Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 22835Fiche technique33021 caractères33021
6101
Temps de lecture estimé : 25 mn
20/12/24
Présentation:  Une journaliste rencontre des femmes qui lui racontent un moment, un jour, une vie !
Résumé:  Un vieil atelier, Montmartre et ses vieilles rues. Un livre, des souvenirs qui reviennent.
Critères:  #chronique #réflexion #drame #initiatique #romantisme fh
Auteur : Jane Does      Envoi mini-message

Collection : Rêves de Femmes
L'oubliée de Montmartre

Dernière ligne droite avant les vacances d’été, de quoi me remettre un peu de baume au cœur. Je suis satisfaite, bien dans la vie, bien dans mes baskets. Dans mon taf, tout va bien et Mélanie, la rédactrice en chef du magazine pour lequel je bosse m’a même proposé une augmentation. J’adore ce que je fais, et le contact avec des femmes qui me racontent une partie de leurs rêves, ou un instant qu’elles ont vécu avec plus ou moins de bonheur, fait que le tirage de notre journal est à des taux records. Alors ? Qu’est-ce qui peut bien me chagriner de la sorte ? Aucune idée, ou rien de particulier, c’est seulement un état passager, un coup de blues ? Oui… je n’ai pas d’amant attitré actuellement, et écouter les histoires d’amour, parfois celles plutôt de cul, peut-il mener à ce pessimisme qui m’habite ce matin ? Je chasse vite mes idées sombres, et peste une fois de plus contre les embouteillages parisiens.


Bon sang ! Cette foutue ville me rendra donc toujours plus dingue. Un jeune homme remonte l’avenue en roulant sur la voie réservée aux bus et les flics sont juste devant moi. Évidemment, lorsqu’il se rend compte qu’il ne va pas échapper à une amende, il tente de forcer le passage et… merde, pour un peu, l’avant de ma voiture trinquerait. Un coup de klaxon pour lui manifester ma désapprobation me vaut un magnifique doigt d’honneur. Je braille, comme beaucoup de conducteurs en pareil cas, et voue aux cinq cents diables le branleur qui se croit tout permis. Enfin, la situation se débloque et je parviens enfin sans trop de retard à ma rédaction. Mélanie est dans son bureau et sa voix pincharde finit de me filer le bourdon. Je l’aime bien, mais seulement elle ne devrait pas ouvrir la bouche.


Elle ne devrait pas non plus se baigner dans une quantité de parfum suffisante pour empester la moitié de Paris. Je rigole à cette idée et ça me détend les nerfs. France, la stagiaire est à la machine à café et pas souriante non plus.


  • — Foutue saloperie d’engin, qui m’a encore avalé cinquante centimes sans rien me donner en échange.
  • — …

Je hausse les épaules et fonce vers mon bureau. Il y a des petits matins comme ça, où rien ne veut tourner rond. Une journée de merde quoi ! Bon… il est temps d’ouvrir ma boîte mail. Peut-être que, parmi la flopée de messages qui s’y entassent, un saura me rendre plus joyeuse. C’est à cet instant que la porte de mon bureau s’ouvre assez violemment.


  • — Ah ! Élisabeth, tu as réussi à sortir de ces foutus bouchons ? Notre capitale est un immense bordel…
  • — Mélanie… tu as besoin de quelque chose ?
  • — Un petit nouveau prend son service ce matin. Je l’ai collé dans les pattes de France… avec tout le courrier que tu reçois, ils ne seront pas trop de deux pour y faire face. Il s’appelle Benjamin, et pff ! Un butor si j’en juge par notre entretien qui vient de s’achever. Tu le suis de près et s’il ne fait pas l’affaire… tu n’hésites pas à m’en parler. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens qu’il ne va pas faire de vieux os dans nos locaux.
  • — … ? Tu n’es pas un peu excessive là ? Laisse-lui au moins le temps de faire ses preuves.
  • — Ouais… je ne suis pas convaincue par ce loustic ! mets en garde France, je ne le sens pas.
  • — Je vais voir ça de plus près…
  • — Sinon ? Tu as une nouvelle cliente pour un papier de ta rubrique ?
  • — Je suis en train d’éplucher mes mails… je te tiens au courant dans la matinée.
  • — Ça me va… bon, je te laisse bosser.
  • — Merci.

Ouf… comme d’habitude, elle empeste. Opium à trop haute dose peut vite devenir un enfer. Je rigole, mais c’est vrai, elle pue bon… le parfum très cher ! La fenêtre… pour une bouffée d’air frais et… je me demande si je ne préfère pas l’air vicié des faubourgs parisiens à ces relents de Mélanie. Une autre risette que je réprime immédiatement en entendant la porte s’entrouvrir à nouveau. La frimousse aux tifs clairs qui se montre par l’ouverture est celle de France… La stagiaire. En fait, elle ne l’est plus depuis deux mois, mais… j’ai bien peur que le terme lui reste collé à la peau.


  • — Tu as deux minutes, Élisabeth ?
  • — Oui, entre ma belle…
  • — Je veux juste te présenter Benjamin… c’est Mélanie qui me l’a mis dans les jambes.
  • — Elle vient de me le dire.
  • — Ouais… je comprends mieux pourquoi tu te gèles les miches avec la fenêtre ouverte.
  • — Chut… alors, il se trouve où notre gaillard ?
  • — Je suis là, mada…

Les mots s’étranglent dans la gorge du jeune homme. Et moi, je me dis que le monde est trop petit, mal fait et que ma journée est bel et bien placée sous le signe de la merde. Le type… celui du doigt d’honneur, il est là, devant moi, et ma réaction immédiate serait de le traiter de pauvre con. Je m’abstiens à la dernière seconde ravalant ma morve. Lui ne sait plus quoi dire et ça paraît louche à France. Elle flaire l’embrouille et n’a pas vraiment la langue dans sa poche.


  • — Il y a un blême entre vous ?
  • — Euh…
  • — Non, non, tout va bien, ma belle.
  • — Ah bon ! Tu es sûre, Élisabeth ? Parce que tu m’as un instant donné l’impression que tu connaissais Benjamin.
  • — Non, non, on ne peut pas appeler ça connaître ! Notre jeune ami n’est pas aussi doué de ses mains qu’un cochon de sa queue… il sait de quoi je parle, n’est-ce pas ?
  • — Euh… désolé… j’avais peur d’être en retard pour mon premier jour.
  • — Ça ne vous donne pas le droit de tuer tout Paris pour être à l’heure.
  • — Pardon… mais je ne vous ai pas accroché non plus.
  • — Non ! Mais le doigt d’honneur était peut-être de trop… allez, filez, et si vous faites la moindre misère à France, vous ne serez plus jamais en retard dans nos locaux. Bien reçu mon message ?
  • — Cinq sur cinq, Madame Élisabeth !
  • — Holà ! Quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe entre vous, là ?
  • — Je suis certaine, ma belle, que ce jeune homme va se faire un plaisir de te mettre au courant… allez, j’ai du taf et si quoi que ce soit se passe avec ce gars, tu m’en fais part ?
  • — Ouais… je ne pige rien, mais apparemment, c’est pas l’amour fou. Déjà, avec Mélanie, je crois que c’était limite…
  • — Ça va, France, je ne doute pas que Benjamin se remette en question… laisse-moi, je dois trouver un sujet pour… que le facteur t’apporte de quoi passer ton temps.
  • — Pas trop non plus… j’ai du pain sur la planche !

Elle rigole et je fais la même chose. Elle et le loustic s’en vont. Je peux désormais me consacrer à ma lecture. Le message d’une certaine Agnès Vigneaux retient toute mon attention. Puisqu’elle a laissé un numéro de téléphone, je me dis que l’appeler serait bien.


  • — Allo !
  • — Allo, bonjour ! Je suis Élisabeth, rédactrice au journal : « Rêves de femmes ».
  • — Ah… vous avez donc lu mon mail !
  • — Oui… on peut se rencontrer ? Vous résidez où ?
  • — À Paris… enfin sur la butte Montmartre…
  • — C’est tout près de nos locaux, donc… vous avez une plage horaire qui pourrait convenir à un rendez-vous pour que nous parlions de votre… lettre ?
  • — Oui… je ne travaille pas le vendredi après-midi ! Ça colle avec vos horaires ?
  • — Je ferai tout pour, de plus, je suis en vacances à partir de lundi prochain, donc c’est bien que nous discutions avant mes congés…
  • — Merci… je suis contente que vous ayez retenu mon message.
  • — Ben, je veux vous voir avant de décider si… je vous interviewe ou pas…
  • — Entendu ! À vendredi quatorze heures… vous avez mon adresse sur mon courriel… et mon téléphone en cas de problème.
  • — Eh bien, entendu alors… à vendredi !

Voilà ! Un rendez-vous est donc enregistré pour cette fin de semaine avec cette Agnès Vigneaux ! C’est ainsi que, le dernier jour précédant mon départ pour un repos bien mérité, je gravis les marches du square Louise Michel qui m’emmènent au Sacré-Cœur et je débouche donc dans la rue sans doute la plus photographiée de la capitale : celle de l’Abreuvoir. Me voici donc plongée au cœur du vieux Montmartre et c’est à l’angle de l’allée des Brouillards que je déniche enfin le domicile, sous les toits, de cette femme qui m’attend. Chevelure blanchie ou blonde, cinquante ans peut-être, elle a des yeux d’un bleu profond. Elle me reçoit dans un appartement très intimiste, au style démodé. Une nostalgique des années trente sans doute, qui a préparé quelques photographies d’un temps qui m’est étranger.


En quelques mots elle m’explique qu’elle attend celui qui ne reviendra peut-être jamais, son « Italien parti chercher des allumettes », vingt ans plus tôt. J’ai l’impression là que je vais voir surgir soudain, Serge Reggiani d’un placard ! Le gars dont elle me parle ? Un peintre ou un gigolo, qui a fait d’elle une femme à la dérive. Devant des petits gâteaux secs et un thé à la menthe, j’écoute donc son histoire. Comme d’habitude, mon magnétophone est sur la table entre elle et moi et je la laisse s’installer dans sa rêverie, au rythme qui lui convient. Petit à petit elle s’ouvre, comme si elle dépliait ses ailes pour s’envoler dans un monde qui remonte dans sa mémoire par tous les pores de sa peau. Je n’interviens pas de peur de briser le charme de ce moment de folie. Et je ferme les paupières, auditrice muette d’une tranche de vie bien lointaine.



— xXx — 



Henry… mon Henry ! Vingt ans, toutes les illusions de la vie devant moi et dans ce Montmartre où se côtoient artistes et bandits, c’est devant Notre-Dame qu’il m’aborde. Une casquette sur des cheveux mal peignés, des taches de son sur le visage, et… un sourire. Un de ceux qui viennent vous frôler l’âme, qui y laissent une marque indélébile, presque un tatouage. Deux regards qui se rejoignent se mêlent et je suis submergée par quelque chose de plus fort que moi, de plus fort que tout ce que je sais de la vie. Henry… un titi parisien, Henry… mon Poulbot. C’est là entre la rue des Saules et « la Maison rose » que nous nous voyons régulièrement, en cachette de mes parents. Mon père, Jacques, il gribouille dans un atelier des portraits de passants. Maman est danseuse au Moulin Rouge. Je suis la fille d’un couple d’artistes qui vit de l’air du temps et des quelques sous ramenés à la maison par ma mère.


Pas de bride sur le cou, pas de contrainte, je vais à l’école et mon rêve ? Rencontrer un prince charmant qui viendra m’enlever. Une autre époque, bien sûr. Alors… Henry, c’est un gamin de Paris, un gosse qui comme moi traîne dans les rues. Mais il est si beau, trop sans doute. Et je suis sous le charme au premier coup d’œil évidemment. Il n’est pas pressé, ne m’entraîne pas non plus dans son lit le plus vite possible. Non ! C’est, comment le dire, comment le définir, une romance très chaude. Henry… vole quelques fleurs à la vieille Armande et, un œillet sur l’oreille, vient, un genou à terre, m’offrir son bouquet. Il m’amuse, me fait rire, et moi… je suis subjuguée. Une vraie cour, avec des mots tendres, des gestes câlins.


Un après-midi ! Oui ! C’est par un après-midi où des éclairs zèbrent le ciel parisien que nous nous réfugions dans la chambre qu’il loue contre de petits boulots. Et… c’est bien ce jour-là que je deviens femme. Les baisers échangés se transforment en quelque chose de magique, en un échange entre un homme et une femme. Des gestes gauches, des caresses malhabiles pour un feu d’artifice qui font monter en moi un sentiment inconnu. Oui ! D’amoureuse sage, je passe au rang de maîtresse. De longues séquences où nous apprenons nos corps, nous découvrons aussi le sexe. Il aime tout, je ne refuse rien et ça ne peut que lui plaire. Notre histoire s’installe dans la durée, je ne parle de rien à mes parents.


De toute façon, m’écouteraient-ils ? Entre papa et ses amis qui boivent de l’absinthe en jouant de la musique tout en chantant, et maman qui papillonne avec ces fameux copains, je suis l’oubliée de service. Qui se soucie de la gamine qui, dans son coin, devient une femme ? Henry, lui, prend soin de moi, me met en valeur, me rend… belle. Oui ! C’est cela, il me rend belle. Alors, je vis ce qui peut l’être et cet amour qui me transcende, c’est le plus beau du monde, le plus grand aussi. Je ne suis plus une petite fille qui traîne les rues, je me retrouve en quelques semaines, propulsée au pinacle de l’amour le plus merveilleux, par un gamin de mon âge. Henry connaît le quartier comme sa poche, et je ne sais comment, il se débrouille, mais un jour il est riche comme Crésus, et le lendemain fauché comme les blés.


Quand l’argent vient à manquer à ce jeune couple que nous formons assez rapidement, installé dans sa chambre, je vais poser pour les peintres du quartier. Quelques sous, une histoire à l’eau de rose, et pourtant, je me sens heureuse comme personne. C’est là que mon Titi sait y faire. Je sais depuis peu d’où il sort ces fortunes éphémères, qui en quelques heures, peuvent changer de poche. Henry joue ! Au poker, et ses « amis » ne sont pas tous très recommandables. Je n’ai pas mon mot à dire, et si je tente de le raisonner souvent, il se moque gentiment de mes craintes. Il est si sûr de lui, si… persuadé qu’il va, comme il le souligne : « se refaire ». Mes arguments ne pèsent pas bien lourd dans la balance et nous filons parfois à l’anglaise, harcelés par la propriétaire de la chambre impayée quelques mois, ou plus inquiétant, des créanciers douteux.


Henry a toujours un ami, une connaissance pour nous héberger une nuit ou deux. Vie de bohème qui dure longtemps, et je suis toujours aussi folle de mon incorrigible joueur. C’est donc un soir qu’il rentre affolé. Il a joué, perdu ! Gros comme il dit et… le type avec qui il s’est engagé ne rigole apparemment pas. Faire notre baluchon ? Impossible, parce que d’après Henry, ce type est un vrai caïd et… il nous retrouverait partout. Alors ?



Et notre discussion, une fois de plus, se termine par une longue séquence de sexe dans notre lit. Folle ! Oui, c’est le mot, je suis raide dingue de cet homme et je veux le croire. J’adore ces instants où la peur se mêle à l’envie et… je suis persuadée que ça décuple mes émotions. Je jouis bien plus fort dans ces moments où le danger nous guette. Vue de mon esprit aveuglé par cet amour pour ce garçon ? Peut-être, mais je ne cherche pas à comprendre et je me donne avec l’énergie du désespoir, comme si toute notre vitalité se concentrait dans cet acte charnel qui nous unit avec une force inouïe. Et… c’est bien dans des corps à corps incroyables que je râle sur une couche qui change souvent d’endroit, au gré des dettes de mon Henry.


Le premier accroc dans un idyllique tableau a lieu deux jours plus tard. Les coups rudes frappés dans la porte de la piaule où nous avons trouvé refuge ne présagent rien de bon. Je vois Henry blêmir, sursauter et se décider après de longues hésitations à aller ouvrir. Il est immédiatement bousculé par deux gaillards d’un gabarit impressionnant. J’ai l’impression que deux gorilles du zoo de Vincennes viennent de débarquer dans l’espace restreint que nous occupons. Puis, dans l’encadrement de la porte, une silhouette plus affinée, un type élégamment vêtu. Plus vieux aussi ! Sans doute plus de cinquante ans et il se plante au milieu de notre décor sordide.



Le bonhomme fait un simple geste du menton et ses deux sbires s’approchent de mon homme. L’un d’eux le ceinture, l’autre lui attrape le bras. Là, j’assiste à quelque chose d’atroce. Je ne sais pas ce qui décrit un moulinet dans l’air de la chambre. Mais j’entends un cri immonde alors que, sur la main d’Henri maintenue à plat sur la table de notre chambre, s’auréole une large tache rouge. Il hurle et celui qui le cramponne fermement lui clôt le bec de sa patte libre.



Malgré la douleur, Henry parvient à extraire de son gosier ce oui à peine audible. Le bandit plante soudain ses yeux dans les miens. Et sans que je sois en mesure de faire un geste, il me pince le menton. Il a les yeux brillants, fiévreux, et ses paroles me glacent le sang.



Puis les trois voyous quittent la pièce, mais, sur le palier, leur chef se retourne pour lancer à Henry…



Le silence ! Je suis tremblante et mon chéri se tient le bras. Sa main saigne et je me précipite pour voir les dégâts. Mon homme est secoué par ce qui vient de se passer, mais il cherche à me rassurer.



Mon manteau sur les épaules, j’erre dans les rues, traîne un peu au hasard et mes pas m’emportent Place Blanche. Là, quelques filles, dans un accoutrement qui ne laisse planer aucun doute sur les activités auxquelles elles se livrent me font frissonner. Peut-être que dans quelques jours… moi aussi j’aurais un lampadaire contre lequel mon dos sera collé. J’en ai les larmes aux yeux. Et je marche sans but dans les beaux quartiers pour finir par m’asseoir sur un banc dans un square. Je ne sais pas vraiment où je suis, ne cherche pas non plus à le savoir. Combien de temps est-ce que je demeure ainsi prostrée sur un banc, dans le soir qui tombe ? Je m’en fiche, mon esprit ne ressasse que les images de ce qui s’est déroulé un peu plus tôt.


Je ne prends pas garde à ce vieux bonhomme qui prend place à mes côtés, un sachet de pain à la main, une canne maintenue entre ses genoux. Une volée de pigeons qui s’amasse et virevolte autour de lui me fait soudain prendre conscience que je ne suis plus seule sur le long siège de bois. Je redresse la tête et le bonhomme d’une voix douce s’adresse à moi.



Trop prompte à répliquer, trop vive aussi dans le ton de ma réponse. Mais le brave gars ne s’en offusque pas vraiment.



Énigmatique, ce Victor est là qui me dévisage, alors que totalement hébétée, je ne saisis dans tous ces propos que le sens pratique de ceux-ci. Il peut m’aider et, quelque part au fond de moi, je suis prête à en assumer le prix. Bien sûr que, dans ma tête, il y a cette possibilité qu’il me faille coucher, mais il me parle de tout autre chose et je ne sais plus où j’en suis. Cependant, je garde à l’esprit qu’il peut m’avancer de l’argent et ça… c’est diablement important. Il insiste dans son discours et me pose des tas de questions. L’une d’entre elles revient.



Pour la montée des marches du Sacré-Cœur, Victor s’accroche à mon bras, plutôt essoufflé. Et puis… en annexe d’un des ateliers que je découvre, un tout pareil à celui que mon père occupe, nous entrons dans un appartement luxueux. Victor pousse un tableau… un coffre mural apparaît ! De celui-ci, il sort une liasse de billets. Il m’en tend quelques-uns.



Je m’exécute, trop heureuse de ma bonne fortune. Lui se tourne vers ce qui ressemble à une immense bibliothèque et tire d’une étagère un volume relié en marocain. Il avance de nouveau vers la table où je suis accoudée. Il pose le livre sur celle-ci, se tourne de nouveau vers un autre meuble ciré, l’entoure et en extrait une bouteille et deux verres.



J’observe les gestes un peu hésitants du vieux Victor alors que le goulot du flacon tinte contre les rebords des deux godets. Il verse le liquide ambré. Il va pour me tendre l’un des récipients, se ravise et m’invite à le suivre dans une autre pièce.



Sans un mot, je fais ce qu’il me demande, je lui dois bien cela. Là, un immense divan, deux fauteuils et des meubles en bois travaillé. Il me laisse prendre place dans un fauteuil, retourne dans l’autre pièce, récupère son bouquin et les boissons. Lorsqu’il est de retour, il se pose dans le second siège et, cette fois, nous trinquons. Sa voix est neutre alors qu’il me demande un truc auquel je ne m’attends pas.



Et dans mes mains, le roman que j’entrouvre précautionneusement. Le titre… Les infortunes de la vertu. Mes doigts se crispent légèrement et tirent sur le signet qui marque une page précise. Mes yeux se portent alors sur le passage que le ruban semble indiquer :


Daigne le croire, Sophie, ce dieu que tu admets n’est que le fruit de l’ignorance d’un côté, et de la tyrannie de l’autre ; quand le plus fort voulut enchaîner le plus faible, il le persuada qu’un dieu sanctifiait les fers dont il l’accablait, et celui-ci, abruti par sa misère, crut tout ce que l’autre voulut.


Je lis donc, d’une voix un zeste trop chevrotante, ces mots qui me font un effet bizarre. Lui a les yeux clos et il paraît sourire au son de ma lecture. Je me racle la gorge et continue d’une manière plus sûre la narration des phrases suivantes. Ça dure un très long moment… Enfin, lorsqu’il rouvre les paupières, Victor me sourit. Sa main vient au-devant du livre qu’il me retire des doigts.



Quelques minutes plus tard, dans la chambre où Henry fait les cent pas, je dépose devant lui les billets. D’abord, il écarquille les mirettes, puis glisse l’argent dans sa veste. C’est ensuite une avalanche de questions. Il est comme fou, s’imaginant sans doute que je l’ai trompé. Comment lui expliquer ma rencontre improbable avec Victor ? Et au bout d’une heure où il n’a de cesse de me harceler, d’échafauder des tas de plans idiots, de subodorer je ne sais quoi, faisant même des allusions ignobles sur mon comportement, monsieur décide qu’il va aller se refaire. Oui… se refaire en jouant avec tous les risques que cela comporte. C’en est trop pour moi, j’explose !



Il s’approche de moi, et cherche à m’embrasser. Mais je refuse son baiser de serpent. Il me tourne le dos et se dirige vers la porte. Je reprends mon manteau, et alors qu’il file vers je ne sais quel boui-boui, de mon côté, je reprends le chemin de l’atelier où je sais trouver asile. Je frappe deux petits coups à la porte. Il est là, en peignoir.



Voilà ! Notre histoire a duré quinze longues années. Puis… Victor est parti. Bien sûr, au fond de moi, il reste encore un peu des traces de cet Henry que je n’ai jamais revu. Il a sûrement vieilli lui aussi, et je songe parfois à ce que serait devenue ma vie avec lui. Il ne m’a jamais manqué véritablement. Victor et moi avons été mariés, et je vis toujours dans son ombre. Ici, ce sont nos souvenirs qui me rendent… heureuse. Tenez…



— xXx — 



La dame aux cheveux blancs, fine et frêle, pousse devant moi, un livre dont la coiffe, les nerfs, entre nerfs et mors, sont usés à force d’avoir été tripotés par les mains pourtant parcheminées de la femme qui me le montre. Sur le plat de devant en lettres d’or, le titre : « Les infortunes de la vertu » et le nom de l’auteur : « Donatien Alphonse François de Sade ».


  • — Il est usé jusqu’à la corde, et mes yeux se sont eux aussi abîmés sur les lignes de cet ouvrage. Je pourrais vous en réciter la quasi-totalité par cœur… Victor me manque bien plus que Henry. Mais… j’ai aimé ces deux hommes dans ma vie. J’ai fait un choix, et qui sait si c’était le bon. Impossible à dire, mais si demain Henry frappait à ma porte, je sais bien que tout recommencerait. Vous voyez Élisabeth… le cœur est une machine bien compliquée… j’attends chaque matin sans savoir de quoi ma journée sera faite… je ne suis ni heureuse ni malheureuse, je suis juste là. Vous pensez que vos lecteurs vont trouver quelque chose de bien dans ce que je vous ai exposé ?
  • — En tout cas, moi, je la trouve très émouvante votre histoire, Agnès… vous avez vécu de belles amours.
  • — Peut-être… elles sont mortes désormais, mais ça m’a soulagé de vous avoir dit tout ceci… merci pour toutes ces femmes dont vous écrivez si bien les plus belles pages… vous aussi êtes une artiste en quelque sorte. Un docteur… Un médecin de l’âme, et c’est plus bénéfique qu’un psy… Oui ! Merci Élisabeth !

Tous ces mots se mêlent à la voix enregistrée qui m’est mécaniquement restituée, alors que j’écris mon article, pendant mes vacances. Lorsque je referme la page Word de mon ordinateur, en jetant un coup d’œil sur l’océan à marée montante, j’ai un sourire. Oui… un coin de ciel bleu dans ma caboche, une pensée toute simple et je me dis qu’il est temps que je songe à vivre un peu. Sur la plage, des couples, des hommes, des femmes, des enfants qui courent, qui bougent. Il doit bien exister quelque part, un garçon, un célibataire qui saura me faire oublier un moment mon boulot… il est temps que j’aille faire trempette…