n° 22923 | Fiche technique | 18493 caractères | 18493 2924 Temps de lecture estimé : 12 mn |
13/02/25 |
Résumé: Et si l’amour n’était pas un simple jeu du hasard, comme le voulait autrefois le valentinage, mais une quête intérieure pour se trouver soi-même avant de pouvoir rencontrer l’autre ? | ||||
Critères: #initiatique #romantisme fh | ||||
Auteur : Maryse Envoi mini-message |
La tradition du valentinage 1
Lauvenelle était une bourgade reculée, semblable à tant d’autres en ce temps-là, nichée entre des collines inhospitalières et un ciel souvent bas. Le vent y régnait en maître, s’engouffrant entre les chaumières aux toits de paille ternis, sifflant sous les portes et dans les interstices des fenêtres mal ajustées. La vie y était rude, ses habitants aussi.
Le temps lui-même semblait s’être détourné de cet endroit. Rien ne changeait, rien ne bougeait, figé dans des coutumes aussi anciennes que la pierre brute des maisons. Ici, les jours s’étiraient sans surprise, pris dans l’étau des habitudes et de l’immobilité.
Mais chaque année, à l’approche de la fin du grand hiver rigoureux, un frisson parcourait le village. Tel un souffle attisant une braise couvante, le valentinage ravivait l’espoir. Pendant quelques jours, l’âpre routine laissait place à une fébrilité collective.
Les femmes préparaient leurs robes, rêvant de doux et galants compagnons. Les hommes se paraient de leurs plus beaux atours, redressant l’échine comme s’ils portaient une armure invisible. Quant aux anciens, ils ressassaient inlassablement les récits d’autrefois, racontant comment les seigneurs y prenaient part, à l’égal du commun. Le valentinage balayait les hiérarchies et suspendait l’ordre établi. C’était là son essence même : un tirage au sort qui désignait, pour une année entière, des couples d’amoureux. Personne n’échappait à la tradition. Jeunes et vieux, célibataires et mariés, riches et pauvres, tous pouvaient être choisis. C’était une loterie, un caprice du destin, une main tendue par les dieux du hasard, une parenthèse merveilleuse avant que tout ne redevienne comme avant.
Ceux qui se croyaient malchanceux en riaient pour conjurer le sort, les autres priaient en secret pour être élus. Tous s’y accrochaient, comme à une planche de salut dans l’océan de leur existence austère. À Lauvenelle, on croyait au valentinage plus qu’ailleurs. Il était devenu une attente, un rêve, l’incarnation de l’espérance, presque une obsession.
Et cette année, plus que jamais, une impatience grandissante flottait dans l’air.
Isolde, l’étrangère parmi les siens
Tous espéraient être sélectionnés… Sauf Isolde.
Elle claudiquait légèrement, boitant à peine. Juste assez pour que cela se voie. Juste assez pour qu’on le lui rappelle. Son pas asymétrique était un signe distinctif accablant dont elle aurait voulu être épargnée. Elle aurait tout sacrifié pour s’en débarrasser. Contrairement aux autres jeunes filles, elle n’attendait rien. Elle savait déjà. Les regards en coin. Les messes basses. Les garçons qui détournaient les yeux… Comme toujours, comme depuis qu’elle était née.
Qui voudrait d’une valentine incapable de danser sans vaciller ?
Elle avait grandi en espérant une seule chose : être oubliée. Que son nom ne soit jamais tiré. Elle refusait d’être choisie par fatalité. S’imposer à quelqu’un, ou pire, être imposée. Qu’on prenne soin d’elle par devoir ou par pitié. Devenir un fardeau. Mieux valait le silence et l’effacement que d’attirer les regards… ou plus odieux encore, devenir la risée du village.
Autour d’elle, les femmes de tout âge trépignaient d’excitation. Pour elles, le tirage n’était pas un simple jeu, mais une échappatoire. Dans une existence rythmée par les récoltes, les travaux et les hivers sans fin, le valentinage incarnait l’espoir d’une romance, la promesse d’une douceur inattendue. Pendant un an, elles seraient l’élue d’un homme qui leur offrirait toute son attention, et peut-être plus encore. Certaines finiraient mariées, d’autres reprendraient leur vie d’avant, mais toutes en garderaient un souvenir précieux, une incise enchantée au cœur de leur existence austère.
Isolde, elle, ne voulait ni être mise en avant ni devenir un sujet de ragot. Elle voulait l’invisibilité.
Mais cette année, le destin en avait décidé autrement.
Le matin des Valentins
Tôt ce matin-là, en ce quatorze février, la bourgade tout entière retenait son souffle. Puis, soudain, une vague d’excitation se propagea le long des ruelles.
Déjà, les habitants se précipitaient à leur porte, espérant trouver sur leur seuil une pierre valentine. La plupart refermèrent leur porte, bredouilles, la mort dans l’âme. Les quelques élus éclatèrent de joie, riant, criant, courant annoncer la nouvelle à leurs proches. Les moins chanceux, eux, s’efforçaient de cacher leur amertume, en partant préparer les festivités. Ils tenteraient de se consoler en redoublant d’efforts pour célébrer ce jour, car la tradition voulait que le plus méritant soit récompensé l’année suivante en devenant, à son tour, un valentin.
Isolde, elle, redoutait cette effervescence.
La porte de la chaumière grinça légèrement lorsqu’elle l’entrouvrit. L’air froid s’engouffra à l’intérieur, mordant sa peau. L’aube traçait des ombres longues sur les pavés humides, et déjà, le village résonnait de clameurs. Murmures impatients, soupirs de déception, pleurs étouffés… et, plus rares, des cris de bonheur. Elle hésita, la main crispée sur le battant. Son cœur cognait violemment contre sa poitrine. Non. Pas cette année. Pas elle. Elle ne voulait pas voir. Elle ne voulait pas savoir. Mais ses yeux glissèrent malgré elle vers le sol.
Un éclat brillant. Son cœur s’arrêta. Elle était là, bien réelle, dans la lueur pâle du matin. Lisse. Opalescente. Le temps s’arrêta. L’espace d’un instant, le monde n’exista plus. Juste ce fâcheux coup du destin, cette malédiction qui allait la ridiculiser. L’envie de fuir l’envahit violemment. Si elle refermait la porte, si elle ignorait ce détestable caillou, peut-être que tout cela cesserait d’exister. Son regard chercha une cachette. Le puits. Oui, elle pourrait le jeter au fond de l’eau, l’y engloutir à jamais, comme s’il n’avait pas existé.
Mais elle le savait. À Lauvenelle, une pierre valentine ne se refusait pas.
D’un geste mécanique, elle tendit la main et la ramassa du bout des doigts, avec la même répulsion qu’un condamné effleurant la corde de sa potence. Aussitôt, un froid lui mordit la paume. Elle referma son poing malgré elle. C’était fini. Son sort était scellé.
La cérémonie inachevée
Un roulement sourd de tambour retentit, emplissant chaque recoin, appelant les élus à se rassembler sur la place centrale. L’heure de l’Appariement avait sonné.
Isolde suivit le flot des habitants, sa pierre serrée dans le creux de sa main. Son cœur battait trop vite, trop fort. Tout autour d’elle, l’agitation, déjà forte, allait crescendo. Des jeunes filles chuchotaient en catimini, les garçons échangeaient des regards fébriles.
Au centre de la place, le maître de cérémonie attendait. Son long manteau noir balayait les pavés tandis qu’il levait les bras.
Un frémissement parcourut la foule. Chaque gagnant dévoila sa pierre et chercha sa moitié. Les premiers cris de joie fusèrent. Une jeune femme se jeta au cou d’un homme, un vieil homme éclata de rire en découvrant son élue. Petit à petit, des duos se formaient, leurs pierres Valentine parfaitement assorties.
Isolde attendait… encore… Les secondes s’égrenaient, interminables, la noyant dans l’angoisse. Il allait arriver, forcément. Il fallait juste patienter… Un peu encore… Mais personne ne s’approchait.
Elle tendit un peu plus le bras en avant, la paume grande ouverte pour dévoiler ce qu’elle portait, ce qui la mettait sur des charbons ardents. Elle tourna sur elle-même, cherchant un regard, un signe, quelqu’un.
« Peut-être que son Valentin était en retard », se mentit-elle sans y croire, les joues brûlantes de honte.
L’attente devenait insupportable. Toujours rien.
Tous les couples s’étaient formés, prêts à célébrer leur année d’union, sauf le sien. Les élus se tenaient par la main, se murmuraient des mots doux, s’échangeaient des regards pleins de promesses, tandis qu’elle restait là, plantée, seule et implorante. Peu à peu, l’effervescence s’apaisait autour d’elle, la renvoyant à sa terrible solitude.
Le silence autour d’elle devint plus assourdissant encore que les tambours qui, pourtant, continuaient à battre. Des regards en coin, des chuchotements. Pourquoi personne ne s’était-il présenté ?
Ses doigts se crispèrent autour de la pierre, comme ceux d’un naufragé s’accrochant à un débris flottant. C’était évident, son valentin ne viendrait pas la chercher. Des larmes lui vinrent aux yeux. Une fois de plus, elle restait là, abandonnée.
La quête du Valentin
Le vent mordait ses joues alors qu’elle avançait sur le sentier escarpé qui serpentait entre les collines. Derrière elle, Lauvenelle s’effaçait peu à peu dans la brume opaque. Elle boitait douloureusement à cause de l’humidité et du froid. Elle serra les dents, non pas à cause de la souffrance, mais pour ne pas hurler son humiliation.
Parmi toutes les Valentine, elle était la seule à devoir partir à la recherche de son Valentin… quelle gifle ! Mais elle n’avait pas le choix. Il fallait qu’elle le trouve, qu’elle le ramène avec elle, pour faire taire les commérages, stopper les sous-entendus, retrouver un semblant de dignité.
Autour d’elle, la lande était grise. Bien moins que son humeur, bien moins terrible que son tourment. Elle était seule face à son chagrin qui la courbait. Elle serra sa cape contre elle. Elle ne savait pas où chercher, ni même par où commencer. Tout ce qu’elle possédait, c’était ce satané caillou dans sa paume… et avec lui, son infamie, sa boiterie et son malheur. Désormais, tout cela lui collait à la peau. Rien d’autre… Plus rien d’autre. Indélébile.
Un instant, elle sentit la panique monter. Et si elle ne le trouvait pas ? Si elle se perdait sur ces routes qu’elle ne connaissait pas ? Elle inspira profondément. S’apitoyer ne changerait rien.
Elle jeta un dernier regard derrière elle. Contrairement aux autres jeunes filles, elle n’avait ni épaule où s’appuyer, ni bras pour la soutenir. Alors, elle serra les poings et avança. Peu importait son affliction. Peu importait la peur. Elle n’avait pas d’autre choix.
Le secret du Valentinage
Le vent hurlait dehors, faisant trembler les murs de la vieille cabane. Le bois gémissait sous la morsure du froid, mais à l’intérieur, la chaleur du foyer enveloppait Isolde comme un cocon. Assise sur un tabouret de fortune, elle fixait les flammes qui dansaient dans l’âtre, leurs reflets dorés jouant sur son visage las.
Derrière elle, la vieille femme, un ermite hors du temps qu’elle avait croisée par hasard, s’activait lentement, remplissant deux écuelles d’une soupe épaisse. Son dos voûté témoignait de son grand âge, mais son regard, lui, était vif, perçant, comme s’il pouvait deviner les pensées avant même qu’elles ne soient formulées.
La question fendit le silence. Elle résonna si fort dans son esprit qu’elle couvrit un instant le bruit des rafales dehors. Son souffle se bloqua. Une onde glaciale la traversa, pourtant, ce n’était pas le froid.
Chercher ? Que cherchait-elle vraiment ?
Ses mains se tendirent vers le feu, comme pour gagner du temps, absorbant la chaleur autant qu’elle le pouvait. Elle ouvrit la bouche… hésita. Puis finit par murmurer :
Un silence. La vieille femme la fixait, immobile, ses rides creusées, une lueur indéchiffrable au fond des yeux. Puis, sans un mot, elle lui tendit une assiette avant de s’asseoir face à elle, faisant craquer ses articulations fatiguées. Elle souffla sur sa soupe avant d’y plonger une cuillère en bois.
Isolde sentit son estomac se nouer.
Elle repassa mentalement le fil de son voyage. Les routes boueuses, les visages croisés, les non-dits pesants. Elle revit les regards furtifs des villageois, le malaise qui flottait autour d’elle depuis l’enfance, ces conversations qui s’arrêtaient lorsqu’elle approchait. Elle n’avait jamais été qu’une ombre, au mieux, une gêne polie.
Et puis, elle se rappela ce jeune homme près du feu. Il s’était installé non loin d’elle, l’observant par-dessus les flammes vacillantes. Elle avait senti son regard sur elle. Intrigué ? Curieux ? Avait-il vu sa jambe ou seulement son visage éclairé par la lueur tremblante ? Elle n’avait pas osé bouger, de peur que le charme ne se brise, de peur qu’il découvre ce qu’elle s’efforçait de cacher.
Alors, elle était restée là, figée. Espérant qu’il la perçoive autrement, tout en redoutant qu’il devine son secret, qu’il lise en elle et qu’il ne voit plus que son infirmité. Et pourtant… il n’avait rien dit. Peut-être n’avait-il pas remarqué sa différence. Peut-être ses yeux s’étaient-ils simplement attardés sur elle, sans s’arrêter aux apparences.
Elle inspira profondément, chassant cette pensée aussi douce que troublante.
Sa voix se brisa. Elle baissa les yeux.
C’était la première fois qu’elle l’admettait à voix haute. La vieille femme hocha la tête, comme si elle s’y attendait.
Le silence tomba. La vérité brutale jaillit : rien n’avait changé. Elle boitait toujours et sa recherche n’avait pas abouti. Tout le chemin parcouru, toute sa fatigue, n’avait servi à rien. Pourtant, quelque chose en elle luttait contre cette évidence.
Des souvenirs affluèrent. Cet enfant qui l’avait regardée avec admiration après qu’elle l’eut aidé à traverser un torrent en crue. Cette femme égarée dans la forêt, à qui elle avait tenu la main toute une nuit, jusqu’à l’aube, jusqu’à ce que la peur s’efface. Cette mère qu’elle avait soutenue pendant l’accouchement, et qui avait pleuré de gratitude en serrant son nouveau-né contre elle.
Elle les revoyait tous. Leur reconnaissance aussi. Aucun d’eux ne l’avait regardée comme une boiteuse.
Et elle comprit. Elle s’était crue incomplète, elle s’était vue comme un poids mort. Elle avait couru après un Valentin fantôme, pensant qu’en le trouvant, elle existerait enfin aux yeux des autres. Mais à chaque pas de son voyage, c’était elle-même qu’elle avait rencontrée.
Les flammes crépitèrent doucement, comme pour approuver sa révélation. Alors, elle releva lentement les yeux vers la vieille femme. Une lueur nouvelle brillait au fond de ses prunelles. Celle annonçant l’aube après les ténèbres.
Un sourire ridé s’étira sur les lèvres de son hôte.
Elle marqua une pause, puis ajouta, plus doucement :
Isolde ferma un instant les yeux. Quelque chose en elle venait de se libérer, comme un boulet invisible qu’elle traînait depuis toujours.
Depuis ce jour-là, elle ne s’était plus jamais perçue en train de boiter. Et dans les yeux des autres, son reflet n’était plus celui d’une jeune femme marquée par l’infirmité. C’était celui d’une femme à part entière.
Un matin de Saint-Valentin
L’aurore teintait l’horizon de rose et d’or. Isolde ouvrit les yeux, bercée par la chaleur d’un corps blotti contre le sien. Son Valentin dormait encore, un bras passé autour de sa taille, son souffle régulier effleurant sa nuque. Elle sourit, savourant cet instant, le cœur léger.
Elle se souvenait de leur première rencontre. Non comme une épreuve, mais comme une certitude. Son regard l’avait troublée : il ne cherchait pas à percer une faille, bien au contraire. Il l’accueillait tout entière, sans réserve. Elle s’était avancée, le cœur serein, et il avait tendu la main, comme si elle avait toujours été attendue.
Elle effleura son visage du bout des doigts, retraçant la courbe de sa mâchoire, la douceur de ses lèvres entrouvertes. Il remua légèrement, puis ouvrit les yeux, un éclat d’émerveillement y dansant.
Elle hocha la tête, incapable de répondre autrement qu’en le contemplant. Il se redressa légèrement, repoussant tendrement une mèche de cheveux tombée sur son front.
Elle posa une main sur sa poitrine, sentant le battement régulier sous sa paume. Son cœur à lui. Et le sien qui répondait en écho.
Alors, dans la lumière naissante d’un jour nouveau, elle l’embrassa. Longtemps. Intensément. Comme une promesse. Comme un serment. Non pas parce qu’elle avait été choisie, mais parce qu’elle le choisissait.
Puis, dans un silence complice, leurs mains s’effleurèrent, une caresse délicate empreinte de tendresse. Portés par le désir et la certitude d’avoir trouvé leur place, ils s’abandonnèrent l’un à l’autre, sans fard ni retenue. Yeux dans les yeux, doigts entrelacés, ils s’unirent dans un même souffle, laissant leur élan les porter jusqu’au firmament.
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De nos jours, la Saint-Valentin célèbre l’amour à travers déclarations passionnées, cadeaux et dîners romantiques…. Pourtant cette fête puise ses racines dans des traditions bien plus anciennes, parmi lesquelles figure le valentinage.
Pratiqué au Moyen Âge, le valentinage était une coutume où des couples étaient formés temporairement par tirage au sort. Dans certaines régions, ces unions duraient une journée, dans d’autres, une année entière. Les Valentins et Valentines échangeaient des présents, des poèmes et des promesses, tissant des liens qui, parfois, se transformaient en véritables unions.
Contrairement à notre vision moderne de la Saint-Valentin, où l’amour est un choix personnel, le valentinage reposait sur le hasard, voire le destin. Il offrait une parenthèse dans la monotonie du quotidien, un espace où pouvait naître une romance éphémère… ou durable.
À Lauvenelle, dans notre histoire, cette tradition persiste avec ferveur. Mais Isolde, notre héroïne, s’interroge : l’amour peut-il vraiment être dicté par une coutume ? Et si, pour aimer pleinement, il fallait d’abord apprendre à s’aimer soi-même ? Ainsi, ce récit revisite le valentinage à travers un prisme initiatique, où l’amour n’est plus seulement une rencontre avec l’autre, mais avant tout une quête de soi.