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n° 22910Fiche technique48023 caractères48023
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Temps de lecture estimé : 35 mn
05/02/25
Résumé:  Est-ce que nos actes nous condamnent définitivement ? Est-ce que la rédemption existe ?
Critères:  #société #romantisme #lieuderencontre fh gros(ses) hotel amour
Auteur : Amateur de Blues            Envoi mini-message
Le club des désespérés

Ils sont deux, assis face à face de chaque côté d’une table, dans la grande salle du café. Ils sont silencieux au milieu du brouhaha général et chacun d’eux regarde une petite fiche posée devant lui sur la table. Les fiches sont les mêmes et ils lisent attentivement.


Elle est petite et grosse, son corps caché dans une tunique outrageusement bariolée. Si elle souriait, peut-être, mais elle ne sourit pas. Un pli de concentration marque son front, comme si cette lecture était un effort intense. Ses mains, aux ongles coupés courts, sont posées à plat sur la table. Elle a dû essayer de faire un chignon avec ses cheveux fins, mais ils n’en font qu’à leur tête et dégringolent de-ci de-là autour de son visage. Elle a une trentaine d’années.


Lui est grand, mince, presque maigre, mal rasé. Il est plus vieux quelle, mais peut-être pas tant que cela. C’est dur de lui donner un âge. Il porte un costume sur une chemise blanche, une cravate. Mais le col de la chemise est gris de crasse et des gouttes de sueur perlent à son front, comme s’il était malade. Il garde les mains dans les poches de sa veste. Il se tient curieusement, sur le bord de sa chaise. On dirait qu’il a déjà envie de partir.


Je suis l’un des deux personnages, mais dire « je » est au-dessus de mes forces. Il faudrait alors que je dise aussi ce que je ressens et c’est beaucoup trop compliqué pour moi, dans l’état où je suis. C’est moi qui porte la cravate. Le dernier cadeau de ma femme, il y a longtemps maintenant.


Sur la fiche on peut lire :



CLUB DES DÉSESPÉRÉS


Aide au dialogue

Présentation en cinq minutes chrono

Qui êtes-vous ?

Que faites-vous dans la vie ?

Qu’aimez-vous faire ?

Que vous refusez-vous à faire ?

Qu’attendez-vous de cette rencontre ?



La première, elle lève les yeux, regarde la personne assise en face d’elle et tente d’inspirer une bouffée d’air avant de se lancer.



Pendant tout le temps de son monologue, Sofia n’a cessé de le fixer, les yeux brillants, comme habitée par la fièvre. Lui a bien veillé à ne pas croiser son regard, il en est bien incapable. Il fixe sans la lire la petite fiche devant lui. Qu’a-t-il retenu de cette présentation ? Pas grand-chose en vérité, ses oreilles bourdonnent, son cœur sonne le tocsin, mais, tout de même, il a écouté sa voix et l’a trouvée d’abord agréable, puis délicieuse, et quand elle se tait, il lui semble qu’on l’abandonne, qu’on le jette à nouveau dans ce monde où il a tant de mal à être. Mais si elle se tait, c’est que c’est à lui de parler. Il est un cas désespéré depuis longtemps, ce n’est pas la première fois qu’il vient.



C’est à nouveau le silence. À toutes les tables, des gens se parlent et se regardent. Certains se plaisent peut-être et d’autres attendent avec impatience que cela soit fini, mais Sofia et Antoine attendent je ne sais quoi, sans parler, sans se regarder. Devant eux, sur la table, il y a toujours la petite fiche qui précise la suite de la rencontre.



Listez ensemble ce que vous avez en commun et ce qui vous sépare.

Évoquez les suites possibles à votre rencontre et quittez-vous en échangeant ou non vos coordonnées.



Curieusement, bien qu’il se sente incapable d’ajouter quoi que ce soit, c’est Antoine qui reprend la parole le premier.



Antoine se permet de lever légèrement les yeux. Sofia est en train de lui sourire, un sourire étrange, crispé peut-être. En même temps, sa main cherche quelque chose dans son sac.



Sofia regarde son verre de vin blanc où elle a à peine trempé ses lèvres et le sirop de menthe posé devant Antoine. Elle les prend et va les mettre sur une table vide un peu plus loin. Puis, elle revient s’asseoir. Il pense qu’elle est vraiment grosse, ses fesses sont énormes.



Sans attendre, Sofia pose son petit livre devant Antoine, se lève et se dirige vers la sortie. Il regarde à nouveau les fesses de la jeune femme et se demande ce qu’on peut faire avec ça. Il est amoureux d’elle, déjà, amoureux de son optimisme lucide, de sa générosité innée. Comment une femme pouvait-elle imaginer passer du temps avec un homme qui avait écrasé ses poings sur le visage de sa compagne pendant des années ?


Quelques heures plus tard, assis sur le bord de son lit, dans le minuscule studio où il vit maintenant, Antoine ouvre fébrilement le recueil à la couverture bleu nuit. Sur la première page, blanche, il y a en effet un numéro de portable, sans autre indication. Page suivante, se trouvent le titre « Dans le Ventre de la Baleine » et le nom de l’autrice « Sofia Sofia ». Il a une pensée pour le verre qui l’aiderait à entrer dans la nuit qui tombe et il tourne la page.


Quandonmarcheverslalumièreonnevoitpaslesombresquinousaccompagnent

Quandjesuisuneombredanslanuitjepeuxêtremoimême

Sijenecherchepaslalumièreletempsseperdcommedeleaudanslesable


C’est une épreuve pour Antoine qui n’est pas un grand lecteur de simplement déchiffrer le texte. Ensuite, il se perd dans des réflexions sans fin pour en comprendre le sens qui finalement lui échappe. Il tourne la page.


L’amour est un champ de tournesols une glace à la vanille un campagnol prudent l’odeur de la mer la force du vent des bottes roses pour sauter dans les flaques le soleil qui se couche le soleil qui se lève

L’amour est en toi en moi notre humanité partagée


C’est plus facile à lire, mais chaque image pose une question qui aussitôt appelle un souvenir qui génère une nouvelle question. Deux poèmes, c’est certainement suffisant pour un premier jour.


Puis le temps continue de passer. Sofia écrit. Elle écrit beaucoup, mais elle détruit beaucoup. Elle se chauffe avec un poêle à bois qui mange un nombre considérable de poèmes. Parfois, elle s’arrête, le crayon à la main, et elle pense à cette rencontre improbable avec un homme violent. Elle ne sait pas si elle doit être contente de ne plus en avoir de nouvelles. En chaque femme, pense-t-elle, il y a un chevalier qui rêve de sauver un homme de son désastre intérieur.


Antoine n’est pas mort. Il aurait pu. La vie ne tient pas ses promesses. Il est vivant par lâcheté. Il a démissionné de son poste avant qu’on le vire. Dans son nouveau CV pour chercher du travail, il a écrit : « Condamnation pour violence conjugale » et « Alcoolisme ». Personne ne propose de l’employer. Il lit et relit les deux premiers poèmes du recueil à la couverture bleu nuit. Curieusement, il n’a jamais dépassé la deuxième page. Le mot « amour » le fascine. Il constate qu’il n’a jamais été amoureux. Il n’a jamais vu non plus de campagnol prudent. Il aimerait savoir pourquoi le recueil s’appelle « le ventre de la baleine », mais il faudrait le lire en entier et il ne le fait pas. Il se souvient que, lorsqu’il était enfant, il aimait dessiner. Comme il a du temps libre, il achète un carnet de dessin et tente d’illustrer le poème. Le champ de tournesols lui semble réussi, alors il déchire la page et affiche son œuvre sur le frigo, tenue par un magnet.


Dessiner un campagnol est une vraie aventure. Il va à la bibliothèque pour se documenter. Pour trouver ce qu’il cherche, il doit parler à la bibliothécaire et c’est une épreuve plus difficile que ce qu’il imaginait. Il a l’impression qu’elle sait tout de lui et la honte le fait bégayer. Mais finalement, il rentre dans son trou avec un beau livre sur les rongeurs qu’il reproduit pendant des jours. Il s’intéresse beaucoup à la taupe. Il aimerait appeler Sofia pour qu’elle écrive un poème sur les taupes, mais il n’ose pas.


Son premier campagnol n’est pas assez prudent. Il a l’air malicieux et Antoine est sûr qu’il finira dans la bouche d’un chat. Ce n’est qu’au bout du septième essai qu’il est satisfait. Le temps a passé, l’automne va vers sa fin. Il regarde son campagnol chaque matin et, pour la première fois, il pense à ses enfants pour aussitôt fondre en larmes. Il les revoit terrorisés dans un coin du salon tandis qu’il écrasait son poing sur la bouche de sa femme pour la faire taire. Il n’a pas oublié Sofia, mais il ne croit pas qu’il pourrait lui apporter quoi que ce soit.


C’est l’hiver. Un jour, un rayon de soleil horizontal traverse son modeste studio et vient éclairer son frigo, avec ses campagnols successifs et son champ de tournesols. Quand on regarde la lumière en face, on ne voit pas les ombres qui nous accompagnent. Antoine compose le numéro inscrit sur la première page.



Ils se retrouvent à l’heure dite, Antoine très en avance avec un tremblement qui lui rappelle le temps où il buvait tous les jours. Sofia est en jean avec un gros pull en laine qu’elle a visiblement tricoté elle-même et lui n’a pas mis de chemise parce qu’aucune n’était propre. Il porte juste un tee-shirt noir sous sa parka. Dès qu’elle le voit, elle s’approche en souriant et se hisse sur la pointe des pieds pour lui faire une bise sur la joue. Ses lèvres sont d’une douceur infinie et ses gros seins s’appuient contre la poitrine d’Antoine qui ressent son premier émoi sexuel depuis un temps infini. Ils échangent des propos insignifiants et s’assoient sur un banc en face des girafes, essoufflés comme s’ils avaient couru un marathon.



Sofia écrit dans un petit cahier à couverture bleu nuit et Antoine dessine. Comme il n’a pas pris son carnet dans le sens de la hauteur, il n’a pas la place pour la tête qui est hors champ. Il s’apprête à recommencer lorsque Sofia qui gardait un œil sur ce qu’il faisait, éclate de rire.



Il lui tend une liasse de dessins. Il y a là le champ de tournesols, le vent qui éparpille les feuilles d’un érable et les sept versions du campagnol. Il n’a pas amené ses taupes qui n’étaient pas dans les poèmes.



Antoine remarque avec plaisir que la jeune femme ne lui rit pas au nez. Elle observe très sérieusement chacun des dessins. Elle plisse le front comme lorsqu’elle lisait la fiche des cas désespérés et ce pli commence à plaire à Antoine. Il a l’impression de retrouver un vieil ami. Pourtant, il pense que Sofia ne va pas réussir l’épreuve. Elle ne se rappelle certainement pas de chaque détail de chacun de ses poèmes. Mais il se trompe.



Autrefois, ce genre de remarque l’aurait mis en colère. Il aurait été prêt à frapper toute personne qui l’aurait comparé à un campagnol. Mais aujourd’hui, il sourit. Il sent ce truc bizarre sur son visage. Depuis combien de temps n’a-t-il pas souri ? Il est content parce que Sofia a reconnu le bon campagnol, le prudent. Il aurait été malheureux qu’elle montre le malicieux, celui qui va finir dans la bouche du chat. Il s’est familiarisé avec les campagnols du livre et ils font en quelque sorte partie de sa famille. C’est mieux que pas de famille du tout.


Quand ils ont fini de parler des campagnols et des tournesols, ils vont marcher dans le parc qui entoure le zoo ; de grandes allées silencieuses bordées par des arbres centenaires endormis pour l’hiver. Au bout de quelques pas, Sofia prend la main d’Antoine dans la sienne. Sa petite main potelée est toute chaude et c’est bien agréable.



Sofia se tourna vers Antoine et leva les yeux vers lui, car il était beaucoup plus grand qu’elle.



Matin l’odeur du café le soleil chaud la musique joyeuse le chat ronronne où est ton regard.



La jeune femme ne sourit plus. Le pli marque son front et Antoine est à deux doigts d’y poser son index.



Le soleil de fin d’après-midi court sur les pelouses et un écureuil les observe depuis la branche d’un grand cèdre quand leurs lèvres se joignent. C’est un baiser mouillé, poli d’abord, puis presque passionné. Leurs corps se pressent l’un contre l’autre, la main de Sofia derrière la nuque d’Antoine, celui-ci ne sachant que faire des siennes. Peut-il palper cette chair qui l’inquiète alors qu’il vient de s’interdire le sexe ? Finalement, s’oubliant dans l’acte, il la serre dans ses bras comme si elle était sa sœur retrouvée. C’est peut-être ce dont il avait besoin, une petite sœur qui l’aide à éviter les conneries. Mais cette petite sœur-là est chaude comme la braise.


Tout cela est assez perturbant et, quand il rentre chez lui, Antoine a besoin d’un bon verre, mais il doit se contenter d’un Coca, ce qui n’a pas le même effet. Assis à la table de la cuisine, comme un vieux, pense-t-il, il entreprend de lire le poème sur les baleines qu’il trouve au milieu du recueil.


Femme baleine attend

Petits Jonas haletants

Femme baleine attend

Vont et viennent

Femme baleine attend

Entrent et sortent

Femme baleine attend

Akkaouiiiiiiiiiiiiiiii

Femme baleine attend

Akkaouiiiiiiiiiiiiiii

Femme baleine attend

Un homme


C’est évidemment surprenant comme ce qu’il a lu précédemment. Le dessin lui prend un temps infini. L’idée même du dessin prend un temps infini. Très vite, il sait le poème par cœur, mais il a encore et encore besoin de lire. Il a l’impression d’être installé en permanence dans la tête de cette femme et de ressentir ses peines et ses frustrations. Il se décide finalement à représenter Sofia du mieux qu’il se souvient d’elle, mais en sirène. Il esquisse et il abandonne. Contrairement à Sofia, il ne détruit rien. Les sirènes bizarres, ratées, malformées finissent toutes sur son frigo. Il a dû acheter toute une collection de magnets pour les faire tenir. Il ne mange pas beaucoup et il ne dort plus. De temps en temps, il pique du nez, le crayon à la main et, quand il ouvre les yeux, il a une nouvelle vision de ce qu’il doit faire.


C’est sur les yeux qu’il passe le plus de temps, trois jours ou une semaine, il ne compte pas. Sofia n’a pas des grands yeux de Barbie comme son ex, mais, quand elle le regarde, un frisson le parcourt et c’est cela qu’il voudrait reproduire. Comme il n’y a plus de place sur le frigo, il scotche les yeux ratés sur le mur. Il a l’impression que Sofia le regarde travailler en permanence. Son carnet de dessin est trop petit. On ne voit pas assez les détails. Il en achète un plus grand et il recommence. Finalement, sa sirène qui ressemble un peu à Sofia est allongée sur le côté, une main soutenant sa tête. Elle est sur un rocher au milieu de la mer, un peu lascive, avec des algues en guise de coiffure. Elle sourit du coin des lèvres, comme la jeune femme le fait quand elle dit quelque chose d’impertinent. Elle est grosse et séduisante, avec des seins appétissants cachés par des coquillages.


Antoine passe encore une journée à la regarder pour être sûr que son dessin convient. Puis il mange, il se rase, se lave et prend son téléphone.



Dans la voiture, le lendemain, ils se taisent longtemps. Ils sont sur l’autoroute et le paysage ne mérite pas de commentaires. Antoine regarde droit devant lui, il conduit et Sofia jette de petits coups d’œil inquiets sur son profil, ses mains sagement posées sur ses cuisses. Elle porte une robe et des collants, ce qu’elle ne fait jamais et elle se sent encore plus moche et grosse que d’habitude. Quand ils se sont retrouvés en bas de chez elle, elle aurait voulu qu’il dise quelque chose de gentil, mais il a pris son sac de voyage pour le mettre dans le coffre et c’est tout.


À un moment donné, le soleil sort de derrière les montagnes du Vercors et illumine la plaine.



Ils arrivent à midi aux Saintes-Maries-de-la-Mer à midi et déjeunent en terrasse. Cela ressemble à des vacances et ils commencent à se détendre. Le soleil du Sud les réchauffe et la lumière chasse les ombres du passé. Antoine sort sa sirène et Sofia reste sans voix pendant un long moment. Pour la faire rire, il en sort d’autres plus ou moins ratées, et ils s’amusent pendant un moment à les comparer.



Alors, naturellement, Antoine pose sa main sur celle de Sofia et il n’a pas besoin d’en dire plus.


L’après-midi, ils marchent lentement sur la digue qui longe la mer. Ils parlent des sirènes, des baleines et des océans, de la chaleur de la mer qui augmente et de la fin du monde. En voyant le soleil d’hiver descendre doucement sur l’horizon, ils pensent tous les deux à la nuit qui vient, mais ils n’en parlent pas.



Ils se rapprochent pas à pas de l’hôtel tandis que le soleil sombre derrière les étangs. Ils se taisent à nouveau, impressionnés par ce qui les attend.


Après un repas léger pris au restaurant de l’hôtel, ils montent sur le toit, se glissent dans un jacuzzi chaud et glougloutant, sous les étoiles naissantes. Dans son sobre maillot une pièce noir, Sofia est plus appétissante que prévu. Sa peau est douce et Antoine peut commencer à se détendre.



Antoine hésite à lui expliquer que c’est une planète, le contraire d’une étoile, et puis il abandonne. Sofia est une poétesse et elle se moque de la vérité scientifique. Elle est blottie contre lui dans l’eau chaude et seul son petit museau dépasse. C’est beaucoup plus qu’il ne mérite.


Finalement, ils se retrouvent dans leur chambre, une grande pièce doucement éclairée par des lampes de chaque côté du lit. Ils errent un peu, chacun de leur côté, puis Sofia se précipite sur son sac pour en sortir un gros cahier.



Antoine regarde par la fenêtre. Il hésite encore, puis il se décide. Il se retourne vers Sofia, posée au milieu de la pièce, un peu ridicule avec son gros cahier, son chignon effondré et son collant qui plisse au genou et il lui prend le cahier des mains.



Il la pousse sur le lit et se couche sur elle. Il constate avec satisfaction que, malgré ses rondeurs, c’est lui le plus lourd et il l’écrase en sentant le plaisir monter en lui, une vieille sensation presque oubliée, mais qu’il reconnaît avec plaisir.


Il la déshabille. Sa chair est blanche et molle et ça l’excite plutôt cette mollesse chaude et douce. Sofia a fermé les yeux et elle se laisse faire. Il ne sait pas ce qu’elle pense, mais il s’en fout en fait. Il la baise, c’est tout ce qu’il veut savoir. Quand elle est nue, il la caresse, il l’embrasse. Il sait donner du plaisir à une femme. C’est comme le vélo, cela ne s’oublie pas. Sofia halète, puis elle gémit, puis elle jouit, sans retenue, ses yeux toujours hermétiquement fermés.


Antoine se déshabille à son tour. Il bande très fort et c’est rassurant. En prison, il ne bandait plus et il se demandait si c’était définitif. Après, eh bien, il la prend, avec toute la puissance musculaire qui lui reste. Il la manipule, la change de position, et cela dure longtemps. Quand il atteint sa limite, il se vide comme une baudruche. Il se déverse en elle et pas seulement son sperme, mais aussi son âme. Il sent son cerveau se vider comme un abcès qu’on presse et, dans ses poumons, l’air vicié qu’il gardait depuis si longtemps s’échappe enfin.


Pendant ce temps de petite mort, Sofia pleure, doucement, avec des grosses larmes chaudes. Elle pleure de bonheur parce qu’on ne lui avait jamais fait ça, parce qu’elle comprend enfin ce que c’est que le plaisir du sexe. Ils se parlent un peu, chacun pour rassurer l’autre, pour lui dire « oui oui, on a eu raison, tu vois, on est fait l’un pour l’autre », mais pas trop non plus, le silence est agréable quand on est bien installé contre le corps de l’autre, quand on ressent la fatigue de la journée et qu’on peut se laisser aller au repos. Pour finir, ils s’endorment, profondément, d’un sommeil sans rêves, enfin.


Le matin est léger, facile. Un instant, ils se demandent s’ils n’ont pas rêvé, si l’autre a un aussi bon souvenir qu’eux de la soirée, mais oui, l’autre sourit dès qu’il ouvre l’œil. Antoine ne peut résister à ce sourire qu’il avait peur d’avoir perdu pendant la nuit et il embrasse cette bouche qu’il trouve de plus en plus belle. Évidemment, ils baisent, prennent une douche et baisent encore. Quand ils quittent l’hôtel, légers comme des moineaux, la main dans la main, il est presque midi.


Cela ressemble à la fin de l’histoire et pourtant non, malheureusement, ce n’est pas la fin. Nos deux amants marchent dans les rues animées, vont jusqu’au front de mer, et là, assis sur un banc, il y a deux types, des jeunes désœuvrés qui regardent passer les filles. C’est alors qu’Antoine surprend un geste d’un des types qui montre Sofia. Il dit quelque chose à l’autre et tous les deux éclatent de rire. Sofia n’a rien vu, elle regarde la mer.


Antoine n’a pas le temps de réfléchir, la colère le submerge. Il se plante devant l’homme.



Le type est interdit, ne comprend pas bien cet homme qui s’en prend à lui.



Mais Antoine ne se maîtrise pas. Il attrape l’homme par le col et le soulève. Avant que l’autre ou quiconque réagisse, il lui écrase son poing sur le nez, l’envoyant valser au sol. Mais ça ne lui suffit pas. Il se jette sur l’homme et continue à le bourrer de coups jusqu’à ce que l’ami et des passants le ceinturent et l’écarte. Sofia aussi a tenté d’empêcher la bagarre. Elle a crié et supplié, mais son amant n’a rien entendu. Antoine se débarrasse dès que possible des gens qui le tiennent et s’enfuit en courant le long de la mer.


La scène a duré une dizaine de secondes et tout le monde se retrouve hébété. L’homme se relève avec difficulté. Son ami l’aide à s’asseoir sur le banc.



Celui-ci éclate de rire en essuyant le sang qui coule de son nez avec sa manche.



Pendant ce temps, Antoine a couru sans s’arrêter, sans penser, terrifié à l’idée d’être celui qu’il était. Quand il est réellement à bout de forces, il se met à marcher. Il s’arrête pour vomir puis repart, toujours plus loin du lieu de son forfait. Il est sur la digue entre les étangs et la mer. Le soleil d’hiver brille injustement dans le ciel et des grandes aigrettes, aussi blanches que des anges, le regardent passer, immobiles comme des statues.


Antoine fait la liste des moyens qu’il a pour mourir. Il hésite à se jeter dans la mer avec des galets au fond de ses poches, comme Virginia Woolf. L’eau est si froide qu’il a peur que sa détermination ne soit pas suffisante. Finalement, il conclut que le mieux est de reprendre la voiture qu’il a louée et de rouler à vive allure, droit dans un mur. Il s’arrête de marcher. Oui, c’est ce qu’il va faire. Il aurait voulu être un campagnol prudent, mais il ne l’est visiblement pas. Il est dingue, et s’il ne se tue pas, peut-être tuera-t-il quelqu’un d’autre.


Sofia est perdue. Elle ne sait pas si elle doit courir après son homme ou s’il faut l’attendre. Il y a une question qu’elle ne se pose pas : est-ce qu’elle doit abandonner Antoine parce qu’il est violent ? C’est pourtant une question légitime. Il est temps d’arrêter les frais. Il y a eu sa femme, et maintenant un inconnu dans la rue. Il y aura d’autres crises, d’autres violences, et comment vivra-t-elle cela, elle qui n’a jamais même élevé la voix sur personne. Mais la question ne lui vient pas à l’esprit. Antoine a changé. Il a décidé d’être un autre et cet autre la comble de bonheur depuis leur rencontre. Cette nuit, elle a été si proche de lui et il a été si fort et si doux à la fois. Elle le connaît intimement et, malgré tout, malgré l’altercation, elle a confiance en lui.


Elle commence par rentrer à l’hôtel. Elle s’installe au bar avec leurs valises et elle attend. En fait, elle sort son gros cahier jaune, le nouveau, celui du soleil et de l’amour fou et elle se met à écrire, en mode automatique. Son esprit lui montre en permanence les images de la bagarre, mais les mots qui surviennent dans le cahier disent autre chose :


Comme l’orage court sur la plaine

Comme le jus du kaki à la commissure des lèvres

Je suis ton eskimo, ton poney, ta colline

Je te veux je te veux je te veux


Antoine continue de marcher dans sa tête pendant des heures, allant et venant, mourant de tant de manières que ses jambes ne le portent plus. Il s’allonge sur le sable glacé et il voit le ciel sombrer dans la nuit. La voiture, le mur, il n’y a pas d’alternative. On écrase les vipères et les scorpions. Simplement, il se laisse un peu de temps. Il veut essayer de se souvenir d’un poème de Sofia. Il voudrait disparaître avec ses mots, pour emporter un peu d’elle, car il ne parvient pas à revoir son corps. Quand il essaye, il ne voit que le visage ricanant du type sur le banc et un poing qui s’écrase sur son nez. « Quand on va vers la lumière… », se répète-t-il, mais il ne sait pas la suite. « Femme baleine attend… », mais il ne sait pas la suite.


Puis la nuit envahit la plage et, dans le noir, Antoine voit une petite taupe, la première qu’il a dessinée avant la série des campagnols. Il peut partir. Cette petite taupe a l’air un peu triste, il la revoit bien, attendant sur son frigo. Elle peut l’accompagner. Il ne partira pas seul.


Il se relève, époussette ses vêtements pleins de sable et se remet en marche, la petite taupe courant à ses côtés. Il a un peu peur de rencontrer l’homme du banc, mais il ne croise que des ombres. La voiture est là, inerte et fonctionnelle, sur le parking de l’hôtel. Antoine sort sa clé, déverrouille le système et s’assoit au volant. La taupe n’est jamais entrée dans une voiture et elle hésite à monter. C’est à ce moment que Sofia se redresse à l’arrière et entoure son homme de ses bras.



Il sort d’un monde intérieur très loin de la vie qui l’entoure.



La jeune femme n’avait pas desserré ses bras autour du corps de son amant. Au contraire, elle le ceinturait de toutes ses forces pour être sûre qu’il ne puisse pas fuir à nouveau.



Elle se tait et il y a un silence. Le monde cesse de tourner et dans le ciel, les étoiles se demandent ce qui va se passer maintenant. Les poissons dans la mer retiennent leur souffle et ils espèrent que les vagues vous recommencer à aller et venir parce que, sinon, ce n’est pas drôle. Antoine comprend que c’est à lui de parler. Il peut mourir s’il est tout seul, mais il ne peut pas mourir avec cette petite femme accrochée à lui comme une moule à son rocher.





Épilogue



Je suppose que vous avez compris que je ne suis pas mort lors de ce fameux premier week-end avec Sofia. Cette femme m’a sauvé la vie, littéralement. Je l’ai ramené chez elle et je suis retourné me terrer dans mon antre, je n’étais pas capable d’autre chose. Petit à petit, je suis sorti de la zone noire, j’ai revu ma psy et, surtout, j’ai passé beaucoup de temps avec cette femme merveilleuse que j’ai eu la chance de rencontrer. En ce moment, nous voyageons dans tout le pays pour trouver la maison de nos rêves, isolée et loin de tout. J’ai un peu d’argent de côté, alors autant s’en servir. Sofia est exigeante et nous n’avons pas encore trouvé. Critère numéro un : on doit voir des fleurs par la fenêtre de la cuisine. Critère numéro deux : on doit pouvoir trouver de quoi faire une cueillette en partant à pied de la maison, et ce à chaque saison. Critère numéro trois : il faut un espace extérieur pour installer un jacuzzi.


Évidemment, nous baisons comme des lapins, dans des chambres d’hôtes, dans la voiture, au cinéma. Nous attendons le printemps avec impatience pour baiser dans la nature comme des campagnols. Sofia est une élève très douée et elle a fait des progrès fulgurants. Physiquement, nous sommes faits l’un pour l’autre. Je veux dire qu’on s’emboîte parfaitement comme un Tetris et qu’il suffit que l’un pense à une position pour que l’autre se mette en place. Rien n’est jamais vulgaire ou sale. Je n’avais jamais ri autant en faisant l’amour. Je croyais avant que le cul était un truc sérieux et grave, mais ma comique ne respecte rien. Cette petite bonne femme est tordante quand elle s’y met.


Pourtant, je sais d’où je viens. Aussi, je ne fais pas de pronostic pour l’avenir. Je laisse les jours s’écouler entre mes doigts, comme le sable de la plage. C’est écrit dans un cahier que Sofia voulait jeter et que j’ai sauvé de la destruction.