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Temps de lecture estimé : 26 mn
07/12/24
Résumé:  Fin du XIXème siècle, Morvan. Même un homme de lettres peut se laisser captiver par une légende.
Critères:  #merveilleux fh cadeau inconnu bain forêt campagne caresses
Auteur : Mlle Fanchette            Envoi mini-message

Projet de groupe : Noëlies
La Wivre du Mont Beuvray

La Wivre du Mont Beuvray


Mont Beuvray, septembre 1893



Joseph Déchelette, conservateur du musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Roanne, conclut son discours en reposant ses notes sur la table de chantier pour nettoyer ses bésicles.



Il se tourna vers leur invité, Léopold Monfort qui arrivait de Dijon pour mener des recherches dans le Morvan.



Léopold sourit poliment en effectuant une légère courbette avant de répondre :



Le visage de Léopold s’anima tout entier et un large sourire s’épanouit sur ses lèvres.



Tout en dissertant sur les merveilles de son terrain de jeu, Bulliot se mit en route, laissant à son neveu la surveillance des fouilles.


Ainsi, Léopold arpenta la forêt une bonne partie de la journée à la suite du volubile vieillard. Entre hêtre et châtaignier, il découvrit les infimes indices qui faisaient dire à l’antiquaire qu’ici se dressait un atelier, là, une villa, et juste sous nos pieds : le rempart ! Celui-là même que le grand Jules César en personne avait foulé dix-neuf siècles plus tôt !

Porté par un enthousiasme passionné, Bulliot se montrait enflammé et citait volontiers la Guerre des Gaules pour étayer son propos, ravi de trouver une oreille attentive.

Ils firent une énième halte près d’une curiosité géologique.



Bulliot rit de la lueur malicieuse dans l’œil de Léopold et réfléchit un instant.



Le vieil antiquaire hocha la tête avec amusement. La fascination de ce Monfort pour les croyances populaires le laissait quelque peu sceptique. Déjà le jeune homme croquait la roche et annotait son travail avec fièvre.

Il se revit plus d’un quart de siècle en arrière avec le même enthousiasme quand il avait affronté des pairs hostiles en revendiquant l’étude du Mont Beuvray et en affirmant qu’il abritait Bibracte. Dix ans à batailler avant qu’enfin l’empereur le missionne. Mais depuis, quelle joie de tracer les plans d’une ville qui avait marqué l’Histoire !

Tout à ses souvenirs, il rejoignit la porte du Rebout pour reprendre le chemin de son cher chantier, abandonnant le folkloriste à ses légendes.


Léopold dut s’endormir, car Joseph le réveilla alors que le soleil disparaissait derrière les collines. Il resta un moment désorienté tant son sommeil avait été profond. Son réflexe premier fut de porter la main à ses lèvres. Elles lui semblaient étrangement gonflées comme s’il avait embrassé jusqu’à perdre haleine. À l’évidence, il avait rêvé, mais ne gardait aucun autre souvenir que le goût de châtaigne qui s’attardait sur le bout de sa langue. Il se tourna vers la roche, mû par un sentiment étrange.



L’intéressé mit un temps à répondre, peinant à reprendre ses esprits.



Léopold acquiesça mollement en tirant sur le bras de son compagnon pour se redresser. Au moment de quitter la clairière, il se retourna. Une silhouette pâle dominait le rocher. Le temps d’un battement de cils, elle avait disparu.

Le folkloriste secoua la tête avant de suivre Joseph. Décidément, il avait eu un sommeil étrange.

Son compagnon le mena jusqu’à l’Hôtel des Gaules sur le parc aux chevaux. Cette petite maison au toit de chaume ne servait à Bulliot et son neveu que durant l’été pour ses campagnes. Celle de cette année tirait à sa fin : encore trois semaines tout au plus, puis l’oncle et le neveu rejoindraient leurs pénates respectifs.

Pour Léopold en revanche, la saison ne faisait que commencer : avec le froid et les nuits interminables, venaient les veillées au coin du feu et la voix chaude des vieux.

Il profita encore quelque temps du confort spartiate de la chaumière pour interroger les ouvriers et faire des croquis de l’extraordinaire forêt que les fouilleurs attaquaient pour faire sortir de terre les antiques vestiges de l’oppidum.

Léopold consigna les formes élégantes des gueules, ces hêtres tressés et tordus par la main de l’homme pour délimiter parcelles et chemins. Leurs formes variées le fascinaient, surtout les plus anciennes : il lui semblait parfois reconnaître un majestueux dragon ou une femme vêtue d’une robe verdoyante de mousse moelleuse, sa chevelure se parant des teintes chaleureuses de l’automne…

Il passa de longues heures assis seul dans l’herbe drue de la clairière près du Rocher de la Wivre. Souvent, un regard lui picotait la nuque, un voile lui passait devant les yeux sans qu’il n’en comprenne l’origine. Secouant la tête, il se reprochait sa distraction et reprenait son ouvrage : donner corps à la mystérieuse créature qui, selon la légende, sommeillait sous la roche. Une telle créature était un sujet parfait pour une illustration pleine page dans le recueil qu’il projetait avec Achille Millien…

La description de Bulliot avait été pour le moins sommaire, mais les enfants des environs s’étaient fait un plaisir de l’étoffer en gardant les cochons. Du bout de sa mine de plomb, le folkloriste traça d’abord le corps sinueux d’une bête à la langue fourchue et aux attitudes belliqueuses, ses longues ailes noires la rendant plus imposante encore. Il grimaça devant le résultat. Non, la Wivre devait être différente de ça…

Il reprit une page vierge et recomposa totalement son croquis, adoucissant quelque peu l’attitude et la silhouette tout en demeurant fidèle aux descriptions qui lui en avaient été données. Quelque chose n’allait pas…

Il reprit une nouvelle fois son ouvrage, puis encore une autre… Il tenta ainsi à maintes reprises, mais la Wivre se dérobait, chacun de ses dessins sonnait faux. Ordinairement, lorsqu’il peinait ainsi, il renonçait et s’attaquait à d’autres travaux. Après tout, cette légende quoique fort intéressante, ne revêtait pas d’importance particulière…

Alors pourquoi la roche hantait-elle ses rêves ? Pourquoi s’acharnait-il à vouloir percer ses mystères ?

Même lorsque les premières gelées le firent suivre Bulliot jusqu’à Autun, même quand il rencontra les érudits de la Société Éduenne des Lettres, Sciences et Arts, même quand il explora les richesses antiques et médiévales de la ville, son obsession ne le quittait pas. Invariablement, en marge de ses notes, de ses croquis, de ses recherches, la Wivre étirait sa silhouette serpentine sans jamais se laisser saisir vraiment. Peu à peu, elle emprunta aux queules leur silhouette élégante, se drapa dans la robe d’Ève, plus humaine et gracieuse à chaque esquisse.

Léopold ne s’attarda pas et il poursuivit bientôt son chemin, arpentant les routes morvandelles de village en village, collectant auprès des vieux qui ne racontent qu’à la nuit tombée. Invariablement, il les interrogea sur la Wivre et chacun lui donna sa version de la légende.

Dans l’une de ses lettres, Mathilde s’étonna même du nombre de versions qu’il collectait. Pensait-il se servir de cette abondance pour faire quelque parallèle avec la fée Mélusine et d’autres serpentes ?

Piqué par la remarque, le folkloriste ne lui en parla plus, mais au mois de décembre, il s’installa à Saint-Léger-sous-Beuvray.

La veille de Noël, il s’activa avec ses hôtes pour préparer la fête : taille de la bûche, accrochage de feuillages… Il écrivit à sa sœur, défroissa son costume du dimanche et s’assura que les quelques oranges qu’il avait fait venir pour ses hôtes étaient bien conservées. Il ne se sentait pourtant pas le cœur à la fête sans se l’expliquer vraiment, comme s’il n’avait pas été à sa place.

Dans l’après-midi, il coiffa son chapeau et sortit. Il avait besoin de solitude. La forêt l’appelait. Il s’étira avec délice dans l’air vif et s’éloigna d’un bon pas sur le chemin creux qui se perdait entre les châtaigniers. Un épais manteau de brume noyait le paysage, laissant des cristaux humides à chaque branche, à chaque feuille. Le givre s’en emparait aussitôt, changeant le lierre en houx et la feuille morte en pampille d’argent.

Léopold plongea dans ces bois irréels, écoutant le craquement du gel sous ses pas avec un plaisir d’enfant. Son humeur s’allégea encore quand il songea à Mathilde. Elle clamait toujours que, par un temps pareil, il n’y avait rien d’autre à faire que de se cloîtrer au coin du feu avec un bon livre en attendant le printemps, que seuls les imbéciles et les fous s’aventuraient dans pareille purée de pois !

Le folkloriste nourrit la brume du souffle de son rire. Sa folie lui plaisait. Il la poussa même à marcher sans repère seulement guidé par les ondulations de gracieuses volutes ou l’éclat des doigts griffus de l’hiver. Dans le calme irréel, quelques craquements résonnèrent, le faisant se retourner subitement. Une silhouette parée d’épais coton l’attira. Il grimpa vers elle. Ce n’était qu’une vénérable queule dont le bois jouait sous le froid.

Il sourit de son étourdissement. Allons bon ! Sa propre imagination lui jouait des tours maintenant… Il s’en amusa avant de jeter un œil à sa montre à gousset. Bien, il fallait être raisonnable, regagner le village, changer de costume, chasser le froid qui peu à peu s’insinuait à travers la laine de son manteau. Il était temps de rentrer.

Il tourna sur lui-même en quête de repère. Hélas, le constat fut sans appel : perdu. À jouer les promeneurs romantiques, il s’était bel et bien perdu.

Il reprit néanmoins la route, résolu à suivre les chemins : si tous ne mènent pas à Rome, ils vont bien quelque part ! Il plongea dans la brume, l’œil à l’affût du moindre indice pour s’orienter.

De mystérieuses formes l’interpellèrent sans bruit pour se dissoudre quand il pensa les saisir. Les langues de brumes s’enroulaient autour de lui, ses sens l’égaraient. L’obscurité se resserra sur lui, il pressa le pas, mais le sentier lui-même se déroba. Il évoluait désormais à travers bois, quelque part entre humus et nuage, entre fantasme et réel… sans pouvoir retrouver son chemin. Il tourna en rond, revint sur ses pas sans rien reconnaître, s’égarant un peu plus chaque seconde.

Soudain, la brume se déchira.

Dans les dernières lueurs du jour, le Rocher de la Wivre se tint là, dominant Léopold dans sa robe de givre et de lichens. Le folkloriste y vit d’abord un ancrage de granit qui le rassura. Il savait désormais où il se trouvait, rentrer serait plus facile…

Mais… que faisait-il là si tard en plein hiver ? La nuit tombait, la brume avait déjà avalé les voiles d’or du soleil. Allons, il fallait courir vers la vallée, revenir vers le monde des Hommes. Ce soir à la veillée, les cantiques du pays seraient chantés en chœur, une occasion merveilleuse de collecter.

Pourtant, il resta là, debout, immobile, insensible au froid, le regard levé vers le rocher à quelque vingt pas au-dessus de lui, incapable de bouger… Pourquoi ? Pourquoi cette attirance folle ? Pourquoi s’était-il perdu jusqu’ici ? Il ne croyait pas au hasard. Pourquoi cette légende le fascinait-elle plus qu’une autre ? Pourquoi était-il là à attendre ? Et attendre quoi ? Il n’était même pas certain de le savoir…

Quand la lune traversa les nuages pour révéler l’éclat glacial des pampilles de givre, il était toujours là… Il n’était toujours pas parti quand la première cloche lança son appel dans la vallée.

Aussitôt, la terre trembla légèrement sous ses pieds, un grondement sourd, pareil à un raclement de granit résonna. Un instinct de survie jeta Léopold à plat ventre dans les fourrés, soudain conscient de sa propre folie. Il n’eut que le temps de disparaître sous un épais buisson avant que le bruit ne cesse dans un choc sourd. Un bruissement de soie, un claquement de voile, un prodigieux courant d’air, puis plus rien.

Le silence si soudain, lui donna le vertige, le clouant au sol. La tête rentrée dans les épaules, la neige lui brûlant le visage, les épines perçant l’épaisseur de ses vêtements, il demeura là, terrifié. Au mépris de l’humidité qui le pénétrait jusqu’à l’os, Léopold attendit un long moment, le cœur battant et le souffle court.

Quand il eut la certitude que, quelle qu’ait été la chose, elle était partie, il se redressa enfin. À mesure qu’il chassait l’herbe, la neige et les feuilles mortes accrochées à la laine de ses vêtements, il se fustigea, accusant son imagination trop fertile. Perdre la raison au point d’inventer des phénomènes dépourvus de tout bon sens. Enfin, c’est vrai, mon pauvre vieux, tes histoires te montent à la tête ! À l’heure qu’il est, tu devrais être à l’église parmi les fidèles plutôt que grelottants sur une colline avec pour seule compagnie quelques gueules et un rocher !

Et son chapeau ? Où était-il passé ? Il avait perdu son chapeau en plus ! Celui dont sa sœur lui avait fait cadeau avec un galon qu’elle avait elle-même tressé. Quelle sottise !

Dans un soupir agacé, il secoua une dernière fois son habit en levant les yeux pour essayer de le retrouver. C’est alors qu’il vit… Là où aurait dû se trouver la roche s’ouvrait une caverne qui se perdait dans les entrailles de la Terre. Il contempla le prodige, sous le choc de sa réalité. En définitive, les vieilles légendes n’étaient peut-être pas qu’histoires populaires pour transmettre quelques bons principes de la sagesse paysanne et se distraire durant les longues soirées d’hiver… Par quel miracle était-ce possible ? Comment… ?

Oubliant son chapeau perdu, il s’avança à pas prudents jusqu’à la porte béante et sa stupeur ne connut plus de bornes quand il découvrit le reflet de la lune sur des milliards de joyaux. Du sol au plafond, il y en avait partout : pierres précieuses, argent, or…

jamais, même dans ses délires les plus fous, il n’avait songé qu’un tel amas de richesse put être possible. Fasciné, il avança encore, pénétrant avec une crainte quasi religieuse dans la grotte. Bijoux, vaisselles, armes de toutes les époques connues et plus encore s’entassaient comme vulgaires cailloux sous ses yeux ébahis. Tous les trésors de la terre dormaient-ils là ?

Il évolua lentement, toujours plus loin, curieux de découvrir jusqu’où pouvait s’enfoncer la caverne et ses trésors. Chaque surface brillante, et Dieu sait qu’elles étaient nombreuses, portait la clarté lunaire un peu plus profondément dans les entrailles de la Terre, diffusant son voile bleu au cœur de la roche. Tout n’était que miroitement et éclat ! Léopold en avait presque mal aux yeux. Durant un instant de vertige, il se demanda même s’il n’était pas monté par mégarde sur un rayon céleste pour se perdre dans le ciel…

Étrangement, il n’avait plus froid. Il faisait même bon, à tel point qu’il quitta son manteau humide et sa veste pour poursuivre son exploration. Au détour de quelques collines d’argent, il découvrit une sorte d’alcôve gigantesque. Là, la lumière était plus douce et diffuse lors même qu’il foulait toujours autant de richesse. Une source jaillissait de la paroi à hauteur d’homme, se jetant dans un large bassin d’eau pure en forme de mandorle. Un épais tapis de mousse poussait sur les berges et s’étirait sur quelques pas autour, moelleuse invitation à s’étendre. Elle semblait si confortable, d’un vert si tendre que Léopold n’osa la fouler sans ôter ses chaussures.

Il s’approcha pieds nus. L’eau était claire et limpide au point qu’il distingua sans peine les motifs complexes d’une mosaïque. Elle était composée de tesselles de saphir, de diamant, d’émeraude et de grenat. Fasciné, le folkloriste s’agenouilla pour en comprendre le dessin, tenter d’évaluer la profondeur du bassin… quand un grondement lui parvint de l’entrée. Loin là-bas, la sortie se refermait. Un bruissement, comme un frisson. La créature revenait.

Pris de panique, Léopold ramassa ses affaires à la hâte pour courir vers la sortie. Il ne la voyait même plus. Il glissa sur les perles, dérapa sur l’or, trébucha sur la vaisselle, chuta cent fois et vacilla plus encore. La porte, là-bas, si loin, inexorablement, se refermait. Dans un effort désespéré, il poussa de toutes ses forces sur ses jambes, les poumons en feu, le cœur battant à tout rompre, priant pour que sa présence passe inaperçue. Il y était presque, l’ouverture était encore assez grande pour se faufiler, elle était là toute proche…

Soudain, son pied se prit dans quelque chose. Il chut lourdement et roula à terre. Un claquement sourd, le grondement cessa et Léopold fut prisonnier sous la terre.


Le lendemain matin, à Saint-Léger, une seule question : où avait bien pu passer le gars de la ville ? Celui qu’était bien habillé pis qui faisait causer les vieux… Personne ne l’avait vu rentrer, il n’était dans aucune étable et puis avec la neige qu’était tombé dru avant l’aube. Il avait dû se perdre !

Avant midi, la battue fut organisée. Hommes, femmes, enfants explorèrent la campagne avec les chiens en hurlant, fouillant la neige et les taillis. Un épais brouillard avait pris possession des collines, agrippant le houx et les branches nues. Au-delà de cinq pas, impossible de deviner quoi que ce soit, l’air était trop dense. D’étranges silhouettes approchaient et s’étiolaient, les troncs noirs se resserraient, le froid mordait le nez et les joues, le sol glissait. Les plus jeunes hésitèrent, même les plus braves frissonnèrent. Mais il fallait bien affronter le brouillard pour retrouver Monfort ! Alors ils continuèrent.

Le froid et la vacuité de leur tâche eurent pourtant raison de l’énergie des villageois. Peu à peu, frigorifiés, découragés, abattus, nombreux furent ceux qui abandonnèrent. Que pouvait-on espérer dans pareille purée de pois ? Seuls les plus téméraires poursuivirent les recherches dans la pénombre brumeuse.



Il sauta comme un cabri jusqu’à son père, un chapeau à la main.



La tête basse, les chercheurs reprirent le chemin du village pour porter la triste nouvelle : Léopold Monfort était perdu corps et âme.


De l’autre côté de la roche, Léopold n’était pas encore mort, mais il perçut une présence toute proche. Il serra les paupières de toutes ses forces, terrifié, et s’appliqua à réduire sa respiration. Si la bête ne l’entendait pas, peut-être aurait-il une chance de survie… Un glissement lent, un froissement, un souffle. Il se contraint à l’immobilisme le plus total, réprimant l’irrésistible tremblement qui le gagnait. Ça approchait inexorablement… Soudain, elle se tint là, juste devant lui. Il était découvert.

Il retint son souffle prêt à passer pour mort, s’il le fallait.



Dans un sursaut, il rouvrit les paupières. En fait d’obscurité absolue, la caverne baignait dans une chaude lumière qui révéla, juste là, un corps de serpent, large comme un tronc centenaire et long de plusieurs mètres. Le folkloriste déglutit en suivant des yeux les ondulations des écailles fines. S’il se retrouvait pris entre ces anneaux, il ne résisterait pas plus que feuille morte…

L’évidence le frappa soudain : la Wivre elle-même le dominait en chair et en os, plus gigantesque et terrifiante que dans sa légende.



Il se trouvait à court de mots… mais, après tout, que dire à une légende quand elle a pris corps devant vous ? Que dire à une créature capable de vous balayer comme fétu de paille ?

Elle se pencha sur lui et souffla à son oreille :



À chaque sifflante, un frisson courait sur l’échine de Léopold.



Elle en rit doucement en se mouvant, ses anneaux glissant silencieusement parmi l’or et les pierreries. Il tressaillit quand quelques pièces roulèrent dans un tintement de clochette.



Il n’osa désobéir sans pour autant lever les yeux. Que découvrirait-il ? Les descriptions les plus monstrueuses lui tournaient dans la tête. Et s’il croisait le regard pétrifiant d’une Gorgone morvandelle ? Comment savoir ?

Il défroissa ses vêtements pour se donner du temps, guettant du coin de l’œil l’inquiétant corps sinueux qui le cernait sans le toucher. Écailles d’un vert luisant sur lit d’or. L’image était étrangement belle…

Une inspiration, il leva la tête et se figea.

Elle était née des plus beaux ouvrages de la terre. Si le printemps déployait sa palette d’émeraudes sur sa queue, sa chevelure se parait des tons chaleureux des feuillages d’automne. Le noir de ses ailes avait l’iridescence des plumes de pie et offrait un écrin à sa peau d’une blancheur velouté qui n’avait rien à envier au duvet des chouettes.

Et ses formes… Son ventre ondoyant appelait au repos, ses seins fiers se dressaient avec l’arrogance de ceux des jeunes filles et se paraient de la robe délicate des framboises sauvages. Elle glissa ses longs doigts dans sa chevelure, attirant l’attention de Léopold sur son visage mince aux traits nobles couronné d’un rubis à l’éclat de feu.

Enfin, il croisa son regard sombre et en demeura un instant pétrifié.

Sublime. La Wivre était une femme sublime.

Prenant soudain conscience qu’il était en bras de chemise en présence d’une dame, le folkloriste passa sa veste à la hâte en balbutiant un mot d’excuse maladroit. Elle rit dans toute la splendeur de sa nudité en lui prenant la main :



Elle le guida vers le ventre de la terre. Dans les veines de Léopold, la peur refluait, remplacée par la fascination. Elle évoluait avec une telle grâce, ses hanches ondulaient avec une telle sensualité qu’il s’en trouvait hypnotisé. Que ressentirait-il à caresser les délicates écailles qui venaient mourir comme vaguelette sur les rives de sa peau pâle ? Auraient-elles la fraîcheur des truites qu’il pêchait enfant ou seraient-elles aussi chaudes et douces que la main glissée au creux de sa paume ?

Au bassin, elle le libéra et il en conçut un étrange regret. Le contact lui manquait.

Indifférente à ses tourments, la Wivre inclina sa silhouette longiligne vers l’eau jaillissante pour boire à longs traits. Léopold ne la quitta pas des yeux, enviant la mèche qui glissa le long de son épaule nue… cette caresse, il aurait voulu la lui prodiguer du bout des doigts. En lui, le désir de fuir laissait place à une soif inavouable pour l’être fabuleux qui s’étira en le regardant.

Un peu emprunté, il tira sur son col trop étroit sans trop savoir que faire de lui-même. Captant son geste, elle effleura du bout des doigts le lainage de son costume :



Rien de chaste dans les images délectables qui prirent forme dans l’esprit du folkloriste à cette allusion. S’offrir nu à la Wivre ? L’idée avait quelque chose d’infiniment désirable. Il en eut la gorge sèche et ses vêtements l’étouffèrent un peu plus. Son hôtesse, déjà, le déshabillait du regard, la tête inclinée :



Il ne sut répondre. Les mots et, au creux de son ventre, des étincelles lui échappaient.



L’esprit de Léopold s’égarait sur une pente dangereusement sensuelle, dans ses veines, un départ d’incendie. Il ne reconnut pas sa voix si rauque quand, enfin, il souffla :



Juste un mot, une supplique. La Wivre était trop belle, son timbre trop envoûtant, ses promesses sibyllines trop alléchantes. Quand elle posa ses mains fines sur lui, ses dernières craintes l’avaient quitté. Quand elle les glissa sous la veste, il avait déjà le souffle court. Quand le vêtement coula le long de ses bras, il bascula la tête en arrière pour mieux s’abandonner à la caresse.

Tant pis s’il n’était qu’un insensé, il se donnait en toute confiance à cette serpente… et la façon dont elle prit le temps de l’effeuiller lentement, avec des gestes d’une infinie tendresse, balaya toute pensée. Et elle riait. À chaque soupir, à chaque sursaut de désir, elle riait, sans moquerie ni malice, éclat joyeux d’un plaisir sincère.

Pourtant, quand il fut nu, seul le clapotis de l’eau résonnait dans la caverne. Elle le détailla avec attention, comme si elle étudiait un trésor… Léopold en éprouva une joie vive.

Lui-même n’était pas en reste : il se délecta du spectacle qu’elle offrait. Jamais plus aucune femme ne pourrait trouver grâce à ses yeux. Il contemplait un être à la fois trop pur et trop désirable… Il brûlait de la toucher, mais n’osait pas.

La Wivre s’étira doucement en portant les mains à son front. L’éclat du rubis s’était assombri. Elle l’ôta pour le déposer délicatement dans un creux de roche, écrin tapi d’une mousse épaisse au bord du bassin.



Il hocha la tête. Nombreuses étaient les légendes qui mentionnaient cette gemme comme la plus précieuse de toutes, magique et infiniment puissante. Il serra les poings pour ne pas tendre les mains vers le joyau qu’il savait vivant.



Il hésita un instant, puis, avec d’infinies précautions, il la prit délicatement. Le rubis était chaud, lourd, palpitant comme un cœur. Un nom lui vint à l’esprit comme une évidence et il tourna vivement les yeux vers la Wivre. Une telle connaissance lui donnait tout pouvoir sur elle, il le savait. Pour une fée, donner son nom, c’est appartenir à l’autre.

Tremblant légèrement, il reposa l’escarboucle à sa place. Il désirait plus encore sa maîtresse. Le feu qui coulait dans ses veines aurait pu enflammer les neiges éternelles. Il écarta une mèche du front parfait de celle chez qui il s’était introduit sans prudence.

Avec la même attention que pour porter la gemme, il prit son visage en coupe et l’embrassa avec ferveur, savourant sa douceur sous ses doigts. Elle lui répondit en se pendant à son cou, ses ailes se refermèrent étroitement sur eux, ses anneaux s’enroulèrent sensuellement autour des jambes de Léopold, caresse gigantesque. Il respira son parfum de sous-bois, goûta sur sa langue agile la châtaigne. Il but à ses lèvres comme un assoiffé, son être tout entier n’était plus qu’un brasier.

Ses mains coururent librement sur ce corps sublime, tour à tour effleurant ou pétrissant. Il approfondit leur baiser en saisissant la pointe tendue de ses seins triomphants. Elle s’arqua dans un gémissement, s’arrachant à sa bouche pour mieux profiter du plaisir qu’il mit un point d’honneur à lui donner. Il lui dévora le cou sans cesser ses caresses, plaquant son bassin incandescent contre les hanches souples de sa serpente. Elle l’emprisonna contre elle, ses longs doigts s’enfonçant dans les épaules et les cheveux de Léopold comme s’il pouvait se fondre en elle.

Ils basculèrent sur le sol moelleux, roulèrent entre fièvre et soupirs dans un joyeux chaos. Il fut bientôt au-dessus d’elle, les mains de part et d’autre de sa tête fauve. Il savoura un instant le désir trahi par les lèvres gonflées et les paupières mi-closes de son amante.

Déjà, elle se tendit pour reprendre le festin. Entre deux baisers, elle l’explorait à pleines mains, modelant chaque courbe, chaque méplat. Il perdit le souffle quand une caresse subtile l’assaillit par-derrière, remontant en arabesque le long de ses jambes, de ses fesses, pour venir glisser autour de sa verge tendue. Son front retomba sur l’épaule de la Wivre dont il mordit la peau tendre.



Il eut un rire étranglé avant de s’emparer de son oreille. Il savoura son tressaillement surpris et la taquina encore jusqu’à ce qu’elle tremble entre ses bras. Il sourit en lui glissant d’une voix rauque :



Sa main dériva sur le corps sinueux de son amante, épousant chaque courbe jusqu’à agripper entre ses doigts la rondeur d’une hanche. Il approfondit leur étreinte pour mieux fondre leurs bassins. Dans un rire tremblant, elle s’ouvrit à lui et il plongea en elle avec vigueur. Elle se cabra pour mieux l’entraîner dans une chevauchée sauvage.

Délices et merveilles ! Extase impossible !

Ils roulaient, leurs corps se livraient une bataille sans vaincu pour le plaisir et pour l’ivresse, leurs doigts, leurs lèvres courraient d’une découverte à l’autre avec la fougue des orages, le monde implosait en milliers d’éclairs…

Rien n’aurait pu préparer Léopold à l’euphorie frénétique qui l’emportait dans un tourbillon de peau et d’écailles jusqu’à ce que, dans un dernier élan, il crie son nom. L’écho s’en fit le messager à travers la caverne tandis qu’ils s’écroulaient au bord de l’eau, épuisés, comblés, inertes.

Le souffle court, ils revinrent peu à peu au monde. Le murmure de l’eau parvint à leurs oreilles, la fraîcheur de l’air caressa leurs peaux humides, leurs yeux découvrirent les dessins de la voûte rocheuse… Les muscles de Léopold tremblaient légèrement, il se sentait incapable de bouger ne serait-ce qu’un orteil. Pourtant, il se sentait le plus heureux des hommes.

Jamais… Jamais, il n’avait connu un tel firmament. Jamais il n’avait appartenu à une femme comme il appartenait désormais à sa fée.

Son amante se redressa lascivement dans un gémissement d’aise pour se pencher sur lui et déposer un baiser tendre sur ses lèvres. Il était trop assommé pour lui répondre, mais son goût de miel lui roula sur la langue, lui offrant de nouveaux délices.

Elle l’enveloppa délicatement de ses anneaux et se laissa couler dans le bassin. La chaleur de l’eau fut un baume revigorant pour les muscles las de Léopold. Il se laissa flotter, porté par les remous de son insatiable maîtresse. Étrangement, les forces lui revenaient, une nouvelle vigueur naquit en lui… et une faim dévorante le reprit.


Saint-Léger-sous-Beuvray, décembre 1894

Mathilde poussa devant elle sa troupe pour la faire entrer dans la petite église morvandelle. Le village sentait bon le pin coupé et le feu de bois, la neige était tombée dru et ses quatre enfants avaient fait de la luge une bonne partie de la journée, jusqu’à revenir gelés et riant dans le giron maternel. Elle les regarda avec tendresse. L’aîné, Théodore, ressemblait de plus en plus à son oncle et il arborait ce soir le chapeau qu’elle avait offert à Léopold.

Depuis qu’un coursier lui avait rapporté le bagage de son frère en lui apprenant sa disparition, elle était incapable de se consoler. Ses lettres, leurs grandes discussions autour du folklore, leurs parties de cartes et les séances sans fin de réécriture lui manquaient. Elle avait perdu son complice de toujours sans un au revoir. Pour la millième fois, elle soupira.

Un an qu’il avait disparu. Au moins avait-elle pu voir le lieu de sa disparition. Pendant que les enfants jouaient, Octave, le jeune homme qui avait retrouvé le feutre de Léopold, l’avait menée jusqu’au Rocher de la Wivre dont il lui avait tant parlé dans ses lettres. Elle avait caressé le granit gelé en quête de quelque chose, un indice, n’importe quoi qui aurait pu l’éclairer sur la disparition de son frère… Efforts futiles, elle le savait. Le folkloriste s’était perdu dans les bois et avait sans doute été dévoré par un loup, un ours ou la Wivre elle-même, qui sait ? Jamais elle n’aurait imaginé qu’une légende mène un homme à sa perte…

Les cloches résonnèrent, la ramenant au présent. La messe n’allait pas tarder à commencer. D’un œil attentif, elle s’assura que les enfants restent sagement sur le vieux banc de bois entre elle et leur père. Le nez en l’air, ils observaient tout avec curiosité, insensibles au sombre anniversaire qui nouait la gorge de leur mère. Pour eux, la vie suivait son cours.

Un retardataire vint se glisser à sa droite. Machinalement, elle se serra davantage. Tout à son chagrin, elle ne prêta guère attention à l’élégance insolite de l’homme : des souliers vernis, un costume de fort belle-facture sur un gilet vert comme la mousse des sous-bois et une chemise plus éclatante que la neige au soleil. Il sentait l’humus et la bruyère en fleur. Ce n’est que lorsqu’il ôta son haut de forme pour la saluer qu’elle réalisa l’étrangeté de sa présence. Les larmes lui brouillèrent la vue et elle dut se faire violence pour ne pas sauter au cou du nouveau venu comme une petite fille.



La messe de Noël commençait déjà. Mathilde fut incapable d’y prêter attention, elle détaillait son petit frère des pieds à la tête. Il paraissait plus grand et ses épaules avaient un peu forci. Il se tenait plus droit et fier que dans son souvenir, il avait le regard brillant d’un homme heureux.

De tout l’office, elle ne lâcha pas sa main et profita de sa présence chaleureuse. Au fond d’elle-même, elle savait. Elle savait pourquoi il était là. Elle savait qu’elle ne le retiendrait pas.



Léopold se pencha alors vers sa sœur :



Il se redressa soudain en inclinant légèrement la tête sur le côté, le regard ailleurs. Un fin sourire étira ses lèvres et il fit un léger signe à quelqu’un que sa sœur ne vit pas.



Elle voulut l’embrasser une dernière fois, le serrer contre elle comme lorsqu’ils étaient petits, mais il la retint avec douceur :



Il s’inclina une dernière fois sur sa main et disparut dans la foule en lui adressant un dernier signe. Elle resta là, immobile.

Marcus, son mari, l’interpella avec impatience, il fallait rentrer, les enfants étaient fatigués, mais qu’avait-elle donc ?

Oui, c’est vrai. Léopold était parti, mais d’autres comptaient sur elle. Se ressaisissant, elle sourit avec chaleur à sa petite troupe et reprit son rôle de mère de famille avec un nouvel entrain. La vie reprenait son cours.

Pourtant, quand elle remit de l’ordre dans son sac, elle eut la surprise de découvrir une bourse. Intriguée, elle en répandit le contenu sur la table. Assez d’or pour vivre sans souci, un anneau très simple et quelques feuillets soigneusement pliés : la dernière lettre de Léopold Monfort.