n° 22907 | Fiche technique | 16417 caractères | 16417 2605 Temps de lecture estimé : 11 mn |
04/02/25 |
Résumé: Une histoire d’apaisement. Un hommage à la vie. Ce témoignage s’adresse autant à moi qu’à vous. Il est aussi un remerciement sincère à tous ceux qui, souvent sans le savoir, ont facilité mon cheminement personnel en m’encourageant dans l’écriture. | ||||
Critères: #journal #réflexion #psychologie #nonérotique #confession | ||||
Auteur : Maryse Envoi mini-message |
Avant-propos : Ce texte, longtemps resté en suspens avant d’être écrit puis publié, s’inscrit dans un processus de perlaboration1 ; à travers l’écriture, je revisite mon histoire et affronte mon traumatisme pour en extraire une force nouvelle, l’énergie vitale qui me permet d’avancer. Ce cheminement est pour moi profondément salutaire. Voici mon témoignage.
Elle était allongée sur un lit. La pièce, épurée et aseptisée, était d’une blancheur aveuglante qui semblait tout effacer. Seules les gouttes de la perfusion continuaient à bouger, à exister. Elles tombaient inlassablement, une par une, selon un rythme hypnotique dans lequel elle s’effaçait. L’aiguille plantée dans le dos de sa main était imperceptible, juste une chaleur sourde qui engourdissait son corps, la clouant dans une torpeur cotonneuse dont elle ne pouvait s’extraire.
Son esprit dérivait dans un brouillard épais, où chaque sensation semblait émoussée. La lumière, les sons étaient là, mais amoindris, comme filtrés par une vitre épaisse. Peut-être était-ce mieux ainsi. Car, dans le silence, un autre bruit menaçait de refaire surface, celui qu’elle voulait à jamais oublier : un souffle rauque contre sa nuque. Un écho épouvantable qu’elle refusait d’entendre et avec lui, toutes les réminiscences odieuses qu’elle refoulait au plus profond d’elle-même. Elle n’avait pas envie de se rappeler et encore moins de ressentir.
Une silhouette en blouse blanche venait la voir plusieurs fois par jour. Elle parlait d’une voix professionnelle, monocorde, et posait toujours les mêmes questions – inutiles, absurdes : « Est-ce que vous dormez bien ? », « Avez-vous besoin de quelque chose ? », « Vous sentez-vous mieux aujourd’hui ? »
Mieux ? Elle n’en comprenait même plus le sens. Alors, elle détournait le regard, refermant ses paupières comme un rideau. C’était plus simple ainsi. Faire le vide en elle. À quoi bon vivre quand la mémoire n’apportait que douleur et dégoût ?
Même l’oubli n’était pas sûr. Dans le noir, parfois, les souvenirs la traquaient. Les mains froides, brutales. L’odeur répugnante qui la faisait suffoquer. Les yeux inhumains, deux lueurs glacées qui luisaient dans l’obscurité. Alors elle fuyait, se fondant dans le néant qui l’entourait pour disparaître. Que pouvait-elle faire d’autre ?
Son regard tomba sur son second bras, lui aussi inerte sur le drap. De fines cicatrices, certaines encore suturées, lui barraient le poignet. Elle se crispa tandis qu’un frisson la secouait. Elle s’en était fait plein d’autres, un peu partout sur son corps, pour sentir la lame lui entailler la peau, voir le sang s’écouler, comme si, en le faisant, elle cherchait à faire sortir d’elle tout ce qu’il avait de mauvais, tout ce pus qui la souillait et dont elle n’arrivait pas à se débarrasser…
Les jours passaient les uns après les autres, identiques, la maintenant dans une longue inexistence.
Puis, un jour, un son lui parvint. D’abord imperceptible, comme un murmure. Un bruit régulier, répétitif, presque apaisant, venu de très loin. Elle pensa l’avoir rêvé et l’oublia aussitôt.
Mais le jour suivant, il revint, un peu plus net, un peu plus fort. Comme un tac-tac. Un tac-tac incessant et entêtant, qui troublait le silence figé dans lequel elle s’était retranchée. Un tac-tac qui semblait vouloir la tirer de sa prostration anesthésiante.
Il s’imposait, doucement, patiemment, résonnant dans l’immobilité de son être. Sans comprendre pourquoi, elle finit par s’accrocher à ce rythme, à ce fil ténu qui effleurait sa conscience.
Tac-tac… tac-tac… tac-tac…
Ce son n’avait rien de menaçant. Au contraire, il se déployait avec une régularité presque réconfortante, comme une berceuse mécanique. Une cadence subtile, discrète, qui s’immisçait inexorablement en elle.
La peur, insatiable, était toujours là, tapie dans un recoin obscur de son esprit, prête à bondir. Mais désormais, quelque chose était différent : ce tac-tac, à la fois énigmatique et obsédant, était là, comme une frontière invisible qui maintenait l’horreur à distance.
Le tac-tac devint plus qu’un bruit, une présence qui cherchait à se faire entendre. Et, paradoxalement, elle, qui s’était coupée de tout, se surprenait à l’écouter presque malgré elle.
Tac-tac… tac-tac… tac-tac…
Elle ouvrit les yeux. La lumière crue, presque livide, qui baignait la pièce semblait moins oppressante, comme si elle s’était adoucie.
Tac-tac… tac-tac… tac-tac… Ce rythme continuait, tenace, imprégnant chaque cellule de son être.
Puis, parfois, avec ce bruit devenu familier, un autre son gai et cristallin s’élevait : un rire d’enfant. Si lointain, si irréel et pourtant suffisamment distinct pour résonner partout en elle.
Brusquement, une image, presque une hallucination, jaillit, perçant son hébétude : un train roulant sur des rails, tirant une file infinie de wagons. Il avançait sans relâche, implacable, apportant ce rire innocent.
Elle referma les yeux. Pas pour échapper à cette vision, mais, curieusement, pour s’y abandonner. Derrière ses paupières, le train défilait. Rien ne pouvait l’arrêter. Telle une invitation à se mettre en mouvement, à sortir de ses murs, à se reconnecter à la vie qui, envers et contre tout, avec ou sans elle, continuait à avancer.
Les jours suivants, l’image du train ne la quitta plus. Il sillonnait son esprit, inlassablement, laissant dans son sillage une vibration subtile qui se propageait jusqu’aux confins de son être. De temps en temps, au cœur de cette douce trépidation devenue familière, émergeait une autre résonance, empreinte d’humanité : l’éclat de rire clair et ingénu qui tintait, telle la résurgence d’un temps oublié. Qui la faisait frissonner, remontant des images évanescentes, à peine esquissées…
Même lorsqu’elle se perdait dans la contemplation de la perfusion ou du plafond blanc, le tac-tac la rejoignait. Ce bruit régulier était devenu une présence sonore, une compagnie persistante qui refusait de l’abandonner.
Son no man’s land intérieur, jusque-là d’un vide endormant, ne lui offrait plus cette vacuité totale dans lequel elle s’était dissoute. Elle était maintenant traversée par ce mouvement irrépressible, emplie de ce rythme constant qui ne la lâchait plus.
Des questions commencèrent à naître, insidieuses, dans un coin de son esprit : « D’où vient ce train ? », « Pourquoi est-il apparu ? », « Que cherche-t-il à me dire ? », « À qui appartient le rire ? »
Elle chassa ces pensées absurdes de sa tête. Mais elles restaient là, bien ancrées, comme une interrogation latente, pressante, attendant une réponse.
Un matin, lorsque l’infirmière entra dans la pièce, elle sentit bizarrement son cœur s’accélérer. Une impulsion, faible, mais bien réelle, la poussa à parler. Elle ne savait pas ce qu’elle voulait dire. Peut-être, simplement prouver qu’elle n’était pas morte, qu’un souffle de vie subsistait encore en elle. Celui, fragile, retentissant comme un rire, que le train véhiculait à l’intérieur de ses solides wagons.
Elle ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit.
L’infirmière tourna la tête vers elle, lui adressant un sourire bref avant de reprendre ses gestes habituels.
Maryse détourna les yeux, mais quelque chose en elle bougeait. Une voix intérieure, portée par le roulement du train, murmurait :
— Dis quelque chose, n’importe quoi !
Elle inspira doucement, tenta d’articuler, mais sa gorge restait bloquée. L’infirmière lui adressa un dernier regard qui lui parut presque bienveillant, avant de quitter la pièce.
Tac-tac… tac-tac… tac-tac…
Cette fois, le bruit semblait encourageant, presque impatient, l’invitant à essayer encore.
— Ne t’arrête pas, murmurait-il, sinon je suis inutile et je finirai à la ferraille !
Plus tard, lorsque l’infirmière entra à nouveau, Maryse sentit une sourde détermination l’habiter. Le train défilait dans son esprit, lui rappelant qu’elle aussi pouvait avancer, pas à pas, wagon après wagon.
Elle ouvrit la bouche et, cette fois, une voix faible, brisée, mais audible s’échappa :
L’infirmière s’arrêta, stupéfaite.
Maryse hésita, les yeux baissés. Mais le tac-tac, plus clair que jamais, semblait la galvaniser. Elle releva doucement la tête et murmura avec difficulté :
Elle entendit sa propre voix résonner dans son esprit, hachée et vacillante, portant ses mots avec une étrange sonorité… « train », « rire ». Et alors, quelque chose se dénoua. Un souvenir du passé remonta à sa mémoire. Une petite fille insouciante se matérialisa doucement, emplissant son esprit. Pendant un instant, cette silhouette poignante repoussa la froideur qui l’habitait.
L’enfant heureuse qu’elle avait été… Avant qu’on lui arrache tout.
Tac-tac… tac-tac… tac-tac…
Le train la tirait en avant, lui insufflant un peu de cette force qui l’avait désertée. Il semblait briller, irradiant une chaleur presque palpable. Son rythme s’accélérait doucement, vibrant d’une énergie vive, comme s’il célébrait ce qu’elle venait d’accomplir, une première victoire. Maryse sentit qu’elle n’était plus seule dans sa désespérance.
Cette nuit-là, quelque chose changea. Dans son sommeil, le tac-tac devint de plus en plus distinct, comme si le train s’approchait. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle n’était plus dans sa chambre, mais sur un quai. Tout était flou, irréel, comme dans un rêve, un rêve rassurant… pas un cauchemar.
Le train, majestueux, arriva, la locomotive étincelante en tête. Ses wagons brillaient d’une lumière dorée, et son souffle puissant semblait l’appeler.
— Qu’attends-tu pour monter, lui murmurait-il.
Elle hésita. La peur lui nouait le ventre. Une force douce, mais ferme la poussait en avant. Elle monta une marche, puis une autre. Lorsqu’elle pénétra dans le premier wagon, elle fut surprise par ce qu’elle vit.
Un jardin s’étendait devant elle. Au centre, une balançoire accrochée à la branche d’un arbre. De nouveau, elle entendit le rire clair et joyeux… celui d’une petite fille. C’était elle qui se balançait, s’élançant dans les airs, les cheveux au vent. Elle vivait intensément le moment présent, sentant la caresse du vent lui effleurer le visage. Elle riait à gorge déployée. Et puis, brusquement, elle se sentit partir en avant et tomba lourdement sur le sol. Elle n’eut pas le temps de réaliser ce qui lui arrivait que, déjà, une silhouette l’aidait à se relever. Celle-ci frotta son genou endolori de la main…
— Ne pleure pas, ma puce, ce n’est qu’un petit bobo dont tu guériras vite. Il n’y a pas de mal dont on ne se remet pas, ajouta cette dernière avec douceur.
Là, dans ce wagon, c’était comme si ce souvenir la touchait à nouveau… « Pourrait-elle guérir ? ».
Tac-tac… tac-tac… tac-tac…
Le bruit du train résonna, retentissant. Une porte s’ouvrit au fond du wagon, l’invitant à passer au suivant. Une voix douce, presque familière qui lui rappelait la sienne, avant, murmurait dans son cœur :
— Entre, Maryse. Continue ton voyage.
Elle fit un pas, s’avança et franchit le sas. À l’intérieur de la seconde voiture, elle se vit assise à une petite table d’écolier, au milieu d’autres enfants amicaux et attentifs. Une maîtresse pleine de patience lui montrait comment tracer les premières lettres de l’alphabet. Maryse sentit son cœur se serrer à cette vision. Elle la contempla longuement, revivant le plaisir simple d’apprendre, d’être entourée, bien vivante.
Elle continua son exploration, avançant d’un wagon à l’autre. Dans le suivant, elle était dans le jardin de sa grand-mère. L’air était embaumé par le parfum des fleurs colorées. La vieille femme riait, les mains couvertes de terre, lui montrant comment planter un petit arbuste.
Mais lorsqu’elle atteignit le wagon sombre, elle se tétanisa. L’espace ressemblait à une cour carrée, entourée de murs immenses et oppressants. En son centre, un arbre frêle luttait pour grandir, ses racines s’enfonçant péniblement dans le sol stérile. Malgré son épouvante, elle s’approcha, sa main tremblante se leva et se posa sur le tronc chétif.
— C’est toi, murmura une voix intérieure. Cet arbre, c’est toi.
Elle comprit alors que cet espace représentait les séquelles de son traumatisme, l’enceinte infranchissable qui emprisonnait son esprit. Mais elle remarqua autre chose, bien plus importante : de petites feuilles toutes jeunes poussaient sur les branches les plus hautes, s’étirant vers un ciel bleu qu’elle n’avait jamais remarqué.
Une larme roula sur sa joue.
— Il n’y a pas de murs assez hauts pour contenir la vie, entendit-elle.
Lorsqu’elle sortit du rêve, une étrange pulsation palpitait en elle…
Les jours suivants, Maryse continua à explorer ses souvenirs à travers ses rêves éveillés. Chaque wagon qu’elle visitait révélait une part d’elle-même qu’elle croyait à jamais perdue. Ces images révolues, mais bien ancrées en elle lui affirmaient que, malgré les ténèbres, la lumière avait toujours existé et qu’elle continuerait à briller. À elle de décider de s’y immerger à nouveau !
Elle comprit peu à peu que ce train symbolisait sa propre vie : un souffle ininterrompu, une force silencieuse qui refusait de s’arrêter, même au plus fort de l’adversité. Chaque wagon représentait une facette d’elle-même, une étape de son histoire, avec ses joies et ses douleurs.
Le train de sa vie était venu la chercher. Pour qu’elle avance malgré tout, peu importaient les obstacles. Rien ne devait l’arrêter. Ce serait sa plus belle revanche sur son agresseur qui avait tenté de l’éteindre, de lui voler son souffle.
Tchou-tchou, siffla la locomotive lancée à pleine vitesse.
Le temps passa…
Maryse sortit de son isolement morbide et réapprit, petit à petit, à vivre. Le train ne quittait pas son cœur, veillant sur elle comme un guide silencieux. Il l’encourageait, et, dans ses moments d’épuisement, lui offrait un refuge dans un wagon imaginaire, le temps de retrouver des forces. Toujours, il lui murmurait, ce qui devint son mantra de chaque instant : « Reste sur tes rails, avance, vois, admire ce qui t’entoure. Ne t’arrête pas, ne me condamne pas à la ferraille. »
Bien plus tard, elle se mit à écrire. D’abord hésitants, ses mots trébuchaient sur la douleur qu’ils voulaient exprimer. Mais à chaque ligne, une lumière fragile perçait à travers les fissures de ses murs. Peu à peu, ces fissures s’élargissaient, laissant entrer une clarté nouvelle. Chaque phrase posée sur le papier était une victoire contre le silence oppressant qui l’avait enfermée.
À force de persévérance, l’écriture devint une libération. Ses idées se clarifièrent, ses phrases s’affirmèrent. Elle voyait l’arbre de sa cour s’élever : ses racines s’enfonçaient profondément, ses branches franchissaient les murs qui, jadis, semblaient insurmontables.
Un jour, en relisant ses écrits, une idée germa. Elle voulait partager son histoire. Non pas pour émouvoir ou apitoyer, mais pour montrer qu’il est possible de renaître. Pour dire à ceux qui se croient perdus que les peurs, les douleurs, aussi écrasantes soient-elles, ne sont jamais définitives. Elle voulait aussi le faire pour elle-même : exprimer à haute voix ce qui lui était arrivé pour s’en exorciser et ainsi, peut-être, s’en libérer à jamais.
Elle espérait qu’un jour, ses mots deviendraient une exhortation pour d’autres. Leur rappeler qu’un train, quelque part, les attend, prêt à les emmener au-delà de leurs limites. Il suffit d’écouter son rythme, de le chercher du regard, puis de monter à bord.
Tac-tac… Tac-tac… Tchou-tchou !
Maryse releva la tête. Le train de la vie lui avait enseigné une leçon précieuse : en chacun de nous, il y a un arbre capable de grandir, de dépasser nos tourments, et d’atteindre enfin le ciel. Un arbre que personne – pas même ceux qui nous ont brisés – ne pourra jamais déraciner. Et désormais, les mots, même imparfaits, étaient là, comme un terreau fertile, nourrissant ses racines et celles de ceux qui, comme elle, cherchaient à aller au-delà de leurs maux.
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1. ↑ La perlaboration est un processus psychologique qui consiste à revisiter une expérience douloureuse ou un traumatisme, à l’examiner sous différents angles, à le mettre en mots et à lui donner progressivement du sens. Ce cheminement, souvent long et parfois inconscient, permet d’atténuer la charge émotionnelle du passé et de mieux l’intégrer à son histoire personnelle. En d’autres termes, c’est une façon de digérer la souffrance pour ne plus en être prisonnier. La thérapie, l’écriture ou même l’art peuvent être des moyens d’y parvenir.