n° 22956 | Fiche technique | 26548 caractères | 26548 4249 Temps de lecture estimé : 17 mn |
04/03/25 |
Présentation: Dans cette histoire, le carnaval n’est pas une mascarade. Les masques leur permettent de voir au-delà des apparences du quotidien, leur amour oublié. Mais la clairvoyance ne durerait-elle que le temps d’un éclair ? | ||||
Résumé: Au crépuscule, ils fuient sous leurs masques. La nuit, ils se croisent à visage couvert, sans se reconnaître. Mais l’aube approche… Que subsistera-t-il une fois les masques tombés ? | ||||
Critères: #drame #volupté #rencontre fh couple fête amour | ||||
Auteur : Maryse Envoi mini-message |
La dispute
Un vif ressentiment la submergea.
Sa voix claqua dans l’appartement, plus tranchante qu’elle ne l’aurait voulu. Un appel désespéré, aussitôt avalé par les murs blanc cassé. Margaux se tenait au milieu du salon, les poings crispés, le souffle court, le cœur battant violemment. Mais autour d’elle, tout semblait figé : les meubles bien rangés, la lumière froide, l’air inerte, son époux immobile. Seul son corps tremblait sous l’impulsion de la colère.
Face à elle, Julien haussa un sourcil, l’air blasé. Presque indifférent.
Elle éclata de rire, un rire sans joie, acide. La même rengaine habituelle. Encore et encore, comme une vieille chanson sur un disque rayé.
Dehors, les fanfares du carnaval retentissaient déjà, vives et éclatantes derrière les fenêtres closes. Un appel à la fête et à ses réjouissances. Pas comme ici où l’ambiance était oppressante, glacée. Là-bas, la ville s’animait, s’illuminait, appelait à l’exubérance…
Elle plongea son regard dans celui de Julien. Comment pouvait-il rester là, impassible, si distant, sans laisser transparaître la moindre émotion ? À l’image de leur existence qui n’était qu’une carte postale : belle en apparence, mais déjà fissurée sous le vernis. Jusqu’à quand continueraient-ils à entretenir cette illusion ? Quand auraient-ils enfin le courage de faire tomber les masques ? Leur relation serait-il devenue une mascarade, comme ce carnaval de Mardi gras, dernier jour de déguisement avant de se dissoudre dans le mercredi des Cendres ?
Une provocation. Une ultime tentative pour le forcer à réagir, pour l’entendre protester, nier, le voir s’accrocher à leur couple. Mais rien. Il restait là, impénétrable, le regard indéchiffrable, muet comme une tombe. Un silence plus insupportable que n’importe quel cri, plus effrayant que la colère, plus éloquent que les mots qu’il refusait de prononcer.
La rancœur déferla en elle comme une vague incontrôlable. Depuis combien de temps avaient-ils cessé de se comprendre ? Depuis combien de temps leurs propos servaient-ils davantage à blesser qu’à réparer ?
De nouveau, le silence. Épais. Lourd. Irréversible.
Margaux sentit sa gorge se nouer. Elle aurait voulu qu’il se batte. Qu’il la retienne, qu’il s’énerve, qu’il explose enfin. N’importe quoi plutôt que ce manque de réaction insoutenable. Une dispute aurait été préférable. Mais rien. Son cœur se contracta de chagrin : il n’avait même plus la force d’essayer. Même pas pour eux.
Alors, à quoi bon ? À quoi bon s’accrocher quand tout s’effilochait, quand il ne restait plus que des non-dits et des regrets ?
Elle baissa les yeux, retenant ses larmes. Pourquoi lutter quand il n’y avait plus rien à sauver ?
Elle attrapa son manteau et sortit, sans même un regard en arrière. Julien, les bras ballants, ne tenta pas de la retenir.
Le masque de l’oubli
La bise hivernale la saisit lorsqu’elle franchit le porche de l’immeuble. Margaux inspira profondément, mais la morsure du froid ne fit qu’accentuer la brûlure dans sa poitrine. Adrénaline ou colère, peu importait : la rage était toujours là, mêlée à l’amertume de l’échec…
Pourquoi Julien s’était-il montré aussi détaché ? Ne valait-elle pas la peine qu’on la retienne ? À quoi bon ressasser ? Pourquoi ne pas tout oublier en s’immergeant dans le carnaval ?
Comme en écho à cette pensée, une déferlante de cuivres et de percussions monta du bout de la rue. Une vague humaine surgit, la forçant à s’écarter. Des rires éclatèrent, des chants s’élevèrent, des corps tourbillonnèrent dans un chaos enivrant. Les masques, les costumes flamboyants, les parures scintillantes… Tout ajoutait à la féerie du moment. Une exaltation brute, sauvage, incontrôlable. Le spectacle dépassait tout ce qu’elle avait imaginé. Rien ne semblait pouvoir les retenir. Tout devenait permis.
Elle marchait machinalement, laissant ses pas la guider au gré du hasard.
Le carnaval enflait comme une vague, une pulsation sourde et lancinante, inarrêtable. Un appel obsédant, presque hypnotique. Les vibrations des festivités, transmises par le sol, remontaient le long de ses jambes et s’insinuaient peu à peu en elle. Inéluctablement.
À l’angle d’une rue, un petit stand improvisé surgit. Un simple étal, un tas débordant de masques, une offrande rituelle au carnaval, divinité nocturne. Un amoncellement de plumes, de velours, de cuir, de rubans, un chaos de textures et de couleurs entremêlées. Elle hésita, laissant ses doigts effleurer machinalement un loup noir et or qui attira son attention, comme s’il l’appelait.
Elle sursauta légèrement. Derrière le stand, un vieil homme voûté l’observait, un sourire énigmatique aux lèvres. Son regard d’un bleu limpide brillait d’une lueur presque trop vive, dansant sous la lumière tremblotante des lanternes.
Un frisson la parcourut. Elle ne répondit pas. Poussée par une soudaine impulsion, elle glissa un billet dans la main du marchand avant de se couvrir la face. Lorsqu’elle releva les yeux, un petit miroir lui renvoya son reflet. Elle fut stupéfaite. Derrière le déguisement, elle n’était plus tout à fait elle. Quelque chose avait changé. Son regard paraissait plus brillant. Plus perçant. Plus tranchant. Plus insaisissable. Comme si le masque avait aspiré ses doutes, laissant émerger une autre version d’elle-même, plus mystérieuse, plus audacieuse. Une métamorphose en train de s’opérer. Était-ce une illusion ? Ou bien l’inversion permise en ce jour de Mardi gras, où tout se dédouble et bascule de l’autre côté ?
Un éclat de rire fendit l’air derrière elle. Une bourrasque colorée passa – danseurs, musiciens, silhouettes flamboyantes, âmes mêmes de la fête. Quelque chose en elle céda. Une barrière qui vole en éclats. Elle détourna les yeux… et se fondit dans la foule.
Masquée, elle était autre. Masquée, elle avait laissé derrière elle tout ce qu’elle voulait oublier.
Un masque en trop
Julien referma la porte de l’appartement derrière lui. Le claquement résonna, plus brutal qu’il ne l’aurait voulu, comme un écho à son impuissance. Il resta un instant immobile, la main sur la poignée, ruminant son regret. Une fois de plus, il avait laissé la situation lui échapper par excès de retenue. Margaux était partie. Et s’il essayait de la rattraper ? Il soupira. C’était trop tard. Elle était déjà loin, insaisissable, comme toujours.
Il glissa les mains dans les poches de son manteau, le cœur lourd. Ses doigts effleurèrent les masques qu’il avait achetés sur un coup de tête.
Un pour elle. Un pour lui.
Une idée qui s’était imposée comme une évidence. Une manière de s’échapper à deux, de s’offrir une nuit hors du commun. Il savait qu’elle aimait ça, le carnaval, cette possibilité de disparaître pour mieux renaître. Il s’était imaginé lui faire la surprise, être remercié d’un sourire reconnaissant et ravi. La voir attacher le ruban derrière la tête, puis glisser la main dans la sienne pour plonger ensemble dans la nuit. Mais il était seul. À présent, ce doux contact du velours et de la dentelle, relégués au fond de sa poche, n’était plus qu’un vestige dérisoire de ce qui aurait pu être. Un en plus.
Un bruit de fête éclata dans la rue adjacente. Des tambours, des trompes, des rires, une marée colorée et joyeuse qui s’approchait, prête à tout engloutir sur son passage. Julien s’arrêta un instant. L’euphorie ambiante lui paraissait irréelle, lointaine, comme s’il en était totalement étranger. Après une hésitation, il sortit son masque à contrecœur, le fit tourner entre ses doigts, pensif. L’autre resta au fond de sa poche. Il n’arrivait pas à se résoudre à s’en débarrasser. Comme un fil ténu le reliant encore à son épouse. Comme si un infime espoir s’accrochait encore. Pourtant, ce n’était plus qu’un vestige de bonne intention avortée.
Résigné, il l’ajusta sans conviction, presque machinalement sur son visage. Mais son contact ne lui inspira rien, si ce n’était un profond dépit. Pas le moindre frisson d’excitation. Juste une sensation de froid.
Ce soir, il n’emmènerait pas Margaux au carnaval.
Ce soir, il irait sans elle. Il s’enfoncerait seul dans la foule. Peut-être qu’au cours de la nuit, il finirait par oublier ce qu’il avait perdu. Ou peut-être, au contraire, chaque éclat de fête le lui rappellerait cruellement. Qui savait ?
Se perdre pour mieux renaître
La foule l’avait avalée. Les gens riaient, chantaient, dansaient comme si plus rien ne les retenait. Leurs masques, leurs costumes extravagants, hauts en couleur, ajoutaient à la féerie du moment. La frénésie, le vacarme et les scintillements chatoyants qui l’enveloppaient lui faisaient tourner la tête. Une ivresse bien au-delà de tout ce qu’elle aurait pu imaginer. Ici, il n’y avait plus de règle ni d’interdit. Margaux s’y abandonnait, étourdie par la magie du moment.
Elle ne savait plus depuis combien de temps elle marchait, tanguait, glissait entre les corps en mouvement. L’air vibrait d’une énergie contagieuse. Elle n’était plus Margaux. Elle était une partie de la fête, emportée par son tumulte. Tel un feu follet entraîné dans le sillage de la farandole nocturne.
Une main gantée effleura son bras. Elle se retourna, un frisson au creux des reins. Un homme masqué, vêtu d’un costume bleu marine à jabot blanc, d’une cape et portant un tricorne sur la tête, inclinait la tête. Derrière sa « bauta » blanche, ses yeux brillaient d’un éclat insaisissable.
Un geste sûr, un rapt délicat. La voix était chaude, teintée d’un accent chantant. Une ombre sensuelle, un murmure envoûtant, une tentation défendue. Son cœur battit plus vite, plus fort. Une hésitation. Une envie trouble, irrésistible. Elle tendit la main et tout bascula.
Un tourbillon. Une ronde spontanée, entre voiles d’ombre et fulgurances de lumière, entre le battement entraînant des tambourins et l’écho langoureux d’un violon. Son corps retrouvait son aisance oubliée, plus libre qu’il ne l’avait été depuis des années. Les corps s’effleuraient, tournaient, se cherchaient. La musique devint sa pulsation, le masque en face du sien, sa fascination. Quand enfin l’inconnu la relâcha, il effleura sa joue d’un doigt léger, puis la salua avec une grâce presque solennelle…
Avant qu’elle ne puisse répondre, il disparut dans la foule. Margaux resta un instant immobile. Sa peau brûlait encore du contact des mains inconnues. Elle porta les doigts à ses lèvres, grisée. Le carnaval lui susurrait une vérité insidieuse : elle était désirée lorsqu’elle s’égarait en elle-même. Elle frémit. Jamais elle ne s’était sentie aussi légère. Déliée. Prête.
Renaître pour mieux se perdre
Il avait cessé de réfléchir. Le masque lui collait à la peau. Le carnaval l’avait envahi. Il porta à la bouche le verre plein qu’un inconnu au visage recouvert lui avait tendu en passant. Le vin pétilla sur sa langue. Comme l’ambiance de cette nuit. Mystérieuse, effervescente, furtive. Comme si rien n’était réel, comme si tout se jouait entre parenthèses. Lui-même ne savait plus qui il était, à qui il parlait, ni qui il frôlait. Et ça n’avait plus aucune importance. Tout comme la nuit, il se fondait dans la mascarade.
Un rire fusa derrière lui. Féminin. Cristallin.
Il se retourna juste à temps pour voir un masque d’un bronze profond disparaître dans une volute de soie écarlate. Une main surgit, l’effleura, effrontée, puis s’évanouit. Il suivit, poussé par un instinct qu’il ne contrôlait plus. Le jeu était lancé. Une ruelle plus loin, il croisa un défilé dansant. Une femme portant un déguisement de « Moretta », sortit du groupe, l’attrapa par la taille et le fit tourner autour d’elle.
Elle l’effleura du bout des lèvres, un baiser volé qui n’appelait aucune suite. Juste un moment complice, fugace comme une étincelle dans la nuit. Et Julien frémit. Pour la première fois depuis longtemps, il rit sans penser. Le carnaval le possédait. Enfin…
Une autre voix, aussi sensuelle et irrésistible que la précédente. Un masque blanc, une larme à l’œil. Une brève hésitation. Et il l’enlaça délicatement avant de la faire tourner dans ses bras. La manière dont l’inconnue s’abandonna contre lui fit naître une onde de chaleur, attisant son ardeur. Il resserra son étreinte. Elle se lova plus intimement contre lui. Son masque cachait son visage, mais son corps se dévoilait. Il percevait le troublant contact des seins fermes sur son torse, la chaleur du ventre contre le sien. Une brume enivrante montait en lui, l’entraînant irrémédiablement. Et soudain, plus rien, elle s’était détachée, évanouie dans le vacarme de la nuit, ne laissant qu’un murmure en suspens :
Il resta figé. Un frisson le traversa. Pourquoi ce sentiment d’inachèvement ? Au bout de quelques instants, il soupira et se retourna…
Et soudain, elle était là.
Une silhouette masquée au milieu de la foule mouvante. Un regard, un frisson. Une femme au visage voilé de noir et d’or, drapée d’ombre et de mystère.
Julien ignorait pourquoi, mais il sut quelle serait sa nuit.
L’union…
Margaux le perçut avant même de le voir. Une présence impalpable, un appel silencieux. Son souffle se suspendit, son cœur manqua un battement.
Un homme, presque irréel, se dessinait dans la pénombre. À l’image du carnaval. Il se tenait là, immobile au cœur de la foule en mouvement. Il attendait…
Pourquoi cette fulgurance soudaine, ce bouleversement inattendu ? Qui était cet inconnu surgissant de la mascarade, presque fantomatique et pourtant si magnétique ? Pourquoi cette sensation d’être happée, comme si un fil invisible venait de se tisser entre eux ? Elle n’avait ressenti cela qu’une seule fois auparavant. Quand elle avait rencontré Julien, des années plus tôt. Avant que tout ne s’effrite sous l’usure du temps. Avant qu’il se lasse et la laisse partir…
Il inclina légèrement la tête, un geste à peine perceptible, une invitation muette. Était-ce raisonnable ? Elle hésita. Une seconde, à peine. Puis, comme une feuille cédant au vent, elle avança.
Il ne dit rien. Il tendit simplement la main. Elle la fixa un instant, fascinée par la manière dont le reflet des lanternes glissait sur sa peau. Un appel ! Elle y posa ses doigts.
Un contact brûlant. Une décharge vive.
Il referma doucement sa prise et l’attira à lui. Leurs corps s’ajustèrent, naturellement, comme s’ils avaient mille fois dansé ensemble. La musique, lointaine, reprit ses droits, et il guida leurs premiers pas.
Une valse musette. Lente d’abord. Puis de plus en plus chaloupée. Hypnotique, enfin. Margaux se laissait emporter, chaque tour effaçant un peu plus la frontière entre rêve et réalité.
Elle sentit son souffle lui effleurer la tempe. Un émoi exaltant la saisit. Elle ne comprenait pas cette sensation. Cet homme… cet inconnu… Pourquoi ce vertige au creux du ventre ? Pourquoi cette irrépressible envie d’abandon ? Comme si elle l’avait toujours connu… Une absurdité. Pourtant, elle ne pouvait nier ce lien étrange et puissant entre eux, cette intimité partagée qui poussait leurs corps l’un vers l’autre, aveuglément, comme s’ils étaient prédestinés à se retrouver. Tout en lui l’aspirait, une attraction incoercible à laquelle elle ne pouvait plus résister.
Ses doigts se crispèrent sur son bras. Une ultime hésitation. Une seconde où elle se demanda si elle devait fuir. Mais il la guidait avec une précision troublante, comme s’il connaissait déjà chaque frémissement de son corps. Il anticipait chaque mouvement, comme s’il lisait en elle avec une aisance déconcertante.
Alors, tout s’effaça, ne laissant place qu’à un maelstrom enivrant.
Julien perçut la légèreté de sa cavalière, la façon ensorcelante dont son corps s’accordait au sien. Pourquoi cette évidence ? Cette osmose avec laquelle elle épousait ses gestes comme si leurs corps se connaissaient déjà ? Était-ce l’ivresse du carnaval ou cette femme portait-elle en elle quelque chose d’autre ? Quelque chose qui le bouleversait… qui déclenchait ce fourmillement grisant au creux de son ventre… Malgré lui.
L’air pulsait autour d’eux, saturé de cris joyeux, de rires communicants, de musique entraînante, de parfums capiteux. Mais il n’y avait plus qu’eux. Cette alchimie qui les soudait. Ce mystère qui les ravissait.
Elle ferma les yeux. Elle se laissa aller. Un brasier languissant couvait en elle. Et puis, dans un élan plus audacieux, il la fit pivoter souplement et la renversa légèrement en arrière. Elle haleta, surprise. Son souffle chaud glissa sur sa gorge, une caresse fugace.
Un sourire s’esquissa sous le masque penché au-dessus d’elle.
Elle acquiesça d’un battement de cils. Elle se laissait conduire, inconditionnellement, mais pourquoi ? Pourquoi cette tentation harcelante de céder ?
Il la ramena contre lui, leurs visages à un murmure l’un de l’autre. Chaque pas les détachait un peu plus de la réalité, les menant un peu plus près de l’oubli. Le carnaval battait son plein. Leur nuit ne faisait que commencer.
La musique mourut lentement autour d’eux, mais ni l’un ni l’autre ne bougea. Leur danse s’achevait, et pourtant, l’instant flottait encore, intact, éternel…
Julien effleura du bout des doigts le bord du masque de Margaux. Une hésitation furtive. Le temps d’un frémissement, il songea à le soulever, à voir enfin le visage de cette femme dont le corps s’harmonisait si parfaitement avec le sien. Mais il n’en fit rien. Le mystère devait rester intact en cette nuit de carnaval.
Margaux, sous le coup de l’enchantement, détourna les yeux. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Cet homme… cet inconnu… Pourquoi ce bouillonnement au creux du ventre ?
Le silence entre eux vibrait, alourdi d’une tension qu’aucun ne voulait rompre.
Puis, doucement, Margaux recula d’un pas. Un jeu, peut-être. Une mise à l’épreuve. Il la suivrait, elle le savait. Sans un mot, elle s’éloigna, le cœur battant follement.
Julien resta immobile une seconde, à la regarder disparaître dans la foule mouvante. Un sourire étira ses lèvres. Il n’avait pas besoin d’hésiter. Il s’élança. Dans la cohue du carnaval, la poursuite se muait en un chassé-croisé clair-obscur. Elle apparaissait, puis s’évanouissait, espiègle, insaisissable. Un instant, il crut la perdre, mais un éclat d’or attira son regard. Là. Margaux s’était arrêtée sous l’arche surplombant la ruelle étroite. Dans la pénombre, son masque brillait sous la lueur vacillante d’une lanterne. Il s’approcha lentement. Elle ne bougea pas.
Alors, à son tour, il succomba à l’inévitable. Il passa derrière elle, si près qu’elle sentit la chaleur de son corps se diffuser partout en elle. Elle s’alanguit, se livrant à la magie du moment. Un murmure à son oreille.
Un sourire hâtif se dessina sur ses lèvres. Elle ne répondit pas.
Il leva la main, hésita, puis effleura la ligne de sa hanche, juste assez pour sentir sa respiration s’accélérer. Margaux ferma les yeux un instant. Elle aurait pu l’arrêter. Mais la tension était trop forte, trop délicieuse. Elle se retourna lentement. Leurs visages étaient à un baiser l’un de l’autre.
Ils ne se reconnaissaient pas dissimulés sous leurs masques. Mais ce soir de carnaval, tout devenait possible. Ils se contemplaient sans bouger. Les loups qui les couvraient, parures iridescentes et mouvantes, resplendissaient doucement lorsque, dans le ciel noir de la nuit, les nuages poussés par la brise délicate révélaient la lune.
Margaux sentait son cœur battre, désordonné. Ce frisson au creux du ventre, ce trouble insensé… Comment un inconnu pouvait-il la bouleverser à ce point ? Son corps connaissait pourtant déjà la réponse. Il n’y avait plus de logique, plus de raisons à opposer. Il n’y avait que cette nuit, ce désir qui montait entre eux, cette évidence secrète.
Alors, elle fit un pas. Infime. Mais suffisant. Julien comprit. Il posa une main légère sur ses reins, la rapprochant imperceptiblement. Un frisson la traversa, mais elle ne résista pas. Le silence vibrait entre eux. Puis, lentement, il la frôla. Un effleurement à peine, le long de sa mâchoire. Ses doigts glissèrent sur sa peau nue, y laissant une traînée ardente.
Margaux ferma les yeux.
Elle tendit légèrement le visage, cherchant sa chaleur. Ce fut d’abord un contact incertain, leurs lèvres s’effleurant à peine. Un frisson partagé, encore contenu. Puis il l’embrassa. Pas une conquête brutale. Pas un assaut. D’abord, une caresse aussi légère qu’une plume, puis un déferlement de tendresse. C’était comme s’ils s’offraient par leurs bouches. Un baiser qui effaçait le reste du monde. Elle répondit, s’accrochant à lui comme si ce moment était la seule vérité qui comptait. Leurs corps s’imbriquaient, se fondaient l’un en l’autre, pressés par l’urgence de la nuit. Julien la serra contre lui, épousant la douceur de ses formes, accueillant la chaleur de son ventre contre le sien. Leurs souffles se mêlaient, leurs lèvres papillonnèrent avant de s’abandonner. Il avait une conscience aiguë d’elle. Chaque frémissement, chaque tressaillement, chaque soupir se propageaient en lui, l’embrasant toujours plus. Lorsqu’il approfondit leur étreinte, elle alla à sa rencontre. Une main s’ancra à sa nuque, l’autre glissa fiévreusement le long de son dos.
La nuit s’évanouit autour d’eux. Seuls leurs cœurs battaient à l’unisson, écho sourd d’un désir réprimé depuis trop longtemps. Leurs yeux ne se reconnaissaient pas. Leurs corps, si. Comme s’ils cherchaient instinctivement à retrouver ce qui les avait unis, autrefois.
Pas après pas, ils reculèrent lentement jusqu’à ce que l’obscurité d’un porche les engloutisse. Le temps d’une union. D’abord douce, mesurée. Puis leur rythme accordé s’accéléra, les emportant au paroxysme de leur passion. Leurs regards restaient accrochés. Comme deux amants complices de toujours, chacun devinait ce que l’autre désirait et le lui offrait.
Eux, tout entier. Corps et âme. Sans réserve, sans compter.
Suffisamment pour réunir enfin deux moitiés d’un même tout, trop longtemps séparé. Assez pour leur offrir, le temps d’une fusion – peut-être une éternité –, une plénitude absolue. Assez pour les propulser au paradis… Le vacarme du carnaval s’était dissipé. En tout cas, ils ne l’entendaient plus… Ils s’étaient retrouvés sans même le savoir.
L’hôtel
Dans leurs cœurs, la nuit avait englouti le carnaval, ne laissant que silence et masques abandonnés sur les pavés. Sous la lumière blafarde des réverbères, elle marchait, il marchait. Chacun de leur côté. Une même mélancolie diffuse au creux du ventre.
Leur étreinte brûlante les hantait encore, trop intense pour s’effacer. Pourtant, ni l’un ni l’autre ne s’étaient retournés après leur séparation.
Et maintenant, ils partageaient, malgré l’éloignement, la même pensée : rentrer tout de suite chez eux serait une erreur. Pas maintenant. Conserver encore ce merveilleux souvenir. Retarder le moment fatidique où chacun retrouverait le poids des disputes, des non-dits, leur incompréhension mutuelle, qui imprégnaient les murs de leur appartement. Ici, dans la nuit flottante du carnaval, ils en étaient affranchis. Libérés… encore un peu… jusqu’à l’aube qui n’allait pas tarder à se lever.
Le vacarme du carnaval s’estompait lentement. Le Mardi gras laissait progressivement place au mercredi des Cendres…
Chacun, dans une rue parallèle, laissa tomber son masque dans une poubelle avant de poursuivre sa route. Au loin, le néon d’un hôtel clignotait. Un refuge éphémère. Ils s’en approchèrent, chacun de leur côté absorbé dans leurs pensées.
Elle poussa la porte et entra. Le silence feutré était presque oppressant après l’euphorie enivrante du carnaval. Seul le tic-tac d’une horloge murale rythmait le temps, égrenant les secondes avec une lenteur insupportable. Le parfum entêtant du vin et des clous de girofle imprégné dans ses vêtements semblait déjà appartenir au passé. Derrière le comptoir, un réceptionniste aux traits fatigués leva à peine les yeux.
Et Julien apparut. Le choc ne fut pas immédiat.
Leurs regards se croisèrent, et un frisson les traversa. Un trouble diffus, insidieux. Comme un écho lointain, un avertissement que leurs corps percevaient, mais que leurs esprits refusaient désespérément d’entendre.
Un battement de cœur.
Julien tressaillit, une sourde appréhension au creux du ventre, comme s’il se tenait au bord d’un gouffre. Il aurait dû réagir, mettre fin à l’attente, mais une force étrange le retenait et il resta figé.
Margaux, quant à elle, sentit un poids invisible lui comprimer la poitrine. Tout en elle reconnaissait l’inconnu masqué : son odeur, sa posture, l’intensité brûlante de son regard. Mais c’était impossible. Impensable. Il ne pouvait pas être Julien, même déguisé !
S’ils l’admettaient… Cela voudrait dire que chacun avait laissé l’autre se perdre ailleurs, sans rien tenter pour l’empêcher.
Non. C’était une coïncidence. Un tour du hasard. Une mauvaise farce du carnaval, rien de plus. Juste un contrecoup, dû à la fatigue… ou à la culpabilité. S’ils s’étaient vraiment croisés, certain, ils se seraient reconnus !
Ils s’accrochèrent à cette pensée comme à une bouée de sauvetage. Parce qu’admettre le contraire… c’était affronter une vérité qu’ils n’étaient pas prêts à regarder en face. Alors, d’un même élan, ils repoussèrent cette éventualité absurde. Violemment.
Le réceptionniste toussa légèrement, mettant fin au silence pesant.
La question resta suspendue, lourde de sens. Ils se regardèrent. La féerie s’arrêtait ici. Mais les souvenirs, eux, persistaient…
Leur destin leur appartenait. Que feraient-ils maintenant, face à la réalité nue, une fois les masques tombés… ou presque ?