n° 22881 | Fiche technique | 35559 caractères | 35559 6443 Temps de lecture estimé : 26 mn |
17/01/25 |
Résumé: Souvenirs, souvenirs ! Une histoire comme il en existe des milliers... oui, mais c’est la nôtre ! | ||||
Critères: fh | ||||
Auteur : Jane Does Envoi mini-message |
Concours : Récit d'après 4 images imposées |
Vous retrouverez le règlement de ce concours ici.
Ce dont je me souviens ? Du printemps et d’un long, très long voyage. Je ne sais rien de cet endroit, rien non plus des personnes chez qui je vais sans doute passer quelque temps. Je n’ai guère d’idée non plus sur le « travail » qui va m’être dévolu. L’annonce n’était pas spécialement explicite et les échanges de courriers ne m’ont donné qu’une vague description de ce pour quoi je serai rémunéré. Une sorte de dame de compagnie, une préceptrice pour celui qui, dans mon esprit ne peut qu’être un enfant. Pas de précision sur l’âge, pas plus sur le logement. Mais chez moi, c’est la guerre entre mes parents.
Un divorce sur fond de disputes, de crises de plus en plus fréquentes et je suis tiraillée entre une mère qui me prend toujours à témoin et un père qui ne comptabilise que sa fortune. Alors… ce poste est une aubaine. Finalement, fuir est la solution qui me convient le mieux. J’ai donc répondu dans le plus grand secret à ce job, sans plus chercher vraiment à en espérer plus que des kilomètres en guise de distance de sécurité, avec ces deux qui ne se soucient guère de ma petite personne. La réponse, l’employé des postes me l’a déposée un matin. J’ai préparé mes affaires sans en parler à personne. Inutile de toute façon d’attendre de mes parents autre chose qu’une nouvelle crise, ou une engueulade, alors…
Ils sont au salon et je me plante devant ce couple qui n’en est plus un ! Maman ne se soucie pas de ma présence ; elle fume assise sur le divan. Papa lui hurle dessus pour l’argent encore dépensé dans ses cigarettes. Et, comme d’habitude, Margareth, c’est le prénom de ma mère, se tourne vers moi.
— xXx —
Et voilà comment, par un petit matin de printemps, je suis montée dans un train… pour un très long voyage. Une traversée qui m’emporte dans des paysages de rêve, une sorte de carte postale vivante. Et au terme de ce long périple, une minuscule gare en pleine campagne, un autre taxi qui me dépose devant deux grilles, face à un chemin qui serpente entre de hauts sapins. Tout au fond de ce décor, je devine le toit rouge d’une belle demeure. Et au détour d’un dernier méandre, une bâtisse de briques rouges. Une pause à quelques mètres de l’entrée et je viens enfin tirer la chaîne d’une cloche qui tintinnabule pour annoncer ma présence.
Des bruits de pas, une clé qui chasse un pêne dans une serrure et une femme, chevelure tirée en chignon, longue robe sombre, qui me dévisage. Ses traits semblent doux et elle attend.
Elle éclate de rire et me fait signe de la suivre. Nous gravissons les marches d’un immense escalier. La maison sent bon ! Une odeur qui me rappelle ma jeunesse, chez mamie ! Oui ! C’est cela, la cire… ici, cette senteur est partout. Ma chambre ! Éblouie, c’est le bon mot. Spacieuse et claire, un grand lit, un bureau, un cabinet de toilette équipé d’une douche, un rêve quoi !
Elle s’évanouit dans le dédale d’un couloir. J’avoue que je suis un peu perdue dans cette demeure inconnue. Je défais mes maigres bagages, en dispose les effets dans une armoire bien trop grande pour le peu que je possède et… je me couche sur le lit pour en éprouver la souplesse. Un instant, j’ai une sorte de bouffée de cafard. Je suis loin de ceux que j’aime malgré tout et… personne ne sait que je suis ici. Et si… ces personnes qui vivent là… n’étaient pas des gens honnêtes ? L’idée idiote traverse mon cerveau et s’évapore aussi rapidement. Je me redresse, change mes vêtements de voyage pour une robe qui me sied mieux. Un coup de brosse dans mes cheveux bruns, un trait de rouge sur mes lèvres et je suis prête à affronter l’enfant pour lequel je suis là !
Je me faufile dans le corridor, finis par retrouver les marches et les dégringole pour dénicher le fameux salon où Gisèle et sa progéniture doivent s’impatienter. Voilà, finalement, je suis devant une haute porte sur laquelle il est inscrit en lettres d’or : « Salon ». Je frappe deux petits coups dans l’huis et la voix que je reconnais déjà m’invite à la rejoindre.
Puis nous allons de pièce en pièce, avant qu’elle me dirige vers les extérieurs. Un parc magnifique boisé et au milieu de celui-ci… un étang. Au fond de moi, je m’imagine déjà assise au bord de l’eau avec l’enfant qui court dans les alentours… et un sourire illumine mes lèvres. Gisèle est dans son monde, un univers qu’elle me dépeint avec de grands gestes.
Je suis la femme, qui, si j’en juge par ses traits, a sûrement l’âge de maman ! Et du coup, je me surprends à songer qu’elle est un peu âgée pour avoir un gamin en bas âge. Mais bon… il n’y a rien d’impossible. Nous rentrons dans la demeure et elle parle sans cesse. Un vrai moulin à paroles que je ne parviens pas à saisir dans leur intégralité.
Se tournant vers moi, elle m’invite à pénétrer dans le salon où une musique douce semble se propager.
Dès que je franchis le seuil de cette pièce, je reste scotchée par… un homme qui est assis là. Pas du tout un jeune garçon comme je le croyais, non ! Celui qui me fait face a sûrement quelques années de plus que moi. Il porte des lunettes de soleil et dirige son visage vers sa mère et moi qui arrivons.
Elle se retire sur la pointe des pieds. Nous restons donc, lui assis moi debout, dans un face-à-face étrange. Ce type a quelque chose d’indéfinissable qui me surprend sans que je sache avec exactitude ce que ça peut être. Sa voix reste assez neutre quand il s’adresse de nouveau à moi.
En me lançant cette phrase, il tend le bras et, machinalement, je fais un quart de tour. Tout le mur dans la direction qu’il m’indique est tapissé d’étagères sur lesquelles sont alignés des dizaines d’ouvrages. Je n’avais pas remarqué, lors de ma première visite, ces lignées de livres.
Je fais quelques pas vers ces bouquins et… je saisis le premier, juste devant mon nez. La couverture reliée en cuir est entre mes doigts. C’est doux et chaud à la fois. Pourquoi ce gars a-t-il besoin d’une gouvernante ? J’ai du mal à croire que je sois là pour un homme qui a sûrement entre trente et trente-cinq ans ! Il me parle encore.
Cette fois, son index pointe vers le siège de velours fleuri qui se tient devant le canapé où lui est assis. Je fais donc ce qu’il me demande en me demandant pourquoi ce Grégoire ne retire pas ses lunettes. La maison ne baigne pas dans une lumière extraordinaire. Il est vêtu d’un pantalon en velours côtelé noir, d’un chandail de laine gris, et ses cheveux sont bien taillés. Il sourit sans que je sache si cette risette m’est destinée. Mes fesses se posent donc comme il me le propose. Et J’attends sans savoir trop ce que je dois faire avec ce bouquin que mes mains serrent contre mon cœur.
Mes doigts entrouvrent l’ouvrage et je m’apprête à lire à haute voix le passage sur lequel mes yeux courent. Je stoppe mon élan juste avant la lecture, me racle la gorge et puis débute donc, d’un filet de voix mal assuré, la diction de ces lignes.
Le lendemain matin, en repensant à la visite manquée de Cécilia, je me convainquis, ou plutôt je cherchai à me convaincre que son absence avait été due à des motifs qui n’avaient rien à voir avec nos relations. Car si je désirais encore me défaire de Cécilia, la Cécilia dont je voulais me défaire était une Cécilia amoureuse de moi, ou que j’imaginais telle, et non une Cécilia qui ne m’aimait plus et manquait à nos rendez-vous. Et ceci non par ce genre particulier d’amour que l’on appelle amour contrarié, lequel fait que nous aimons qui ne nous aime pas et n’aimons pas qui nous aime, mais parce que la Cécilia qui m’aimait s’était révélée ennuyeuse, c’est-à-dire irréelle, tandis que la Cécilia qui ne m’aimait pas acquérait de plus en plus à mes yeux (par le fait même qu’elle ne m’aimait pas) un semblant de réalité.
Il écoute sans un mot, puis de la main, il me signifie d’arrêter là.
Il se redresse lentement ! Geste gracieux qui me montre qu’il est grand. Puis sa main droite se saisit de ses lunettes de soleil. Il avance vers moi et je le dévisage sans comprendre ce qui se passe. De grands yeux sombres qui me scrutent sans dévier d’un pouce, collés à ma frimousse, presque inquiétants. Il est à un pas, se fige droit comme un « I ».
Quoi dire ? Grégoire lève le bras, et vient du bout des phalanges effleurer ma bouille. Ses doigts fins en caressent les contours, s’attardent un peu sur les ailes de mon nez, viennent ensuite longer mes lèvres dans un frôlement qui me tire des sensations très… difficiles à décrire. Puis d’un index qui ne tremble pas, la paume de la main tâte mon menton. C’est là que je réalise… l’impensable, l’inimaginable. Il ne me voit pas vraiment. Seuls ses doigts qui me cajolent font office de vision pour lui. Son regard trop figé, l’absence de mouvements de ses yeux… il est donc aveugle ? La révélation d’une vérité crue me fait sursauter, et évidemment que ses autres sens exacerbés lui font ressentir de suite mon geste de surprise.
— xXx —
Pour être rasoir, la messe dominicale l’est pour de bon. De plus, je suis la cible de tous les quinquets des gens du bled en général et en particulier de ceux des hommes. Une inconnue dans l’église, ils ont de quoi discuter, supputer, et, un peu intimidée, je me tasse sur le banc des femmes. Je souffle enfin lorsque « l’ite missa est » est prononcé. Dehors, de petits groupes s’agglutinent ici et là et ma patronne, sentant ma gêne, me garde proche d’elle. Nous sommes rejointes par son fils. Il cherche mon bras et je lui permets volontiers de l’empoigner.
Je ne cherche pas à répliquer. À quoi bon, car je suppose qu’il fait allusion à mon arrivée. Il ne voit pas exactement de la même manière que tout le monde, mais à sa façon, il a raison. Ce qui est en chacun de nous est sûrement plus précieux et importe plus que les traits d’un visage. Si beau soit-il, si le cœur n’est pas bon… Gisèle fait signe au voiturier et j’entends son fils lui dire clairement.
Il rit et je sens sur moi le regard de sa mère alors qu’elle monte dans la voiture qui va la reconduire chez elle. Oh ! En passant par la forêt, il ne doit pas y avoir plus d’une vingtaine de minutes de promenade. Et nous bavardons gentiment, Grégoire et moi. Il est curieux de tout et je lui confesse jusque dans le moindre détail les événements familiaux qui m’ont poussé à quitter le giron parental. Bien sûr, il compatit et sa voix est plus douce, comme si, dans ses intonations, il tenait à me faire savoir son soutien. Lui également me rapporte des moments de son enfance. Pas si simple lorsque l’on a seulement des yeux au bout des doigts. Mais il est heureux et c’est drôle, mais je ressens pour lui un sentiment indéfinissable.
Pas de la pitié, non, c’est tout différent. Je suis émue par ce grand gaillard plus âgé que je ne le suis de seulement sept ans. Il me parle de sa jeunesse, de ses études au domaine, du départ de son père pour un autre monde, enfin de ces petits secrets qui forgent l’esprit des uns et des autres. De cette mère aussi trop vigilante qui le couve, parce qu’elle s’imagine qu’il ne peut vivre sans guide. J’ai droit également à ses regrets pour des filles qui, avant moi, ont traversé la vie de Grégoire, choisies elles aussi, par sa Gisèle. Choix pas toujours judicieux, et je me fais la réflexion que, dans sa tête, je ne suis peut-être pas non plus un choix qu’il aurait fait. Mais il est évident que je m’abstiens de poser le problème dans notre discussion plutôt… sympathique.
Nous sommes de retour chez lui et le déjeuner est servi, puis nous allons sur les rives de l’étang pour de nouveau raconter nos vies. Je lis aussi ce monsieur Pincherlé qui semble ravir mon hôte. Je découvre donc cet auteur et surtout sa manière si particulière de voir les femmes. Est-ce que Grégoire les imagine telles que ce Moravia les dépeint ? Je me glisse plus ou moins dans la peau d’une Cécilia dont j’aimerais me faire une amie. Durant des heures, je lis pour ce garçon qui sourit parfois aux anges, à moins que ce ne soit ce que je lui relate qui le fait réagir. Je me sens si bien ici. La soirée après le dîner me voit sans occupation. Je mets donc ce temps libre à profit pour écrire à mes parents.
Une bonne nuit de sommeil, et si je rêve durant celle-ci, je n’en garde aucun souvenir. Nous voici donc lundi, jour de cette fameuse foire. Grégoire et moi parcourrons le chemin sous les frondaisons qui nous a permis de rentrer la veille, de la messe. Et il me donne la main pour faire ce bout de route. Une agitation spéciale règne au cœur du village. Les vaches, les cochons, mais aussi des poulets et surtout des tas de personnes pour admirer ces animaux qui se vendent à l’occasion de ce grand cirque villageois. Nous marchons et c’est à travers mes yeux que Grégoire imagine les scènes qui se déroulent un peu partout durant ce déballage annuel. Il ne me lâche jamais la main et une chaleur sourde m’est retransmise par cette paluche qui tient la mienne.
J’avoue même que c’est très agréable. Il me parle puis d’un coup… il semble renifler l’air tout autour, flairant je ne sais quoi.
Dès notre arrivée auprès de la jeune fille qui tourne effectivement, un bâtonnet où le sucre soufflé forme comme une barbe, Grégoire en commande deux. Et pour la première fois, je goûte ce qui me colle aux doigts et sur le pourtour de la bouche. Je ris, claque des mains, puis tempère ma joie, puisque, de toute façon, mon accompagnateur ne voit pas pourquoi je rigole. Il doit s’en douter pourtant et une risette naît sur ses lippes également.
Sa patte monte vers mon visage et son index me frôle les lippes. Il insiste un peu et prend sur le bout de son doigt un peu de ces fils collés. Pour les porter à sa bouche avec un drôle d’air. Pourquoi est-ce que mon cœur fait un saut dans ma poitrine ? Je n’y comprends plus rien. Je n’ai jamais ressenti ce genre de chose pour personne. Et je me recule prestement, comme piquée par je ne sais quel insecte. Un peu aussi pour interdire à cette main de réitérer quelque chose qui m’interpelle. Lui se raidit, pressentant sans doute mon mouvement de retrait.
Je sens bien que ma réplique est des plus nulles. Mais je n’ai pas les mots pour décrire ce qui me fait vibrer bizarrement. Lui se tait également alors que nous continuons notre balade entre les nombreux stands, louvoyant entre les badauds et les acheteurs qui commercent un peu partout. Lors d’une autre halte, nous buvons un verre de cidre, Grégoire rit à gorge déployée et je me sens… heureuse. Enfin, nous refaisons à l’envers notre passage sur la foire, avant de revenir vers chez lui. De loin, j’aperçois Gisèle sur le pas de la porte. S’inquiète-t-elle pour son fils ? Je ne dis rien et nous allons tous les deux nous asseoir sur les bords de la pièce d’eau. De nombreux ronds à la surface… et le garçon dresse l’oreille.
Je file, m’enfuyant pratiquement de cet homme qui, pour d’obscures raisons, me donne des frissons incompréhensibles. De loin, alors que je vais entrer dans le salon, je jette un coup d’œil au garçon qui ne bouge plus, assis sur la pelouse bien tondue, jouant avec un brin d’herbe. Qu’a-t-il de plus qui me donne une telle chair de poule ? C’est à n’y rien comprendre. Je suis perdue dans mes pensées et j’attrape au vol le premier bouquin qui se trouve là. Mes pas sont lents pour rejoindre celui qui a cette fois le brin d’herbe entre les dents et dresse l’oreille à mon approche.
Je me tais, m’assieds près de lui, et débute la lecture…
À neuf heures, la salle du théâtre des Variétés était encore vide. Quelques personnes, au balcon
et à l’orchestre, attendaient, perdues parmi les fauteuils de velours grenat, dans le petit jour du
lustre à demi-feux. Une ombre noyait la grande tache rouge du rideau ; et pas un bruit ne venait
de la scène, la rampe éteinte, les pupitres des musiciens débandés. En haut seulement, à la troisième galerie, autour de la rotonde du plafond où des femmes et des enfants nus prenaient leur volée dans un ciel verdi par le gaz, des appels et des rires sortaient d’un brouhaha continu de voix, des têtes coiffées de bonnets et de casquettes s’étageaient sous les larges baies rondes, encadrées d’or…
La nuque que reçoivent mes cuisses me fait rougir. Bien entendu qu’il ne peut le remarquer, mais c’est une vérité, je suis totalement dépassée par les événements. Et ma voix doit s’érailler un peu trop, trahissant ce trouble qui monte en moi, alors que je reprends « Nana ».
Par moments, une ouvreuse se montrait, affairée, des coupons à la main, poussant devant elle un monsieur et une dame qui s’asseyaient, l’homme en habit, la femme mince et cambrée, promenant un lent regard. Deux jeunes gens parurent à l’orchestre. Ils se tinrent debout, regardant.
Une chaleur se diffuse à tout mon corps et le bras de Grégoire revient sur le devant de la scène. Il pose sa main, paume ouverte, agrippant le bouquin et il me le retire délicatement des doigts. Le livre, couverture face au ciel, vient atterrir sur le flanc de l’homme. Il lève ensuite son index et celui-ci vient lire les contours de mon visage. Sa voix… vient se ficher dans mes oreilles, avec une tonalité imprévue. Quant aux mots qui sortent de la gorge masculine et montent dans l’éternité d’un instant si fragile, je ne veux pas les oublier, jamais !
Comment la frimousse de Grégoire se soulève-t-elle assez pour que nos lèvres s’unissent ? Je n’en sais rien, ne le saurai jamais. La pointe de sa langue noue une amitié particulière incroyable avec ma propre langue dans mon palais que je lui laisse investir. Mon Dieu… un baiser, un de ceux que l’on n’oublie jamais, un baiser de feu. Tout mon être s’enflamme sur cette rive d’un étang calme. Je me sens transportée par cette flamme qui me consume de l’intérieur. C’est donc cela que l’on nomme « amour » ? Nos bouches insistent encore et encore et je me sens si légère, aérienne, soulevée par une brise inconnue.
Tendres effusions que nous renouvelons je ne sais combien de fois. Je suis totalement subjuguée par ce qui m’étreint partout le corps. Tout chez moi est chamboulé par des embrassades dont l’ampleur me dépasse. Que m’arrive-t-il ? Que nous arrive-t-il ? Je sens soudain cet attrait pour ce garçon qui éclate là, au grand jour, et ne peux ni ne veux y croire. Je vais forcément me réveiller d’une longue nuit avec toutes mes idées remises en ordre. Parce que c’est impossible que ce soit moi que Grégoire entraîne avec une telle fougue. J’ai beau me dire que ça ne peut pas exister, force m’est de constater que j’aime avec une violence incomparable ce qui nous unit là, par nos lèvres interposées.
Ce sentiment indéfinissable qui prend vie sous des baisers effrénés distillés avec une grande maestria par celui pour qui je travaille. Je ne peux que l’imaginer, il ne me paraît pas possible que ce soit réel, et pourtant. Plus nous échangeons nos salives et plus j’ai l’impression de m’enfoncer dans un conte de fées. Mon Dieu… comment est-ce possible ? C’est bel et bien moi que repousse gentiment le museau qui insiste tant et tant. Grégoire ne dit rien. Il se redresse sur un coude, puis se remet debout. Il me tend la main…
Je fais exactement ce qu’il me demande malgré mon appréhension. Nos doigts se soudent et d’une unique traction, il m’aide à me remettre sur mes pieds. Puis, debout face à face, je me sens attirée contre son torse. Ses mains caressent mes joues, je pressens dans ses gestes toute la douceur du monde. Je ne refuse plus ce qui me semble inéluctable. L’homme m’embrasse comme jamais personne ne l’a fait avant lui. Être là si dévouée à ce garçon… je suis envoûtée. Je me languis dès que finit son baiser, je suis toute attente du renouvellement de ce doux péché. C’est bras dessus, bras dessous que nous allons rejoindre Gisèle dans la maison.
— xXx —
Depuis quelques semaines, Grégoire et moi sommes amants. Si sa mère sait tout de cet amour naissant, elle se garde bien de tous commentaires. Elle ferme les yeux… alors que, de mon côté, je les ouvre sur un monde fait d’amour et de tendresse. Un bonheur où celui pour qui je fais la lecture et à qui je sers de guide a la plus grande place. Les fêtes de fin d’année se rapprochent à grandes enjambées. Mes parents répondent à mes courriers et sont toujours ensemble. Se chamaillent-ils toujours comme je le redoute ? Aucune idée, même si c’est fort probable. Gisèle vient d’entrer dans ma chambre. Elle tient à la main un livre. Il semble neuf et j’attends qu’elle m’annonce la couleur. Est-elle là pour me congédier ? Je ne suis pas très confiante.
Le livre qu’elle apporte change de main. Il est dans les miennes et machinalement, je l’ouvre. Blanches ! Toutes les pages sont vierges. Elle me sourit… puis d’une voix très basse, elle me chuchote encore deux ou trois phrases qui me font plaisir. Elle quitte enfin ma chambre que j’occupe chez elle. Et je vais bientôt aller rejoindre mon amoureux. Il est temps de préparer nos bagages pour un long voyage. Ce soir, je vais annoncer la bonne nouvelle à papa et maman, leur dire aussi que je rentre et… pas seule. Je ne sais pas comment ils vont prendre la chose. Et j’ai aussi tellement à leur raconter… de cette vie toute neuve de leur fille. Mais avant de retrouver Grégoire au bord de l’eau, je me munis d’une plume, d’un encrier et du cadeau de sa mère.
Nous sommes près de l’étang, à profiter d’une matinée ensoleillée. Les mauvais jours ne sont pas tout à fait là. Étendue sur la pelouse toujours aussi bien entretenue par Hector le jardinier, j’ouvre mon cadeau et me mets en devoir d’écrire mon histoire… celle bien sûr qui débute le jour de mon arrivée chez mon amoureux… et sur le journal intime vierge offert par la mère de Grégoire… je vais donc retranscrire ce qui m’enchante… une vie toute en pleins et déliés, une existence remplie de promesses. Je suis heureuse et la main d’homme qui lisse ma chevelure me fait frémir. Il y a un temps pour lire, un temps pour aimer et un temps pour le souvenir…
Quatre petites images restent gravées là, au fond de ma mémoire… et un baiser nous unit pour le meilleur… en oubliant le pire !