n° 22816 | Fiche technique | 13594 caractères | 13594 2386 Temps de lecture estimé : 10 mn |
13/12/24 |
Résumé: Un jour de Noël sans fin | ||||
Critères: #délire nonéro | ||||
Auteur : Pitziputz Envoi mini-message |
Projet de groupe : Noëlies |
Rebecca se battait avec sa valise, la verte un peu souple, sa préférée. Ce n’était pourtant qu’en arrivant dans le hall des départs qu’elle s’était souvenue que l’une des roues avait cassé lors de son dernier voyage, oubliant qu’elle s’était promis de la faire réparer. Elle soupira ; pas grave, elle allait la tirer sur ses deux roues avant plutôt que sur les quatre se figurant que ce n’était certainement pas le sujet le plus bancal de sa vie. Elle se dirigea vers la sécurité ; elle avait pris soin de mettre ses produits de beauté dans des sachets transparents et, si elle avait un petit doute à propos du gel après-soleil de cent dix grammes, il fut vite dissipé lorsque l’employée le sortit de la valise d’un air accusateur et un peu jubilatoire. Qu’à cela ne tienne, Rebecca l’offrit galamment au personnel de l’aéroport et s’en fut la tête haute en direction du Duty free.
Elle avait acheté en ligne, et sur un coup de tête, ce voyage last minute vers les îles en cette veille de Noël et s’épatait elle-même de son audace.
Le mois passé, elle avait quitté Pierre.
Son mari était l’homme le plus merveilleux et le plus tiède que la terre n’ait jamais porté. Il lui offrait de merveilleux cadeaux à son anniversaire et à Noël et la dispensait des tâches ennuyeuses. Il rangeait la vaisselle dans le lave-vaisselle, refaisait le lit le matin, emmenait sa voiture au garage, le tout d’une humeur égale. Leurs conversations, au fil du temps, étaient devenues utilitaires : « Tu as pu aller au pressing ? ». Ils prenaient des vacances ensemble qu’il organisait en lui demandant, pour la forme, si cela lui convenait. Sur la plage, elle lisait, tandis qu’il lisait aussi, chacun sur son transat. Et c’était tout. Depuis plusieurs années, leurs moments d’intimité se résumaient à un samedi par mois, sans passion et sans un mot. Elle n’en pouvait plus.
Alors, un samedi chaste de plus de cette fin du mois de novembre, elle avait jeté l’éponge. Elle voulait de l’amour. Elle voulait du sexe. Elle voulait se sentir jeune et désirable. Elle s’était habillée de sa robe mauve un peu moulante, celle qui lui faisait un beau corps, mis du fard sur les yeux et du rouge à lèvres et frappé à la porte de la pièce dans laquelle Pierre s’était retranché pour suivre le match de rugby.
Rebecca respirait de manière saccadée, perdant peu à peu son sang-froid.
Son regard était rivé sur le poste.
Elle s’apprêtait à quitter la pièce quand il la regarda enfin.
Elle avait senti son soulagement.
Elle était debout et lui regardait la télévision, longtemps, et sans réagir à l’essai d’anthologie qui venait d’être marqué. Après une très longue minute, il reprit sa respiration.
Elle repéra immédiatement sous son œil le petit muscle spasmodique qui trahissait sa tension. Lorsqu’elle avait perdu leur unique enfant, plusieurs années auparavant, après quelques semaines de grossesse seulement, il avait eu le même spasme pendant des mois.
C’était pathétique comme réplique, mais elle n’en avait pas trouvé de meilleure.
Il ne disait rien, les yeux à nouveau fixés sur le match dont il avait ôté les commentaires.
Il éteignit la télé ; l’arbitre venait de siffler la mi-temps. Il se leva.
Il était livide et calme. Sans trop savoir pourquoi, elle l’enlaça et lui donna une bise amicale. Après tout, cela faisait tellement longtemps qu’ils n’étaient que des amis.
Elle était écœurée par tant de gentillesse comme après avoir mangé trop de sucreries faciles. C’était injuste et méchant, mais c’était ainsi.
Il se rassit, la tête entre ses mains.
Elle avait pris son sac à main, enfilé son manteau et s’en était allée avec sa valise verte. Pierre avait en somme accueilli la nouvelle comme tout dans sa vie, avec amabilité et discrétion, et sa grâce lui avait interdit de manifester ouvertement de la colère ou de la tristesse et c’était peut-être le pire.
Les premiers jours, Rebecca fut engourdie. Les jours suivants, elle fut triste, surtout après que sa meilleure amie lui a dit que Pierre refusait les invitations et paraissait déprimé. Il ne lui téléphona pas et ne prit pas de ses nouvelles, du moins, pas directement. Mille fois, elle voulut l’appeler, mais se ravisait au dernier moment, certaine qu’elle avait fait le bon choix. Elle se convainquait qu’en restant muette, elle évitait de se montrer cruelle.
Et puis, ce fut la période de Noël. Elle avait croisé Pierre une seule et unique fois en ville et il l’avait saluée sans animosité en lui souhaitant un joyeux Noël. C’était pire qu’un coup de poignard dans l’estomac parce que le petit muscle de son œil battait toujours.
Alors, la perspective des fêtes lui était apparue soudain insoutenable. Elle ne connaissait qu’un seul remède à la grisaille ; elle allait partir loin, aussi loin que sa carte de crédit le lui permettait, et profiter de cette fichue liberté chérie pour mettre au rebut cette culpabilité qui l’inondait chaque jour un peu plus.
Quelques clics plus tard, elle avait réservé un voyage de rêve à l’autre bout du monde ; et la voilà, légèrement euphorique dans la salle d’embarquement, délestée de son gel après-soleil.
Lorsque l’hôtesse annonça le vol, elle eut un sursaut de lucidité ; et si elle arrêtait tout et rentrait sagement chez elle ? Pierre oublierait certainement sa révolution et l’accueillerait à bras ouverts. Rebecca ne parvenait pas à avancer dans la file d’attente et laissa la plupart des passagers la devancer. « Oui, mais après », se demanda-t-elle. Après ? La réponse était simple : après elle ferait l’amour un samedi par mois et Pierre lui demanderait si elle avait réussi à amener ses chemises au pressing.
Elle entra dans l’avion.
Rebecca était installée aussi confortablement que possible quand le steward annonça des turbulences. Le voyant lumineux intimant aux voyageurs d’attacher leur ceinture s’alluma. Par le hublot, à une distance raisonnable, on pouvait apercevoir des éclairs pulser à l’intérieur de ce qui semblait être une énorme masse de nuages ; ils illuminaient la nuit d’un halo étrange. « On dirait une aurore boréale », et Rebecca se fit la réflexion que peut-être là, dans le ciel, le Bon Dieu allumait un sapin géant, sacrifiant à la tradition de cette veille de Noël. La cabine était plongée dans un silence fait d’attente.
Rebecca regarda les hôtesses harnachées sur leurs strapontins. Elles ne se disaient pas un mot et cela l’inquiéta soudain.
Au début, elle ne ressentit qu’une petite vibration intermittente, avant que celle-ci ne se transforme en sauts-de-mouton, puis finalement en ce qui semblait être un plongeon de plusieurs centaines de mètres.
À travers le hublot, l’orage semblait s’être dangereusement rapproché au point que l’avion, soumis aux caprices des masses d’air tourbillonnantes, semblait secoué par la main d’un géant. Les grincements de la carlingue, mêlés aux hurlements maintenant stridents des passagers et au bruit sourd des bagages chutant des coffres l’empêchèrent d’entendre l’annonce de l’hôtesse prise de panique. Rebecca, d’un calme étonnamment olympien, se prit à penser qu’il était tout de même incongru de mourir à Noël en allant passer des vacances au soleil. Elle eut un élan de tristesse à l’idée de ne plus jamais voir de sapin ni de père Noël, de ne plus recevoir de cadeaux. Elle se mit à chanter : « Il est né le divin enfant, jouez hautbois, résonnez musettes, il est né le divin enfant, chantons tous son avènement ». Elle se rappela que, lorsqu’elle était petite – et pendant très longtemps –, elle pensait que les paroles étaient « jouez au bois » et trouvait cela un peu effrayant, car cela lui faisait penser à ces contes de fées où il arrive plein de malheurs aux enfants indisciplinés.
Et tout s’arrêta d’un coup.
L’avion ne bougeait plus. Dehors, la nuit avait cédé la place à une aube rosée.
Sur le siège à côté d’elle, une femme remettait du rouge à lèvres à la lueur du miroir de son poudrier. Elle portait une robe rouge très années quarante et une étole en mouton bouclé d’un blanc éclatant. Elle était tirée à quatre épingles et rien dans sa mise ne laissait supposer que quelques instants plus tôt, tous étaient à l’agonie. La femme sortit un paquet de bonbons de son sac et le lui tendit.
Rebecca lui présenta la paume de sa main et regarda la femme y loger un petit cachet rond.
C’était plus une affirmation qu’une question.
Rebecca commençait à se demander si la belle brune à ses côtés n’était pas un peu timbrée.
La créature lui sourit.
Rebecca bondit comme si elle avait été mordue par un serpent à sonnette.
Non, elle n’avait pas été gentille, pas ces dernières semaines en tout cas. Elle regarda par la fenêtre, le soleil brillait comme en plein midi.
Elle lui tendit une main parfaitement manucurée :
Rebecca s’esclaffa.
Rebecca resta pensive, mais quelques secondes à peine. Elle ne regrettait pas d’avoir épousé Pierre et le jour de sa demande en mariage restait l’un des moments les plus heureux qu’elle avait vécus. Cependant, elle savait tout autant qu’elle ne souhaitait plus vivre avec lui.
Noëlle leva les yeux au ciel.
Rebecca ouvrit les yeux. Elle avait dû s’assoupir un instant. Dans la pièce d’à côté, Pierre regardait le match de rugby. Elle avait essayé de lui proposer une promenade, mais il avait très poliment décliné. Elle remit ses chaussures, plia la couverture qu’elle reposa sur l’accoudoir du canapé et toqua à la porte de la salle télé.
Le regard de Pierre était rivé sur le poste.
Elle lui toucha l’épaule dans un geste qui se voulait réconfortant. Il lui retira la main.
Rebecca était abasourdie ; et dire qu’elle avait retourné dans sa tête pendant des semaines les mots qu’elle allait lui dire…
Sonnée, elle mit son manteau et quitta l’appartement. En face de l’immeuble, une agence de voyages lui faisait de l’œil. Elle poussa la porte, s’installa devant le voyagiste et demanda :