n° 22953 | Fiche technique | 12603 caractères | 12603 2078 Temps de lecture estimé : 9 mn |
02/03/25 |
Résumé: Les clichés ont la vie dure. Oh que oui... | ||||
Critères: #humour #société #nonérotique #personnages | ||||
Auteur : Laetitia Envoi mini-message |
Collection : Les clichés ont la vie dure |
D’abord, merci et bravo à l’artiste pour avoir eu cette idée de série sur les clichés. Je la trouve inspirante et la matière première ne manque pas dans le monde actuel.
Ce récit, traité un peu sur le ton du théâtre de boulevard, est moins original que la première que j’ai écrite sur les clichés (les néo-ruraux). Plus conventionnelle donc, mais tellement vraie.
Une dernière chose avant de commencer, cette histoire est pleine de sexe (s), mais il n’y a pas du tout de cul.
La nouvelle venait de faire le tour des bureaux de Lambert Consulting, entreprise spécialisée dans… euh… un truc très sérieux, avec des tableaux Excel et une machine à café. En fait, comme son nom l’indique, une boîte de consulting, qui occupait trois étages d’une tour de la Défense.
La machine à café ! Elle trônait fièrement non loin de la photocopieuse. C’était une machine dernier cri, mais surtout le lieu stratégique où se jouaient toutes les vraies décisions de l’entreprise.
C’est là que Thomas, jeune quadra, chef du service « Relations client », lâchait ses blagues sur les « femmes au volant », entre autres, sous les rires gênés de certains de ses collègues et les grimaces hilares d’autres.
C’est là aussi que Claire Durand, jeune cadre trentenaire, brillante et ambitieuse, récemment embauchée, avait failli s’étouffer avec son cappuccino en entendant Thomas, son chef, lui dire :
Mais je m’égare… la fameuse nouvelle qui faisait le tour des bureaux, qui provoqua un événement sismique et bouleversa l’ordre établi : le PDG Jacques Lambert venait d’engager une femme pour un poste de direction, et pas n’importe lequel, celui de directrice de la stratégie.
De son côté, Claire Durand riait sous cape en entendant les jérémiades des chefs de service assemblés à la machine.
Elle n’était pas surprise. Elle se battait quotidiennement pour être prise au sérieux dans cet univers où les décisions importantes se prenaient entre hommes, souvent autour d’un whisky ou sur un parcours de golf.
Chaque fois qu’elle proposait une idée en réunion, on la coupait et on l’ignorait et elle voyait Thomas, son chef de service, la reprendre à son compte un quart d’heure plus tard en la reformulant. Et tout le monde trouvait ça brillant quand ça sortait de la bouche d’un Thomas, Olivier ou Kevin.
Elle aurait pu passer sa carrière à lever les yeux au ciel, jusqu’au jour où elle eut une idée de génie. Une idée osée, mais géniale.
Le soir même, elle créa une nouvelle adresse mail professionnelle.
Nom : Alexandre Duval
Poste : Consultant senior
Elle envoya aussitôt son premier mail au comité de direction et aux différents cadres, chefs de service :
Objet : Optimisation des coûts et nouvelles stratégies de développement
Messieurs,
J’ai étudié la situation actuelle de l’entreprise et je pense qu’il y a plusieurs leviers à activer pour améliorer notre rentabilité. Voici quelques pistes à explorer, que je souhaiterais vous soumettre…
Elle lista exactement les mêmes recommandations qu’elle avait présentées la vieille en réunion… et qui avaient été totalement ignorées.
Dès le lendemain, les réactions ne se firent pas attendre, notamment à la machine à café :
Claire, derrière son écran, faillit s’étouffer de rire.
Pendant un mois, au fil des envois de mails, Alexandre Duval devint une légende de l’entreprise. Il envoyait des analyses brillantes, avec des idées innovantes, et même des critiques constructives sur la stratégie de Lambert Consulting.
Thomas, qui n’avait jamais écouté Claire, se mit à citer Alexandre Duval en réunion de service :
Encouragée par ces premiers succès, Claire continua à envoyer des propositions sous sa fausse identité.
Olivier et Kevin, eux, se demandaient pourquoi ils ne l’avaient jamais rencontré :
Mais personne ne remettait en question son talent ni sa clairvoyance.
Rapidement, le PDG, Charles Lambert himself, envoya un mail enthousiaste à Alexandre Duval :
Objet : Rencontre
Cher Monsieur Duval,
Vos analyses sont d’une intelligence rare. Je voudrais vous rencontrer en personne pour discuter des développements que nous pourrions leur accorder. Je suis fier d’avoir un collaborateur aussi avisé au sein de mon entreprise. Et pourquoi pas d’une promotion ? Pouvez-vous passer dans mon bureau demain à 10 h ?
Claire sourit. L’heure de vérité était arrivée.
Le lendemain, à 9 h 55, Claire se présenta au bureau de Charles Lambert.
Elle entra donc, impeccablement habillée, avec un épais dossier sous le bras.
Silence… Le PDG fronça les sourcils.
Un silence pesant s’abattit dans la pièce. Lambert ouvrit la bouche, puis la referma, avant d’éclater de rire.
Il se leva et lui tendit la main.
Le lendemain, l’information fit l’effet d’une bombe dans les bureaux.
Nos trois chefs de service n’avaient rien vu. La toute nouvelle Directrice de la stratégie, Claire Durand, organisa rapidement une réunion des managers opérationnels de la boîte.
Fine stratège, elle décida de ne pas entrer frontalement dans le combat. À la place, elle fomenta un plan machiavélique.
Elle fit son entrée, s’assit face aux chefs de service de l’entreprise rassemblés et dit avec un air sérieux (quoiqu’un léger sourire flottait sur ses lèvres) :
Il tenta de protester, mais Claire leva la main :
Lundi matin :
Thomas reçut un mail de la part de Claire, avec une liste de tâches mineures (en gras et souligné dans le mail), à réaliser :
• Prendre des notes en réunion et envoyer un compte-rendu propre et précis.
• Penser à souhaiter l’anniversaire de Charlotte de la compta.
• Réserver une salle de réunion pour vendredi matin et prévoir le café.
• S’assurer que les fournitures (blocs, stylos, marqueurs pour tableau blanc) soient bien approvisionnées.
« Facile », se dit Thomas, avant de réaliser que personne ne lisait son compte-rendu, que la salle était déjà réservée par le service juridique, et qu’il n’y avait plus de marqueurs, qu’il fallait qu’il règle le problème avec Thierry des services techniques, mais que celui-ci était en congé maladie pour la semaine.
Mardi :
Olivier, des RH, devait organiser une Baby Shower Surprise pour Chloé du service juridique qui venait d’accoucher.
Il passa deux heures sur Pinterest, et finit par acheter quelques paquets de bonbons et de biscuits à la boutique du coin, avant de réaliser qu’il y avait des personnes qui ne mangeaient pas de sucre.
Mercredi :
Kévin qui riait tant de la « supposée » intuition féminine devait quant à lui gérer l’organisation des réunions préparatoires et la logistique du prochain séminaire d’entreprise. Une horreur.
Il commençait à réaliser que ces fameux détails représentaient 30 % du temps passé au bon fonctionnement de l’entreprise.
Le jeudi matin, autour de la machine à café, les visages étaient décomposés.
Thomas, d’habitude si bavard et prompt à l’ironie, regardait son café d’un air sombre. Il se souvenait du mail qu’il avait reçu le matin même d’un collègue :
Thomas, ton compte rendu est incomplet. Merci de relire et corriger, ça fait perdre du temps à tout le monde.
Le lundi suivant, une mini-révolution s’opéra.
Thomas demanda timidement si quelqu’un pouvait l’aider à améliorer son PowerPoint, car, soudainement, faire de « jolies » présentations n’était plus un détail féminin, mais un vrai défi.
Olivier proposa de créer un budget pour revaloriser les actions de cohésion dans l’entreprise.
Kevin fit livrer des stylos en avance et demanda à tout le monde si on voulait vérifier avec lui la liste de fournitures, pour être certain qu’il ne manquait rien.
La machine à café devint un lieu de discussions passionnées sur le congé paternité, l’inégalité salariale et une admiration nouvelle pour les assistantes. (Mais comment elles font pour tout gérer sans exploser ?)
Claire eut un petit sourire en glissant sa pièce et en sélectionnant son expresso. En partant, elle dit à Thomas :
Elle tourna les talons et partit en éclatant de rire.
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Cette histoire m’a été inspirée en partie d’un sketch de Florence Foresti, « Clichés d’entreprise », où elle inverse les rôles dans le monde du travail. Elle prouve aussi que dans un monde où le matriarcat aurait remplacé le paternalisme, bah… ça ne serait pas beaucoup mieux (souvenez-vous de Thatcher). C’est certainement la nature humaine qui est ainsi.