préfère regarder les flammes quand le bois brûle dans la cheminée.


L’avantage des vacances, c’est qu’on peut dormir plus longtemps. Ce matin, je n’avais pas besoin de me lever tôt, mais en me réveillant, je tremble encore des cris entendus cette nuit. Quand papa est rentré, il avait trop bu, comme tous les soirs. Je ne comprenais pas ce qu’il disait à maman, il criait. Il me fait toujours peur quand il crie. Après, j’ai entendu les cris de maman, comme à chaque fois qu’il lui tape dessus. Je me suis mise sous les couvertures, les mains sur les oreilles pour ne plus les entendre. Le silence revenu, j’ai eu du mal à me rendormir.


A six ans, Louison ne pouvait pas comprendre les problèmes des grands. Maman le lui avait dit plusieurs fois en se retenant de pleurer.

« Parce que ça pleure une maman ? » avait pensé Louison.


Avant de me recoucher, après être allé faire pipi, je regarde par la fenêtre de la chambre que je partage avec François, mon grand frère. Tout est calme, plongé dans un épais brouillard, je vois à peine le chemin de terre qui mène au petit-bois.


La porte d’entrée qui claque me fait sursauter. Des bruits de pas sur le gravier à peine recouverts de feuilles mortes, je vois maman une petite valise à la main. Elle part tôt au marché ce matin, mais pourquoi n’a-t-elle pas son cabas comme les autres jours, et pourquoi a-t-elle mis sa robe et son chapeau du dimanche pour aller en course ? Arrivée au portail, elle a l’habitude de se retourner pour me faire un petit signe de la main… Tiens, pourquoi ne se retourne-t-elle pas aujourd’hui ?


Elle est belle maman. Je la regarde s’enfoncer dans le brouillard qui rapidement la cache à ma vue.


Dans le lit à côté du mien, François dort encore. Comme tous les jours, il va se réveiller le dernier, à douze ans, quel feignant !

Et papa ? Il est dans sa chambre. J’entends d’ici ses ronflements.


Maintenant que je suis debout, j’ai plus sommeil. Je vais dans la cuisine, préparer notre chocolat et le café pour papa, une vraie petite femme, comme dirait maman.

Je secoue François pour qu’il vienne déjeuner avec moi, il râle pour le principe, mais il boit son bol avec un grand sourire. Il a des moustaches en chocolat, je dois aussi en avoir, ça nous fait rire.


Soudain, la porte s’ouvre, papa à l’air perdu, en nous regardant fixement, il se met à crier :



Devant mon air effrayé, il hurle plus fort :



Je ne sais pas quoi dire, je tremble comme chaque fois qu’il crie :



Il a compris, ce que moi, je ne comprends pas encore.


C’est François qui prend, sans raison, une gifle, puis deux, pourquoi ? Il n’a rien fait. Il tombe par terre et se cogne à la table, quelques gouttes de sang inondent son front. En colère, papa sort de la cuisine en claquant la porte, sans le regarder.


François pleure… Qu’il est douillet ! J’ai vu faire maman chaque fois que j’ai les genoux égratignés. Vite, je vais dans l’armoire à pharmacie. La bouteille avec la grande étiquette, un bout de coton, je nettoie le sang qui ne coule déjà plus. Faut lui faire un pansement, un gros morceau de gaze et deux bouts de sparadrap… Voilà, j’ai réussi. François me fait rire avec ce grand truc sur la figure, il se regarde dans la glace, et, vexé, s’en va en haussant les épaules.


Restée seule, j’ai envie de pleurer, sans savoir pourquoi, mais je suis grande maintenant, je ne pleurerai pas.



— --oOo---



Nous avons attendu maman toute la journée, elle n’est pas encore revenue de courses. Un jour, deux jours ; la semaine passe. Papa ne dit plus rien. À la fin des vacances, je ne vais pas à l’école, François non plus.


Le garde-manger et le placard aux provisions sont vides. Maman avait planté des légumes dans le jardin, mais tout a gelé. Je l’ai souvent accompagnée à l’épicerie du village, je sais où elle est. Peur d’y aller toute seule, je demande à François de venir avec moi, il m’aidera à porter les paquets.

La dame à la caisse nous accueille avec un grand sourire :



Sans lui répondre, je fais le tour de la boutique, suivie de François, le cabas de maman à la main. Je prends tout ce qui me semble utile pour faire la cuisine, des pommes de terre, des carottes, des œufs, du beurre, du lait, un gros pain, des paquets de pâtes et des boîtes de conserve. Sans oublier le chocolat en poudre, celui dans la boîte orange avec un cheval dessus, je choisis la grosse boîte. Comme si je ne le voyais pas, François glisse deux pommes dans le cabas, quel gourmand !


En arrivant devant la dame, je dois lui dire en baissant la tête :



Nous sommes repartis sans rien dire.


La dame était gentille, j’y suis retournée chaque fois qu’il ne restait plus rien dans la cuisine. Maman lui donnera les sous quand elle rentrera.


Papa grogne tous les jours, la soupe est trop chaude ou trop froide, y a plus de vin, le pain est dur. Il n’arrête pas de me gronder. Pourtant, je fais de mon mieux pour remplacer maman. C’est pas toujours facile, j’aimerais bien qu’elle rentre. Tous les jours, je guette à la fenêtre, espérant la voir. Rien, toujours rien.


Papa part tôt le matin pour aller au travail, il rentre tard et réclame à manger. Souvent, il a du mal à marcher droit, je sais qu’il passe au café en face de la mairie, voir ses amis, avant de rentrer à la maison. Il n’est jamais content. Toujours de mauvaise humeur, il me crie dessus, mais c’est François qui reçoit les coups.


Ce matin, depuis la fenêtre de ma chambre, j’aperçois le facteur. Je le vois souvent au village avec sa grosse sacoche, mais c’est la première fois qu’il vient jusqu’ici. Il dépose une lettre dans notre boîte dont la porte ne ferme plus depuis longtemps. Quatre à quatre, je descends dans la cour le cœur battant :



Je respire l’odeur de l’enveloppe, oui, c’est bien elle, c’est bien maman.


Je pose la lettre à côté de l’assiette de papa, il la verra en arrivant. J’ai hâte qu’il me lise ce que maman a écrit, certainement, elle me fait des grosses bises. Je vais devoir attendre. Ah, si je savais lire !


En voyant la lettre, je pensais que papa serait content, qu’il allait l’ouvrir avec le couteau de cuisine, le petit couteau pointu, et qu’il me dirait quand maman allait revenir. Je ne saurais jamais ; sans l’ouvrir, de rage, il la jette dans le feu. Pourquoi ? Je ne comprendrais jamais les grandes personnes.


Cette fois, en serrant les poings, je ne peux m’empêcher de verser quelques larmes. Maman !



— --oOo---



Avec maman, nous devions commencer à préparer Noël pendant les vacances, elle nous l’avait promis. Avant d’acheter le sapin, il fallait remonter de la cave la boîte de guirlandes et les boules pour le décorer. J’aime ces préparatifs qui durent longtemps, comme ça, le père Noël voit que je pense à lui, que je suis sage, il m’apportera encore plus de cadeaux.


Il faut d’abord lui envoyer notre lettre. François doit écrire toute une page, il n’est pas content, je dois insister, sinon le père Noël va nous oublier. La liste des jouets est longue, mais ce qui me ferait le plus plaisir, c’est que maman revienne. Je plie bien la lettre et la mets dans notre boîte, devant la maison. Deux jours après, elle n’est plus là, le père Noël avait dû passer la prendre.


François doit maintenant aller chercher la grande boîte. J’ai envie de passer ma main dans les guirlandes, c’est doux, elles brillent, et de trier les boules par couleur. Il y en a même une en forme de père Noël.

Quand papa nous voit, il se met en colère :



Je le regarde sans comprendre.

Il fonce sur nous, et jette le carton par terre. Toutes les boules sont cassées, même la belle étoile que maman posait tout en haut de l’arbre. Toutes cassées, sauf une, que je cache sous mon oreiller pendant que François court se cacher dans le jardin !



Quelques jours plus tard, depuis mon poste d’observation, je vois arriver des messieurs l’air sérieux. C’est qui ? Je me cache derrière les rideaux pour qu’ils ne me voient pas :



Pas de réponse. Bien sûr, maman n’est toujours pas revenue de courses, mais ils ne le savent pas.



Papa n’est pas rentré ce soir-là.


La dame de l’épicerie m’a dit qu’il n’y avait pas beaucoup de monde à l’église, et que, maintenant, papa était là où il y a toutes les croix. Je n’ai pas bien compris.


Le soir, François m’explique que papa dort pour toujours. À la tombée de la nuit, il m’emmène derrière l’église pour me montrer. Il me tient par la main, j’ai peur au milieu de toutes les tombes. Sur une croix, il lit « Joseph Michaud, 10 novembre 1926 ». Papa dort là, mais il ne ronfle plus. C’est à ce moment-là que je réalise qu’il est mort, même pas triste. Si j’avais pu choisir mon papa, ce n’est pas celui-là que j’aurais choisi.


Maintenant, nous voilà seuls. Nous nous serrons l’un contre l’autre, sans pleurer.



— --oOo---



Un jour, deux dames bien habillées sont venues à la maison, elles ont tapé sur la porte en nous appelant :



Elles avaient l’air gentilles, mais maman nous a toujours dit de ne pas ouvrir à des inconnus. Nous nous sommes cachés sous notre lit en tremblant :



Et elles sont parties.


Fallait pas nous faire voir, je n’osais plus aller à l’épicerie ; comment allions-nous manger ? François est sorti à la tombée de la nuit, il a trouvé des œufs dans le poulailler du voisin, j’ai pu faire une grosse omelette.


Le lendemain, les dames sont revenues avec deux gendarmes. Ils ont tambouriné longtemps sur la porte, nous appelant d’une grosse voix :



J’ai murmuré à François :



Nous sommes sortis par-derrière pendant qu’ils entraient par la porte restée ouverte :



Nous nous sommes faufilés dans le jardin, pour monter dans l’arbre qui nous sert de terrain de jeux. Ils étaient dans la maison. Je les voyais par la fenêtre, dans la salle du bas, dans la chambre de papa et maman, dans notre chambre. Ils ont fait le tour du jardin, nous osions à peine respirer. Ils n’étaient pas contents de ne pas nous trouver :



Ça nous faisait rire. Je regardais François un doigt sur la bouche :



Un gendarme s’est adressé aux deux dames avec sa grosse voix :



Ouf ! Une fois partis, nous sommes descendus de notre arbre. J’ai eu peur qu’ils nous voient quand ils étaient dans le jardin, François m’a rassuré :



Les gendarmes et les dames sont revenus plusieurs fois. Nous les guettions à la fenêtre, et partions nous cacher dans notre arbre dès qu’ils arrivaient.

Un gendarme a dit aux dames :




— --oOo---



Quelques jours plus tard, encore dans mon lit, j’ai entendu des bruits de pas sur le gravier, je me suis levée d’un bond, « Maman ? ».


Par la fenêtre, j’ai distingué une ombre qui s’enfonçait dans le bois, ce n’était pas maman, elle n’avait pas sa belle robe. Je suis descendue rapidement, et j’ai découvert devant la porte un cabas plein de bonnes choses, il y avait même deux pommes et une tablette de chocolat. Sûrement une bonne fée envoyée par le père Noël.


La voix de François me tira de ma rêverie :




— --oOo---



Petit à petit, j’ai appris à faire la cuisine, essayant de me souvenir de ce que faisait maman. François mange tout sans se plaindre, pourtant, moi, je n’ai jamais aimé les pâtes qui collent.


Nous ne sortons plus de la maison de peur que les gendarmes ne nous mettent en prison.

Toutes les semaines, je trouve le cabas devant la porte, mais je n’ai jamais pu voir la bonne fée qui venait le porter.


Chacun son tour, nous faisons le guet pour voir si les dames de l’assistance ou si les gendarmes reviennent nous chercher. Ils devaient croire que nous étions partis, on ne les a plus revus.


François aurait bien voulu jouer au ballon dans le jardin, mais il ne fallait pas se faire voir. Alors, on reste dans la maison. Assis sur notre lit l’un contre l’autre, François me lit ses illustrés, il se prend toujours pour Prince Vaillant ou Bibi Fricotin, moi, je préfère les Pieds Nickelés, ils sont drôles, surtout celui qui a un long nez. Maman m’avait promis la semaine de Suzette et le Journal de Lili dès que je saurais lire. Maintenant que je vais à l’école, elle est peut-être allée les acheter.


Je me suis aperçu que les doigts de pied de François passaient au travers de ses chaussettes, des gros trous. J’ai pris le nécessaire à couture de maman. Elle m’avait montré comment les repriser, j’ai mis l’œuf dans la chaussette et j’ai passé le fil dans l’aiguille. Pas facile. Je me suis piqué plusieurs fois les doigts, mais le résultat me plaît bien : un gros paquet blanc et ses doigts de pieds ne dépassent plus.


Je n’ai jamais compris comment mes cheveux font des nœuds quand je dors. Tous les matins, maman doit me les brosser pour les enlever. J’aime bien, elle a les mains douces.

François ne sait pas faire, je dois lui apprendre :



Maintenant, il ne rouspète plus quand je lui tends la brosse, et ne me tire plus beaucoup les cheveux. Mon frère, c’est le plus fort.


Je joue souvent avec le poupon que j’ai eu pour mon anniversaire quand j’étais petite, mais je suis grande, j’aimerai une vraie poupée avec une belle robe. François me prête ses cahiers et ses livres, il m’apprend à lire et à écrire, je m’applique comme s’il était le maître. Il a l’air tellement sérieux.


Nous écoutons aussi la radio, sur le grand poste TSF posé sur le buffet. Souvent, des messieurs parlent, je ne comprends pas ce qu’ils disent, je me souviens que papa se mettait en colère si nous faisions du bruit à ce moment-là :



Ce devait être important, car maman aussi écoutait sans rien dire.


Maintenant, je peux faire ce que je veux, écouter ce que je veux. Je chante en entendant la musique, sans connaître les paroles, je fais « La, la, la » en riant. La dame qui chante avec une drôle de voix me donne toujours envie de danser, maman m’a dit qu’elle dansait avec une ceinture de bananes, quelle idée ! Je me demande si c’est vrai, ou si maman me faisait une blague. François, lui, joue tout le temps avec les boutons, ça fait des crouik, des crack, ça vibre, m’empêchant de bien entendre.


Un jour, nous nous sommes disputés, je voulais écouter le monsieur dont la voix me berçait, il chantait bien, j’imaginais que c’était lui mon papa. François est parti bouder dans la chambre. Un moment après, il est revenu avec un grand sourire, il portait un panier de figues qu’il venait de chaparder dans le jardin du curé. C’est pas bien de voler, mais elles étaient si bonnes que je n’ai rien dit. Et puis le curé n’est pas gentil, il garde tout pour lui, il ne nous en a jamais donné.


Avec François, je ne risque rien, je sais qu’il me défendra toujours. S’il pouvait ne plus jouer avec les boutons du poste.



— --oOo---



Noël approchait, François est allé dans la forêt chercher des branches de sapin qu’il plaça devant la cheminée en bougonnant :



Sentant les larmes qui me venaient aux yeux, il rajouta :



Nous avons décoré les branches avec les guirlandes, et posé nos chaussons devant la cheminée dont le feu était éteint depuis deux jours, nous n’avions plus de bois.


Blottis dans les bras l’un de l’autre pour nous réchauffer, nous sommes restés longtemps assis devant la cheminée sans feu, en espérant voir arriver le père Noël. Gagnés par le froid et le sommeil, nous sommes montés nous coucher :



François haussa les épaules en souriant, et monta dans notre chambre.


Dans mon lit, j’ai remonté bien haut mon édredon, la dernière boule en verre à la main. La lune se reflétait dedans. En la faisant tourner entre mes doigts, je voyais plein de couleurs, j’ai vu un soleil, j’ai vu des fleurs et le sourire de maman avant de m’endormir.



— --oOo---



En me réveillant, je pense au père Noël, a-t-il réussi à nous trouver ? Sentant la chaleur de la maison, je cours dans la salle du bas, un bon feu crépite dans la cheminée, les bougies sont allumées, sur nos chaussons : plein de bonbons, un ballon et une poupée avec une robe rouge comme celle de maman et des cheveux longs que je pourrais peigner.

Je ne peux pas m’empêcher de crier :



Un bruit dans la cuisine, je me précipite, suivie de François qui arrive en se frottant les yeux. La table est mise, nos bols, du pain grillé et un gros pot de confiture. Maman est en train de faire cuire notre chocolat. Je pense que c’est pas comme ça qu’il faut faire, je lui dirai plus tard.



Elle nous regarde avec tendresse, nous nous précipitons dans ses bras. Elle nous serre contre elle, à nous étouffer :



Tiens, c’est vrai que ça pleure une maman.


Je regarde François, avec un air de victoire :