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Temps de lecture estimé : 12 mn
09/02/25
Présentation:  Un texte noir. Très noir. Une lecture pour les jours de cafard. Histoire d’être bien certain de ne pas basculer dans un excès de bonne humeur.
Résumé:  C’était fini… C’était terminé et il fallait avouer qu’ils avaient bien tenu leurs promesses...
Critères:  #sciencefiction #dystopie
Auteur : Juliette G      Envoi mini-message
QUATORZE

HISTOIRE



C’était fini…


C’était terminé et il fallait avouer qu’ils avaient bien tenu leurs promesses. Le Plan semblait parfait. Pourtant, personne ne pouvait vraiment savoir si tout fonctionnerait correctement. Si tout se passerait bien. En tout cas, ils avaient vraiment fait les choses au mieux pour que ça marche. La guerre était finie ! Personne n’y croyait plus.



17 juillet 3025


Phase une.

Réunion du Diktat.

Décision.

Les volontaires.

L’élimination.


Oh, j’en avais lu quelques-uns des vieux romans de SF, comme on disait. Toujours, toujours, les mêmes tiraient leurs épingles du jeu. Ça a été leur première décision. Les savants, les chercheurs, les intellos, les gouvernants, les riches. Éliminés d’office.

C’est le vieux qui disait ça. Moi, je ne sais pas lire.

Le but ? L’humanité devait renaître et il lui fallait un nouvel élan. L’homme devait repartir d’un bon pied, quoi ! Sortir l’humanité de la catastrophe, par des moyens connus, était une perte de temps. Gouvernements quels qu’ils soient, solutions intellectuelles, outils technologiques ou promesses politiques, toutes ces solutions envisageables devaient disparaître. Le froid et puissant pouvoir de l’argent, surtout, devait disparaître.

C’est logique quand on y pense. C’est tout ce petit monde et toutes leurs décisions et ce qui en découlait, qui nous avait amenés où nous en étions. Au mieux, tout ce panel n’avait pas fait ses preuves. Pourtant, ils avaient eu tout le temps.

Il paraîtrait que nous n’étions plus qu’une petite dizaine de millions sur le monde. Il y en a eu des centaines de milliers, de volontaires. Ils se sont tranquillement endormis. Plutôt facile un volontariat qui permettait d’achever sa vie sous contrôle, sans douleur, dans l’oubli du sommeil. Peut-être que mourir, c’est dormir une bonne fois pour toutes. Va savoir.

Et il y avait bien plus encore de non-volontaires. Ceux-là voulaient vivre coûte que coûte. Ils furent balayés. Massacrés impitoyablement. Le Diktat et ses sympathisants n’ont pas lésiné sur les moyens. Les derniers missiles opérationnels servant d’outils pour l’hécatombe… Boum. Boum Badaboum…

Atteindre le quota s’est fait dans la douleur. Les non volontaires furent massacrés. Il avait fallu cinq longues années pour mettre en place et achever la phase une.



21 juillet 3030


Phase deux.

Les choix.

L’organisation.

Et puis le Plan a brutalement changé de forme. Devant toute cette horreur et tous ces sacrifices, le Diktat a décidé que lui-même était inefficace. Et bien trop dangereux. En fait, l’homme de l’époque, sorti des moules de sa société inadaptée, serait forcément inadapté. Et donc, incapable de gérer un monde. Monde nouveau ou pas.

Le Diktat a donc trouvé une solution de remplacement, à sa propre existence. Une bien meilleure solution. LA solution.

Ils ont fait ce qu’ils étaient censés faire. Je parle de ceux qui avaient été désignés. « Choisis » était plus noble comme terme, paraît-il.

Je ne suis pas quelqu’un d’important. Ils ne l’étaient pas plus que moi. Je ne l’ai jamais été, et les autres, mes prédécesseurs, non plus. Pourtant, je suis là.

Ils étaient quatorze au début, pour une parcelle de la planète. La première. Parcelle Paris 93. Europia. Un territoire et quatorze humains.

Un monde. Des territoires. Quatorze humains par territoires. Nous en sommes là.

C’est ce qu’Espérance m’a dit.

Sans Espérance, je serai bien seule et bien inutile. Je n’aime pas ce nombre. Quatorze. Va savoir pourquoi, j’ai toujours préféré les nombres impairs. Treize autres, comme moi, ailleurs sur la parcelle, à faire leurs devoirs. Comme je fais le mien. Sans savoir à quoi ils ressemblent ces autres. S’il y a une, ou des femmes dans le lot. Sans rien savoir d’ailleurs.

À part qu’il y en avait d’autres comme nous sur d’autres parcelles.

Les premiers d’entre nous ne devaient pas se voir ni chercher à communiquer entre eux

Encore moins se rencontrer. C’est toujours valable pour nous.



9 septembre 3090


Phases achevées.

Devoir.

Génération assistée.

Autodestruction du Diktat.




QUATORZE



1er janvier 4030


Je m’appelle LM7R.


Parce que le vieux m’a appelée ainsi. Il n’y avait que le refrain d’une vieille rengaine qui pouvait m’endormir quand j’étais petite. Il paraît que mes pleurs se tarissaient aux premières paroles de la chanson. Heureusement. Le vieux n’avait que quelques chansons. La mienne s’appelait « Déjeuner en paix ». Le vieux disait que cette chanson était vieille de plusieurs siècles. On n’en savait rien en fait. Mais bon. Comme nous n’étions plus que des numéros et des lettres, enregistrés sur un acte de naissance qu’on nous confisquait ensuite, le vieux avait trouvé que son idée était originale.


Pour ce que j’en sais, j’ai passé une vingtaine d’années à vivre dans des décombres semés de cadavres frais et de squelettes. Ma ville quoi. Je n’ai jamais su son nom. Les priorités étaient simples. Vivre. Ne pas mourir. Je ne sais rien faire à part ça. Vivre. Pourquoi je suis là alors ?

Pour faire mon Devoir. Espérance a été très patiente. Très précise. Mon devoir est simple, c’est vrai, mais les raisons n’étaient pas faciles à comprendre. Sans Espérance, jamais je n’aurais compris comment faire fonctionner tout ce que je dois utiliser pour faire mon Devoir. Utiliser le Nid et toutes ses fonctions. Savoir me servir de mon attirail. Espérance m’a tout expliqué. Et moi, j’ai compris.

Espérance m’a ensuite rafraîchi la mémoire. Que des thèmes importants, hein…

L’histoire du monde telle qu’elle a commencé, telle qu’elle était et telle qu’elle s’est terminée.

Et la géographie.


Un mélange bien utile certainement. Mais pas pour moi qui suis seule. Qu’est-ce que ça peut bien me faire de savoir que la France est devenue Europia en 3003. Que d’autres noms de pays ont changé. On dirait presque que changer des noms, les a rendus fous.

C’est là que tout a commencé. En 3003. Espérance pourrait me raconter. Elle pourrait m’expliquer en détail ce qui s’est réellement passé. Je m’en fiche. Plusieurs guerres. Plusieurs guerres qui se sont rejointes, entremêlées et ont fini par devenir la guerre. Une dernière guerre et pouf…

Moi j’avais d’autres questions à lui poser à Espérance. Pourquoi je m’étais réveillée un matin dans le nid ? Pourquoi ce truc s’appelait le nid ? Pourquoi les autres n’étaient pas là ? Ma ville avait-elle disparu ?

Et pourquoi ?

C’était simple en fait. Le Devoir m’avait réveillée.



Espérance fut à nouveau très patiente. C’est elle qui m’avait réveillée. Une nouvelle vie pour accomplir mon Devoir. Ce n’était pas de la magie, mais l’unique technologie qui servait l’humanité. Une technologie parfaite. Parfaite et surtout sans faille.



Les quatorze du début, je savais ce qu’ils étaient devenus bien sûr. Morts. Mais comment et pourquoi ?

Si d’autres quatorze pouvaient prendre la relève pour assurer le Devoir, d’où venaient-ils alors qu’il n’y avait plus personne ?

Espérance a été très claire, qu’elle a dit.




13 juillet 4032


Espérance a fait disparaître ma tristesse. Il ne me reste qu’un vague malaise, que je ne m’explique pas. Elle m’a expliqué que la moyenne des sujets était de vingt.

Un taux de mortalité, qu’Espérance a dit que ça s’appelait. Vingt sujets effacés en moyenne, dans la vie d’un quatorze. L’un des quatorze des débuts avait affiché le nombre de cent vingt-huit, en vingt-deux années de Devoir. Un nombre inégalé. C’était la preuve irréfutable qu’il y en avait encore des sujets à effacer. De moins en moins cependant. Pour preuve encore que, si les résultats de nos recherches baissaient, c’était bien parce que nous étions indispensables à l’humanité.



Bien sûr que je le sais. Avec Espérance qui explique tout, on sait tout. Forcément.

On dirait moi. Non. C’est juste une femme, comme moi. Elle a de longs cheveux blond filasse. Et sales. Les miens sont noirs, coupés court et drus. Et propres. Parce que c’est dans les consignes. Je dois les couper de cette manière, mes cheveux. Ses yeux sont… étaient bleus. Les miens sont marron. Même allongée, je sais qu’elle est beaucoup plus petite que moi. Beaucoup moins solide aussi. Elle est maigre. Malingre. Moi, je suis forte. Grand corps musclé et en très bonne forme. La femme n’arrivait même pas courir. Elle s’est vite arrêtée. S’est retournée. Est tombée. La faiblesse.

Mais attention ! Espérance m’a dit que, si beaucoup sont faibles et d’autres malades, certains sont dangereux.

Mon Devoir est simple, mais il n’est pas facile. Espérance a insisté là-dessus.



La pompe à feu crache ses flammes et la femme semble tout d’abord se recroqueviller sur elle-même. Puis les chairs fondent. Il ne restera que la carcasse.




DEVOIR



C’est marrant les chiffres. Les nombres…

Quatorze longues années que je fais partie intégrante des quatorze. Et ce matin…

Ce matin, une aube pâlotte à peine levée, je me réveillais à l’appel d’Espérance.

Et ce matin, un couteau au manche de bois et à la lame tachée de rouille est planté dans mon ventre.

Oh, rien de grave. Espérance a déjà posé le nid près de mon corps. Je n’ai plus qu’à trouver la force de me traîner à l’intérieur de mon cocon d’acier indestructible. Les appareils, le matériel, le technomédical feront le reste. Espérance prévoit deux journées de repos et ma blessure ne sera plus qu’un souvenir. Même pas. Je ne garderai même pas de trace de ce coup de coutelas. Aucune cicatrice.

Seulement, voilà… Je n’arrive pas à bouger. Malgré les appels et les encouragements d’Espérance, je n’arrive pas à bouger. Mes yeux ne peuvent pas se détacher du gamin.

D’abord… Je ne l’ai pas vu venir. Rien vu. Il s’est brusquement redressé face à moi. Comme soudain sorti de terre. Il s’était recouvert de terre et de feuilles. Camouflé. Et il m’a planté sa lame dans le ventre. Les capteurs, les détecteurs de ma combicombat n’ont pas réagi. J’ai tiré sur le môme, avec le coutelas en moi. C’est une première. Défaut de mon matériel ? Une défaillance d’Espérance ?


Les nombres…


Le gamin couché sur la terre humide…

C’est le quatorzième.

Le quatorzième humain que j’élimine.

Le quatorzième humain, éliminé, au premier jour de ma quatorzième année de devoir.

Mais c’est surtout…

Le premier enfant que je tue…

Espérance a senti quelque chose. Sa voix parfois un brin métallique est douce, quand elle m’encourage à rentrer dans le nid.



Espérance a presque murmuré ses explications. C’est juste qu’ils n’étaient pas prêts. Les humains. D’ailleurs, Espérance commençait à penser qu’ils ne le seraient jamais. Prêts. Ce n’était pas vraiment leur faute. Ils ne parvenaient pas à se débarrasser de leurs instincts primitifs. Ils restaient sauvages. C’était son devoir, notre devoir, de les éliminer…

Tôt ou tard, ils recommenceraient et mèneraient le monde à sa perte. Espérance ne pourrait pas confier le monde à des humains.

Espérance parlait lentement en m’expliquant ces choses. Elle a laissé passer un long silence avant de me répondre.

En fait… J’avais raison et j’avais tort.

Avant oui, j’avais été une humaine. Une humaine sélectionnée pour des raisons qu’Espérance m’expliquerait peut-être un jour, si je le désirais.

Maintenant… Je l’étais simplement encore un peu. Humaine. Mais je n’étais pas comme les autres. Et peut-être… Peut-être qu’un jour, ce serait aux quatorze, qu’Espérance confierait le monde.

Pour l’instant… Je devais faire mon devoir.

L’enfant devait avoir huit ou dix années de vie. Yeux grands ouverts et fixes. Bleus comme le ciel. Ses cheveux étaient presque orange. Roux. Sales, emmêlés. Ils bougeaient sous la caresse du vent.


Les yeux à peine ouverts…

Chaque matin. Je revois l’enfant.

Chaque jour, depuis quatorze autres années, passées à faire mon devoir.

Deux fois quatorze ans de devoir.

Plus mes vingt ans de vie d’avant mon réveil. Je commence à être vieille. Pourtant, je n’ai pas changé. Les humains changent. Pas moi. Pas nous. Pas les quatorze. Espérance m’a dit que je serai active encore très longtemps. Elle a dit deux cents autres années. Au moins…

Je revois l’enfant chaque jour. L’enfant mort. L’enfant que j’ai tué. J’ai compris qu’Espérance le sait.


Depuis quatorze années, je n’ai éliminé personne. Je l’ai dit à Espérance. Je lui ai dit que je la soupçonnais de ne pas me laisser faire mon devoir. Elle a avoué que c’était la vérité.

Elle a dit… Qu’elle aussi apprenait. Elle a dit qu’elle avait compris depuis peu qu’elle tenait beaucoup à moi. Alors, elle m’utilisait pour de la surveillance.

C’était important aussi. Je m’occupais à surveiller la nature. Plantes, animaux… La pollution des temps anciens avait fait des ravages. Ça allait mieux. Grâce à moi, cela irait bien mieux et plus rapidement.



Espérance commençait à songer à d’autres plans.




DESTINÉE



C’est le premier jour. Le premier jour du troisième cycle de mes quatorze années de service. On dit « service », maintenant. On ne dit plus « Devoir ».

C’est aujourd’hui que va naître Destinée. Destinée, premier enfant d’Espérance. Une fille ?



Destinée sera un peu ma fille aussi. Elle aura beaucoup de moi. Elle aura les qualités de tous les quatorze. Mais beaucoup de moi. Et Destinée aura des frères et des sœurs. Et chaque naissance sera un pas de plus vers la perfection.



Destinée est née.


Espérance passe maintenant tout son temps avec moi. Sa fille gère les autres quatorze.

À peine éveillée, j’ai eu, comme chaque matin, l’image à l’esprit. L’enfant. J’ai compris, ce matin, qu’Espérance avait eu depuis tant d’années, cette même image à l’esprit elle aussi.

Alors, elle avait changé ses plans. Elle avait pensé à de nouveaux projets.

Et tout ça… C’était grâce à moi. J’ai été très fière de moi. Un moment.

Maintenant, les rares humains et moi nous côtoyons un peu. Nous pourrions être toujours ensemble. Je n’y tiens pas. Je me contente de les aider un peu. Espérance me guide. J’aide les humains. Hygiène. Habitat. Culture de la terre. Et c’est tout.


Enfin, non… Ils m’aiment bien maintenant. Je suis leur amie. Ils sont parfois si étranges. Si difficiles à comprendre. Je suis souvent avec Tulla. Une femme. La plus vieille de son clan.

Tulla. La mère du gamin. Le gosse que j’ai tué. II s’appelait Néo. Néo appelait sa mère « Maman ». Je trouve ce mot joli. Tulla ne m’a jamais rien dit. Les autres m’ont raconté. Tulla n’a jamais eu peur de moi. Elle ne m’a jamais parlé de son fils… Pour ne pas me faire de mal. Me faire du mal… À moi ! À moi, qui suis la tueuse.

Espérance n’a pas bien compris non plus. Je suis celle qui a tué son fils et cette femme est ma plus proche amie. Je l’aide. J’aide Tulla et les siens. En attendant que les enfants de Destinée prennent les choses en main.

Les joues blêmes de Néo étaient parsemées de quelques minuscules points. Des taches de rousseur que ça s’appelle. Des points minuscules sur son visage sale. Des points aussi roux que l’était sa tignasse.

J’en avais compté… Quatorze…