n° 22803 | Fiche technique | 6628 caractères | 6628 1128 Temps de lecture estimé : 5 mn |
08/12/24 |
Résumé: Deux fêtes de Noël... Que de changements en 70 ans ! | ||||
Critères: #drame grp fagée ascendant handicap froid fête aliments nonéro confession nostalgie portrait | ||||
Auteur : Jakin Envoi mini-message |
Projet de groupe : Noëlies |
Noël 1953
Qui n’a pas connu le crissement de la neige qui s’écrase sous les semelles dans le quasi-silence que procure le blanc manteau qui atténue tout autre bruit, tandis que des milliers de minuscules aiguilles acérées picotent le visage et qu’il fait si froid que l’atmosphère semble métamorphosée en cristal fragile ne peut comprendre ce qu’est l’hiver en Franche-Comté.
Nostalgie… À la nuit tombée, derrière moi, la luge (une vraie luge en bois équipée de patins métalliques, sur laquelle je dévale couché à plat ventre les pentes enneigées en contrôlant sa direction en freinant d’un côté ou de l’autre avec mes pieds, et non pas un de ces horribles trucs en plastique qui, de nos jours, usurpent l’appellation de « luge ») ma luge, disais-je avant cet aparté avec toi qui me lis, glisse au gré de mes pas hésitants en zigzagant sur la neige où je m’enfonce jusqu’aux genoux, progressant péniblement en direction de l’immeuble de cette nouvelle cité HLM qui vient de sortir de terre dans la banlieue nord de Besançon (à Palente plus précisément, pour ceux qui connaissent) où je réside depuis peu. Les gros flocons tombent dru, semblables à un duvet dense voletant dans la lumière délivrée par l’éclairage public qui surplombe l’entrée de l’immeuble.
Un étage, et j’arrive derrière la porte qui s’ouvre avant même que je ne pose ma main sur la poignée (on devait guetter mon arrivée par le judas optique Bloscop). Surprise ! Je suis aveuglé par un flash : c’est Maman qui vient de me prendre en photo. Je regarde avec curiosité l’appareil qu’elle tient : c’est un Semflex équipé d’un flash à ampoule, bien plus pratique que notre vieux Kodak à soufflet qui, pour prendre des photos lorsque la luminosité n’est pas suffisante, a besoin de sachets de magnésium en poudre que l’on enflamme (j’apprendrai par la suite que c’est mon père qui avait loué cette merveille de technologie auprès du Comité d’Entreprise de l’horlogerie Lip, où il travaillait).
Je pénètre dans l’appartement surchauffé par le petit poêle à charbon Arthur Martin qui ronfle, chargé jusqu’à la gueule, dans lequel il m’arrive de faire griller des châtaignes sous la cendre. Papa, assis dans son fauteuil à côté du sapin décoré, tire consciencieusement sur sa grosse pipe Ropp, celle que je lui avais offerte pour son anniversaire. Sur la table, un modeste repas de fête nous attend : c’est Noël !
Après la bûche au chocolat, nous nous rassemblons devant le sapin – un vrai sapin dont les effluves résineux se diffusent dans la salle à manger – un immense sapin, à mes yeux, car sa cime atteint le plafond. Il est décoré de guirlandes et de ce qui fait office de boules : des opercules métalliques de différentes couleurs provenant de pots de yaourt (vu que la modestie de nos revenus ne nous autorisait pas à acheter des boules de verre) que Maman avait rendus hémisphériques en les plaquant sur une boule à repriser en bois (eh oui, en ce temps-là, on reprisait les chaussettes, alors que maintenant…).
Après avoir allumé les petites bougies fichées dans des pinces métalliques qui les fixaient aux branches du sapin (c’est vrai qu’à cette époque-là, les guirlandes électriques n’existaient pas encore – ou bien étaient-elles réservées aux familles riches – et je m’étonne qu’il n’y ait pas eu beaucoup d’incendies provoqués par ce procédé), nous chantions ensemble des airs de circonstance : Petit papa Noël bien sûr, le grand succès de Tino Rossi, mais aussi Mon beau sapin et Le petit renne au nez rouge, puis venait le grand moment, celui où étaient allumés les cierges magiques qui projetaient de merveilleuses étincelles. Et lorsqu’ils avaient épuisé leurs ressources et étaient devenus des bâtonnets rougeoyants, ma sœur et moi nous précipitions au lit, encore éblouis par ces merveilles, dans l’attente de ce lendemain matin où, par magie, le Père Noël nous aurait offert les cadeaux souhaités dans la lettre que nous lui avions consciencieusement rédigée.
Soixante-dix ans après, une puissante émotion m’étreint le cœur chaque fois que je revois la photo maintenant jaunie de ce petit garçon de sept ans à l’air étonné, au visage à moitié masqué par la capuche de son duffle-coat encore parsemée de flocons, et que je me remémore ces moments de bonheur à jamais disparus.
* * *
Noël 2023
Déjà trois apéritifs, et elle tient toujours le coup, elle, la vieille, ma belle-mère qui, avec ses 125 kg, fait craquer sa chaise au moindre de ses mouvements. La canne qu’elle a conservée à proximité d’elle semble bien fluette pour soutenir cette masse qui, tout à l’heure, va devoir rejoindre sa maison dans la nuit, même s’il n’y a qu’une cinquantaine de mètres à parcourir.
Dans quel état sera-t-elle après ce repas pantagruélique accompagné de force grands crus ? C’est qu’elle picole, la vieille ; elle lève encore honorablement le coude à 95 ans bien sonnés : en témoignent les cadavres de bouteilles de porto qui s’accumulent chez elle, à raison de deux ou trois par semaine !
Je n’ose imaginer l’aspect de son foie. Quoique…
Tout juste soixante-dix ans après celui de 1953, ce réveillon se déroule chez moi, en Dordogne, dans la maison que j’ai fait construire en 1987. Autour de la grande table de monastère, quatre générations sont réunies. Oui, autour d’une table, car à présent les réjouissances de Noël se résument à des agapes et des échanges de cadeaux tous plus onéreux les uns que les autres. Les paquets enrubannés se pressent autour d’un sapin artificiel de moins d’un mètre de haut, illuminé par des guirlandes électriques qui clignotent. Cette année encore, pas de neige, mais de la pluie. C’est rare, la neige, en Dordogne. Quelle tristesse… !
Les plats succèdent aux plats, et les visages deviennent de plus en plus congestionnés au fur et à mesure que les verres se vident. Au plateau de fromages, elle est toujours vaillante, l’ancêtre. Café, pousse-café ; sa tête commence à dodeliner. À présent, les bouchons de champagne sautent. Je remplis les flûtes et lève la mienne :
Hypocrite, moi ? Certes, je l’admets. Mais ses filles ne le sont-elles pas autant, voire plus que moi ? Tous les regards sont fixés sur la quasi-centenaire, guettant le moindre signe de défaillance ; la convoitise brûle dans les regards. C’est elle qui a le fric, la vieille, et chacune attend sa part d’héritage ; combien de temps va-t-elle encore s’accrocher à la vie ?
Sur le chemin du retour, elle devra passer juste à côté de la mare. Une mare d’eau glacée. Et la pluie a rendu boueux le sentier qui la longe. Et si elle glissait ? Sa canne serait-elle assez solide pour l’empêcher de chuter ? Un accident est si vite arrivé…