- — Comment allons-nous faire avec nos fermes si vous nous prenez tous nos hommes ? Et vous, Monsieur le Bourgmestre, vous ne dites rien ? Qui va donner du blé à nos minotiers ? Une armée d’affamés ne va sûrement pas gagner la guerre. Les ventres creux sont…
- — Calme-toi, Hanna !
- — Me calmer, Hantz ? Mais bon sang, mon mari et un de mes fils sont sur le front… et si Elias n’y est pas lui aussi, c’est bien en raison de son trop jeune âge. Bon sang ! Me calmer… comment nous faisons, nous, les femmes, pour faire vivre nos terres ? C’est bien des réflexions idiotes, ça, de nous demander de nous calmer. Regardez nos mains ! Elles sont usées jusqu’à la corde… et nous vivons dans l’angoisse du pire chaque jour que Dieu fait… La guerre, elle, est toujours décidée par des bonshommes qui se soucient bien peu de nos misères.
- — Arrête ça tout de suite, Hanna… sinon…
- — Sinon quoi ? Tu vas me mettre en prison, Hantz ? Me faire fusiller pour hurler très haut ce que toutes pensent tout bas ? Doit-on laisser crever nos bêtes pour que vous compreniez ? Et puis… quand les assiettes sont vides, la troupe en sort-elle plus victorieuse, ou grandie ? C’est vous, les hommes, qui provoquez ces naufrages, alors il serait bien naturel que vous nous donniez les moyens de simplement survivre…
- — Bon… normalement, des prisonniers de guerre devraient être affectés dans les fermes dès le mois prochain. Ils seront répartis en fonction des besoins les plus urgents.
- — Des prisonniers… vous nous collez donc l’ennemi dans les pattes ? C’est bien ce que nous devons toutes en conclure ?
- — Toi et vous toutes ici allez devoir vous contenter de ces hommes… et une dernière remarque… ces hommes sont des prisonniers… donc pas de contact avec eux, et nous serons très vigilants avec cela.
- — Et on fait comment pour les faire travailler si on ne doit pas les approcher ?
- — Hanna ! Tu as très bien saisi ce que je veux dire en parlant de « contact ». Tu peux leur parler sans être obligée de les approcher plus que nécessaire. Et puis… des inspections seront diligentées. Vous serez toutes responsables de ces gaillards…
- — Ils parlent notre langue au moins ? Parce que discuter boulot avec des types incapables de comprendre ce que nous racontons, je ne vois pas comment nous allons faire !
- — Bon sang, Hanna… il faut toujours que tu cherches la petite bête… tu vas devoir faire avec les moyens du bord… C’est mieux que rien, non ?
- — …
La blonde qui vocifère depuis le début de la réunion, une femme dont le mari et un des deux fils sont sur le front, Hanna, repose son derrière sur son siège. Elle est la plus vindicative de toutes ces dames, qui, malgré l’absence de bras solides, font tourner leurs fermes. Et chez Hanna, il y a quarante vaches laitières. Comment faire face à tous les travaux qu’engendre un tel troupeau ? L’automne arrive à grands pas et derrière celui-là, l’hiver qui oblige à nourrir les bêtes à l’étable. Il en faut du foin pour passer les mauvaises saisons. Les greniers sont encore correctement remplis, mais ça risque fort de fondre comme neige au soleil sans homme pour la fenaison. Bon ! Hantz, le bourgmestre, a quatre-vingt-huit ans et il fait ce qu’il peut. Elle en est consciente.
C’est l’autre polichinelle qui commande le pays et l’armée à qui elles doivent toutes d’être dans une telle situation. Sans compter que parmi toutes celles qui assistent à ce débat, certaines pleurent déjà, qui un mari, qui un fils, tué au combat. Les gens de France ne se laissent pas tous envahir sans réagir, bon sang. Alors, des prisonniers qui ne baragouinent pas leur langue, si ce n’est pas la panacée, ce sera toujours mieux que rien. Enfin… dans un brouhaha confus, toutes les participantes à cette assemblée se dirigent vers la sortie. Résignée, Hanna, la blonde de quarante-trois ans, suit le mouvement. Le Bourgmestre la rattrape par le bras et la prend en aparté.
- — Viens, Hanna… nous avons à parler toi et moi !
- — Hantz… je dois y aller. C’est l’heure de la traite et Elias ne va pas pouvoir assumer tout seul.
- — Je sais bien… mais tu devrais être fière de ton mari et de ton aîné. Ils accomplissent leur devoir. La patrie leur en est reconnaissante.
- — De quoi tu me parles, Hantz ? Mes hommes sont à la boucherie et tu veux que je sois fière ? Fière de savoir que s’ils ne sont pas tués, c’est seulement parce que, de leur côté, ils tuent d’autres pauvres gars qui, comme eux, n’en ont rien à fiche de votre guerre ! Félix et notre fils Léon… vont-ils aussi me revenir dans un cercueil ? On ne dirait pas que ce sont ton fils et ton petit-fils qui sont là-bas.
- — Tais-toi Hanna ! Les murs ont des oreilles, ne le comprends-tu pas ? Tu pourrais avoir des ennuis si tu étais dénoncée à la Gestapo… les SS ne font pas de cadeau. Sois raisonnable, ton cadet a besoin de toi…
- — Oui… il a tout juste quinze ans et celui-là ne doit pas aller se battre. Mais tu ne vois donc pas la situation ? Comment semer le blé, planter les pommes de terre sans bras ? Nous allons crever de faim dès l’hiver prochain. Et puis zut, il faut bien que quelqu’un en parle, non ? Nous n’allons pas attendre les bras croisés une catastrophe annoncée.
- — Nous allons rapidement gagner la guerre et nos hommes reviendront.
- — Ben pas tous ! C’est bien cela le plus grave. Et es-tu si certain que nous serons en fin de compte les gagnants de cette…
- — Je t’en supplie, calme-toi. Tu vas finir en prison pour de bon avec tes propos subversifs, et alors, qui s’occupera de la ferme de Félix ? Sans compter que Elias pourrait finir dans les rangs des jeunesses hitlériennes. C’est ce que tu souhaites vraiment ? Prends juste ton mal en patience. Des bras, tu vas en avoir… les prisonniers ou les gens envoyés pour le travail obligatoire sont déjà en chemin.
- — Ouais… des bons à rien qui ne vont sûrement pas nous aider avec vaillance, au vu des misères que nous infligeons à leur peuple…
- — Pff ! Tu es incorrigible, ma parole.
- — Non ! Je suis lucide et tu devrais l’être aussi !
- — Bon… file ! Elias et tes bêtes vont s’inquiéter… et passe voir ta belle-mère si tu as le temps… elle aussi se fait du mauvais sang pour ses hommes. Tu n’es pas la seule, tu sais bien.
- — La faute à qui ? Hein ? Rappelle-moi qui a foutu un tel bordel dans nos vies ?
- — Va… va et fais pour le mieux.
Hanna remonte la campagne de sa Forêt-Noire natale ! C’est une fille de la terre, une femme solide, une battante. Ça lui a fait du bien de gueuler un bon coup. Mais le boulot et les pis des Hinterwald, à la robe pie ou tachetée variant du fauve au rouge, n’attendent pas. Il a raison son beau-père. Bourgmestre par intérim, presque en remplacement de son rejeton qui se trouve en France. Merde ! Saloperie de guerre qui ne se préoccupe guère de la peine des gens. Peu importe le camp dans lequel ils sont. Le malheur ne regarde pas la couleur de l’uniforme. Et elle songe en rentrant sur ses terres que seul l’esprit du cinglé qui sème la mort demeure la cause de tout ce bourbier. Pas de temps à perdre à maugréer plus longtemps. Elle quitte sa belle robe pour un tablier plus adapté et rejoint son gamin qui est déjà à l’ouvrage. En passant dans son dos, une petite tape sur l’épaule du jeune et hop… elle entre dans la danse.
— xXx —
La perception de vêtements, vieux uniformes gris où deux lettres blanches sont peintes dans le dos se fait en silence. Gaston récupère ses fringues et fait la moue. Les initiales KG s’affichent dans son dos et les gardes armés le poussent vers la meute de ceux qui viennent de le précéder. Il y a trois jours qu’il a été capturé, sans seulement avoir tiré un coup de feu. Les autres hommes qui sont ici sont dans la même situation… la ligne Maginot, tu parles d’une foutaise. L’armée ennemie est arrivée à revers, dans leur dos. Voilà… ils portent tous les lettres de l’infamie sur des uniformes qui n’en sont plus tout à fait. Lui, a trente-huit ans, n’a jamais demandé à se retrouver dans cette situation. Il est maître d’école et la mobilisation n’a épargné personne. Pour ce qu’elle a servi, finalement… une véritable débâcle.
Un à un, les gars rassemblés dans une enceinte close avec des fils de fer barbelés installés à la hâte par les vainqueurs sont tous reçus par un officier qui baragouine quelques mots de français. C’est à son tour d’être face à celui dont l’uniforme est impeccablement repassé. Une vraie gravure de mode, songe Gaston qui, debout, attend que le type parle.
- — Bonjour ! Votre nom, je vous prie !
- — Gaston… Lafarge… soldat de première classe…
- — Votre profession ?
- — Maître d’école.
- — Ah !
Le boche lève la tête avec une sorte de rictus sur les lèvres. Sa voix sèche se radoucit et il invite le prisonnier à s’asseoir.
- — Moi aussi, avant la guerre, j’enseignais à l’école primaire de mon village… Monsieur Lafarge.
- — Ouais… ? Ben, la vie nous fait nous rencontrer dans de drôles de circonstances, hein !
- — Oui ! Vous avez une famille ici ?
- — Ici ? Non… je n’en ai plus tout court. Plus de parents, pas de frère ni de sœur… un peu seul au monde.
- — Je vois… et l’avenir qui vous attend… un camp de prisonniers durant de longs mois…
- — Oh, la guerre ne durera pas si longtemps si vous avancez toujours aussi vite.
- — On ne peut pas dire que vos chefs soient… les meilleurs, c’est un fait. Mais il y a de la résistance un peu partout désormais… alors les perspectives d’une victoire rapide… je laisse ça aux optimistes. Vous savez, je ne fais que mon devoir et sais reconnaître les bonnes âmes lorsque j’en rencontre. Vous n’avez rien de ces… miséreux.
De la main, il semble désigner à Gaston les gars qui sont déjà passés devant lui et tous les autres qui attendent leur tour.
- — Est-ce que vous savez manier une faux ou un râteau, Monsieur Lafarge ?
- — Pardon ?
- — Savez-vous traire une vache, et vous occuper des animaux d’une ferme ?
- — Pourquoi ces questions ? Je suis petit-fils de paysan, mais la plupart de ces hommes-là sont issus d’un milieu rural d’où votre « chef » les a tirés brutalement.
- — Je comprends. Mais savoir un collègue dans un camp d’internement me navre et je veux vous offrir une chance d’avoir des conditions meilleures.
- — C’est-à-dire ?
- — Chez nous aussi, beaucoup de gens de la terre ont été enrôlés pour cette guerre et… bien des fermes manquent de bras. À choisir entre un enfermement dans des baraquements sordides, la promiscuité avec d’autres types entassés à cinquante dans des maisons de bois, je vous offre le choix. Une vie au grand air pour aider nos femmes et nos aînés à travailler la terre dans nos campagnes. À vous de voir.
- — … ? Vous voulez dire que je serais envoyé en Allemagne ?
- — Oui… mais puisque vous n’avez pas, c’est vous qui le dites, de famille, peut-être que les conditions de votre détention seraient… plus agréables.
- — J’ai le temps d’y réfléchir ?
- — Pas vraiment… dans la file des gens qui arrivent, il y a sans doute d’autres prétendants. À vous de me dire si je fais une croix dans la case « volontaire ».
- — Après tout… vous avez peut-être raison. Allez-y ! Noircissez la case dont vous me parlez. Ça ne peut de toute manière pas être pire que passer un long moment derrière des barbelés, sous le feu des miradors…
- — Je savais que vous et moi serions d’accord… la Forêt-Noire vous attend, monsieur Lafarge.
- — … je ne vous dis pas merci… mais… c’est à cause de toute cette merde, hein !
- — Je vous comprends… je vous souhaite bonne chance. Vous allez être à l’abri, loin de ces combats qui vont encore voir mourir bien des braves.
- — À qui la faute ?
- — Mmm ! Chut, vous sortez par la porte de gauche, c’est là que sont réunis les volontaires.
- — … !
Drôle de volontariat ! songe Gaston. Mais bon, si ça peut lui éviter les baraquements, les poux ou les puces et surtout les gardes armés qui vont forcément être le quotidien de la plupart des gars qui sont là, pourquoi pas ! Reste tout de même le goût amer de se dire qu’il fait partie de ceux qui seront sans doute mal jugés, quand tout ceci sera fini. Tant pis ! Il file sans se hâter vers son destin. À la fin de la journée, ils sont quelques centaines à être parqués sous des toiles de tente, alors que leurs amis, copains ou collègues qui ont refusé la proposition de l’officier disparaissent à pied dans la nuit pour une destination mal définie. Assis dans un coin, Gaston voit son voisin, un grand type roux, fumer une cigarette. Leurs yeux se croisent et le gars, encore bien jeune, cherche un soutien visuel dans son regard.
- — Tu veux une clope ?
- — Non… je ne fume pas…
- — Ah… Benoit, je m’appelle Benoit.
- — Moi, c’est Gaston…
- — Tu es volontaire pour les fermes de Forêt-Noire ?
- — On va dire ça comme ça… volontaire désigné d’office.
- — Moi, mes parents ont une ferme dans la Beauce… le boche m’a tout de suite mis dans la file des travailleurs.
- — Et moi, je suis maître d’école… lui aussi, alors, tu comprends… Benoit, il m’a dirigé vers de meilleures conditions d’internement. Il a fait de moi finalement un privilégié…
- — Ben… l’important c’est bien que nous allons être mis à l’abri et que nous avons plus de chances de vivre mieux que dans un camp, non ?
- — On peut voir ça sous cet angle, oui. Mais je la trouve un peu saumâtre… enfin on n’a guère d’autre choix que de subir. Essayons de dormir un peu…
Combien sont-ils dans ce train qui les emmène vers les frontières de l’Est ? Tous sont perdus dans leurs pensées et un long arrêt en gare de Strasbourg met des idées en tête aux voyageurs qui scrutent les environs. Sûrement sont-ils très nombreux à rêver de filer, mais les fusils et les chiens qui encadrent leur convoi sont d’une dissuasion totale. Personne ne joue la fille de l’air, même si tous y songent. Lorsque la locomotive s’essouffle et reprend de la vitesse, les yeux qui aux fenêtres suivent les paysages bien peu différents de ceux de la France, ces quinquets-là savent tous que la langue n’est plus le français de ce côté-ci. Cependant, Gaston fait partie du petit nombre qui comprend l’allemand pour l’avoir étudié lors de sa scolarité. Ce n’est pas le cas de la plupart de ceux qu’il nomme, mentalement, des déportés.
Au fil des étapes dans des gares aux noms imprononçables, les wagons se délestent de leur cargaison humaine. C’est à Fribourg qu’il se retrouve embarqué dans un camion militaire, et hasard de la vie, Benoit, lui aussi, est dans le même bahut. Ensemble donc, ils grimpent les pentes de cette Forêt-Noire encore ensoleillée et verte, puis, par groupe de deux, leurs compagnons de route les quittent pour finir le voyage vers des destinations dont ils ignorent tout. Ils ne sont plus que quatre lorsque le camion s’arrête au croisement de la route et d’un chemin de terre. Au loin, le toit de tuiles rouge d’une ferme, ceux des bâtiments annexes aussi, et le garde appelle avec son accent épouvantable : Benoit Manseaux et Gaston Lafarge.
C’est le terminus pour eux ? Sur le bas-côté, alors qu’ils viennent de sauter au sol, un vieux bonhomme et un jeune garçon sont là. Le garde fait signer au vieillard quelques papiers, le bon de leur livraison, sans doute, et le bruit du moteur s’éloigne. Le type qui est là les regarde avec une certaine crainte dans les prunelles. Le gosse lui interpelle l’ancien sans trop se douter que Gaston saisit ce qu’ils se racontent.
- — C’est ça, grand-père, l’armée française ? Ils n’ont pas l’air d’être très costauds…
- — Ça va aller, Elias… ils seront toujours utiles à ta mère et vont bien vous soulager…
- — Ouais ? Pas sûr qu’ils soient capables de traire seulement une vache.
Le grand-père tape gentiment sur l’épaule de son petit-fils et s’adresse à Benoit et lui, en allemand évidemment.
- — L’un de vous parle notre langue ?
- — Oui… moi, je vous comprends…
- — Bien ! Ça peut faciliter les choses. Voici Elias, mon petit fils. Sa mère, Hanna, tient la ferme que vous voyez là-bas. Nous ne voulons pas d’ennuis avec vous… vous êtes, paraît-il, des volontaires et connaissez les travaux qu’exige une ferme comme celle-là. Vous serez bien traités, bien nourris, mais nous sommes responsables de vous au regard de la loi. Alors pas d’ennuis, s’il vous plaît.
- — Rassurez-vous, Monsieur… nous ne chercherons pas à nous enfuir. Et nous travaillerons, comme convenu, à maintenir un semblant de vie à vos terres.
- — C’est bien ! Vous… vous appelez comment ?
- — Gaston, pour moi, et lui c’est Benoit… il ne parle que le français… alors c’est un peu plus compliqué pour lui.
- — Je le comprends bien… je suis aussi le Bourgmestre du village et, allons-y… mon petit-fils vous montrera où vous pourrez vous installer et ma bru vous dictera ce qu’elle attend de vous… Ça vous convient, messieurs ?
- — Parfaitement… je demande à mon ami, mais je pense que pour lui aussi c’est d’accord.
- — Parfait… allons-y, toutes ces prairies et ces terres que nous traversons sont à mon fils qui est soldat… c’est de celles-ci que vous aurez à vous occuper…
Le gamin qui marche aux côtés de Benoit rajoute, avec ironie et une sorte de fierté…
- — Il y a aussi quarante laitières qu’il faut traire matin et soir… si vous voulez manger à tous les repas.
Gaston ne réplique rien et, comme Benoit n’a rien entravé, lui aussi reste silencieux. La femme blonde qui, les mains sur les hanches, voit la petite troupe avancer vers la maison se garde bien de montrer quoi que ce soit. Benoit, lui, a l’air d’être subjugué par cette femme qui ne doit guère dépasser la quarantaine. Il pousse du bras son compagnon qui a aussi les prunelles fixées sur la maîtresse des lieux, et pour un peu le plus jeune des deux prisonniers claquerait sa langue dans sa bouche. Il se retient in extremis, pour rester poli. Mais il ne peut s’empêcher de lancer quelques mots à l’attention de Gaston !
- — Il faut qu’ils soient complètement cinglés ces boches pour laisser toutes seules de telles femmes.
- — …
Gaston tourne la tête vers lui, et dans son regard, il y a comme des reproches. Sans s’affoler et en chuchotant, il répond à son jeune camarade.
- — Parce que tu t’imagines qu’ils sont différents de nous ? Ils ne peuvent, eux aussi, qu’obéir aveuglément.
- — Ah… tu as raison ! Je suis trop con… mais reconnais que cette nana est… superbe.
- — Elle a deux gosses, si j’ai bien compris, et le vieux bonhomme, c’est son beau-père, alors ne déconne pas. Dieu seul sait ce que nos vainqueurs seraient capables de te faire si…
- — Oh… pas d’inquiétudes, c’est juste un constat. Elle est bien roulée, mais je n’ai aucune mauvaise intention… et puis chacun sa place, hein ! Et les vaches seront bien gardées.
- — Voilà… c’est mieux pour tout le monde ! Pas de remous, pas de vagues. La ferme n’a pas l’air si mal que ça… et on évite le camp d’internement.
- — Oui… reste à voir si… ils vont nous nourrir correctement.
- — S’ils veulent que nous bossions, ils n’ont pas intérêt à nous affamer, voyons !
- — Ouais…
- — Chut ! On ne sait pas si cette femme ne comprend pas le français…
- — C’est vrai.
— xXx —
Dans la cour Elias, Hantz et les deux gaillards qui sont attribués à cette ferme sont là. Ils avancent et elle, si elle se sent presque soulagée, reste sur la défensive. Ces deux hommes ne sont pas forcément là de leur propre volonté, et ils peuvent potentiellement représenter un danger. Elle les dévisage l’un après l’autre, soupesant le degré de dangerosité de l’un et l’autre. Le moins âgé des deux à des yeux de porc. Il la déshabille littéralement du regard, son compagnon semble lui faire des remontrances. D’emblée, elle sent bien que rien ne va être simple. La barrière de la langue est un frein à la communication. Elle avance vers la petite troupe.
- — Ça va Hantz ? Ils sont corrects ?
- — Oui… Voici… Benoit, et lui s’appelle Gaston. Celui-là parle notre langue.
- — Ah ! C’est un bon point… je vous souhaite donc la bienvenue… vous avez fait un long voyage pour venir jusqu’ici…
- — Merci de votre accueil, madame.
- — Je suppose que mon beau-père vous a mis au courant puisque vous comprenez ce que nous disons…
- — Oui… mais nous ne sommes pas là pour faire du grabuge.
- — Vous n’allez pas non plus chercher à vous cavaler ?
- — Où voudriez-vous que nous allions ? Nous serions repris très vite et pour aller où, du reste ? Nous ne savons même pas avec exactitude où nous sommes…
- — Je vois ! Ici, vous êtes dans la Forêt-Noire et cette ferme appartient à mon mari… il est à de l’autre côté de la frontière, fonçant vers Paris, aux dernières nouvelles…
- — Là non plus, nous n’avons que très peu d’informations…
- — Elias va vous mener à vos chambres… je vous laisse la fin de journée pour vous remettre du voyage. Dès demain matin, je vous affecterai à divers travaux qui ne peuvent pas attendre… vous avez déjà trait des vaches, votre ami et vous ?
- — Moi non… mais lui, enfin, Benoit… je crois qu’il sait. Je ne demande qu’à apprendre, vous savez.
- — C’est vous le plus vieux des deux apparemment ! C’est donc à vous que je m’adresserai tous les matins pour la distribution des tâches.
- — D’accord…
- — Pour les repas… petit-déjeuner après la traite du matin. Douze heures, repas tous ensemble à la cuisine. Et le soir, en fonction de l’heure où nous aurons terminé nos travaux… c’est bien entendu ?
- — Oui ! Pas de souci, madame… Nous ferons comme vous déciderez…
- — Merci… c’est tout ! Vous pouvez aller dans vos chambres vous reposer pour aujourd’hui… demain, lever à cinq heures…
- — Parfait…
- — Elias ! Tu emmènes nos ouvriers dans leur chambre.
- — Ce ne sont pas nos ouvriers, maman. Juste des traîne-savates de Français qui viennent se tourner les pouces et manger nos provisions.
- — Elias ! Ces gens sont ici pour nous aider ! Ils vont nous dégager des tâches les plus lourdes, alors tant qu’ils seront sous notre toit, je te prierai de les respecter… je leur en demande autant vis-à-vis de nous… tu es trop jeune pour comprendre. Mais un jour, tu sauras et… me donneras raison… Hantz… vous voulez boire un verre ?
- — Merci, Hanna… tu as entendu, Elias… ta mère est une femme sage. Les soldats, même défaits, restent des hommes, et il ne sera pas dit que dans notre famille nous ne les respectons pas. La guerre n’est jamais une bonne chose, mon petit.
- — … ? Notre Führer… ne serait pas content de vous entendre parler comme ça !
- — Qu’est-ce qu’il a à voir dans cela, celui-là ? Il envoie des jeunes hommes tels que ton frère sur le front.
- — Je regrette, moi, de ne pas avoir l’âge de me battre.
- — C’est malin… tu dis n’importe quoi. C’est là qu’on voit qu’il te manque encore un peu de plomb dans la cervelle. La guerre, c’est des morts, du sang, des larmes pour les mères et les parents…
- — C’est aussi la gloire et l’honneur de la patrie.
- — Ça suffit, Elias… montre à nos travailleurs leur chambre et tais-toi, tu ne sais pas ce que tu racontes !
- — …
Le garçon jette un regard furieux à ce grand-père qui le sermonne et il emmène les deux nouveaux vers les locaux annexes qui constituent une partie du corps de ferme…
- — Toi, tu comprends ce que je te dis ?
- — Oui… et je suis assez d’accord avec ta maman et ton grand-père. Ils sont sages…
- — Et vous deux, vous êtes des lâches… quand on défend sa patrie, on se bat jusqu’à la mort…
À quoi bon répliquer de toute façon ? Ce coquelet n’a pas la maturité nécessaire pour entendre raison et puis se quereller avec lui ne serait pas une bonne chose. Le gamin montre les chambres plutôt sommaires aux deux prisonniers et file retrouver sa mère qui est près du lavoir. Un instant, Gaston suit de loin les formes de la femme et, comme Benoit est dans les parages, il se borne à lui dire simplement.
- — Il va falloir nous en méfier, de ce gosse ! Il ne nous porte pas dans son cœur.
- — Ah ! Bon ! C’est ce qu’il aboyait il y a deux minutes ? Qu’il ne nous aime pas ?
- — Il ne l’a pas dit ouvertement, mais, pour lui, nous ne sommes que des traîtres et du pipi de chat. Méfiance, donc !
- — Ouais ? Il va bien falloir composer avec lui, nous sommes chez lui. Un petit con, donc, qui nous prend pour de la merde.
- — Comment veux-tu qu’il pense autrement ? Avec toutes les conneries qu’on colle dans la tête des mômes dans ce pays depuis qu’un imbécile est au pouvoir…
- — Bon… on s’installe ? C’est pas trop mal… le plumard est plutôt doux…
- — Parce que tu l’as déjà essayé ?
- — Ben, j’ai posé mon sac dessus et… ça devrait aller pour roupiller.
- — Oui… c’est toujours plus sympathique qu’un matelas en planche dans un baraquement… allez ! Je pose mes affaires ici puisque tu as déjà pris la deuxième piaule…
- — … c’est bien.
Marques difficiles à prendre pour les hommes qui sentent la méfiance de la maîtresse de maison et carrément la haine du fils de celle-ci. Le premier matin pourtant, Benoit dévoile ses capacités en prouvant qu’il est bien un enfant de la terre. C’est donc vers huit heures trente que les quatre travailleurs de la maisonnée se retrouvent autour de la table familiale. Ça sent bon le café et le beurre frais, tartiné sur des tranches d’une miche de pain, vraisemblablement fabriquée par Hanna. Un vrai régal pour les papilles. Elias reste muet, assis à la place du chef de famille absent, il ne cache pas sa hargne, mais ne hausse pas le ton devant sa mère. Hanna, quant à elle, arbore un tablier propre qui couvre ses formes, sans parvenir à les camoufler dans leur totalité. Elle s’affaire à ses fourneaux.
- — Gaston… c’est bien votre prénom, monsieur Lafarge ?
- — Oui, madame Muller…
- — Vous pourriez faire le tour des clôtures des parcs ! Il y a sans doute quelques piquets qui demandent à être remplacés. Un travail à faire avant l’hiver pour qu’au printemps les bêtes ne s’évadent pas. Les outils sont dans la grange. Quant à votre ami… lui pourra changer la litière de l’étable. Ça soulagera Elias, qui fait ce qu’il peut.
- — Comme vous voulez, Madame.
- — Oh… puisque vous, Benoit et moi allons être amenés à travailler ensemble longtemps, autant que nous jetions de bonnes bases immédiatement. Vous pouvez m’appeler Hanna.
- — Maman… ce ne sont pas nos amis ! Il s’agit d’ennemis au cas où tu l’aurais oublié.
- — Elias ! Ce n’est pas la politesse que ton père et moi t’avons inculquée… tu ne peux pas te comporter comme le chef de la maison. Ici, c’est moi qui commande en l’absence de ton père, ne t’en souviendrais-tu plus ? Crois-tu qu’il apprécierait de te voir te comporter de la sorte ?
- — Il n’est pas là et je suis certain qu’il ne supporterait pas que nous pactisions avec les Français.
- — Bon sang ! Ça suffit ! Tu mériterais une bonne correction… si je ne me retenais pas…
- — S’il vous plaît, Hanna ! N’en faites rien ! Il est jeune et ne sait pas ce qu’est la guerre… un jour, il mûrira et changera d’avis. Nous ne sommes pas là pour entrer en conflit avec votre fils, mais bien pour vous aider dans les travaux quotidiens de la ferme.
- — Tu peux dire ce que tu veux… Françouze… ici, je suis chez moi.
- — Mon Dieu… tu es un idiot, Elias… si tu imagines que toi et moi tout seuls nous pouvons mener à bien tous les travaux qui nous attendent. Regarde ce matin… la traite des vaches à trois vous a fait gagner deux bonnes heures. C’est bien une preuve ça, non ? Nous avons besoin de bras solides.
- — Parce que tu penses que je ne sais rien faire ?
- — Ta maman n’a rien dit de tel, jeune homme. Mais ta haine t’aveugle complètement. Nous ne sommes pas chez toi pour te dépouiller de quoi que ce soit, juste pour vous prêter main-forte.
- — Ça va… la discussion est close ! Je vous prie d’excuser mon fils. Il est dans ses rêveries de gamin et déchantera un jour.
Un premier jour assez contrasté où toute l’animosité du fils de la maison semble s’abattre sur Gaston. C’est vrai que pour Benoit, c’est un peu différent puisqu’il demeure en retrait des événements, ne pigeant pas grand-chose à ce qui se dit. Le dîner du soir est plus calme, sans doute grâce à la fatigue des uns et des autres qui n’ont guère envie de s’user la salive en paroles inutiles. Dans leur chambre, les deux employés de dame Muller se racontent un peu ce qu’ils ont fait, chacun dans leur coin. Puis ils s’endorment, rêvant peut-être de leur région d’origine, loin des fracas de la guerre qui perdure chez eux. Un long moment, Gaston voit la lumière de la cuisine de Hanna et il imagine la blonde qui prépare sans doute les repas du lendemain.
À suivre…