n° 22998 | Fiche technique | 12338 caractères | 12338 2129 Temps de lecture estimé : 9 mn |
03/04/25 |
Résumé: « Franchement, on aurait dit un amant en cavale… » Il n’en fallait pas plus. J’ai sorti le peignoir, chaussé mes chaussons, et Armand a pris le relais. | ||||
Critères: #exercice #humour #chronique #nonérotique #confession #personnages | ||||
Auteur : L'artiste (L’artiste) Envoi mini-message |
L’idée m’est venue d’un ami (le genre à flairer le burlesque dans une mouette qui boite) qui sévit aussi sur le site et qui, un soir, a vu un homme coincé entre l’échelle de secours et le mur de sa résidence. Véritable scène de vaudeville, avec pompiers en renfort. Il a même ajouté, l’air de rien : « Franchement, on aurait dit un amant en cavale… » Il n’en fallait pas plus. J’ai sorti le peignoir, chaussé mes chaussons, et Armand a pris le relais.
Il y a deux choses sacrées dans ma résidence : le silence après vingt-deux heures, et le tri sélectif. Et encore, le silence est plus souvent transgressé que les consignes sur les emballages plastiques.
Moi, je m’appelle Armand, soixante-dix balais, veuf tranquille et retraité officiel du tumulte. J’ai troqué ma cravate contre un peignoir en éponge, et mes collègues pour des voisins qui trouvent que la météo est un sujet de conversation suffisant pour meubler un ascenseur.
L’immeuble est un vrai mille-feuille. Trois étages côté rue, quatre côté cour, des entrées partout, des sorties de secours façon Fort Boyard, et des escaliers qui ne mènent nulle part – sauf chez Lucette, mais ça, c’est une autre histoire.
Comme tous les soirs, j’étais descendu jeter mes ordures (enfin, les sacs, pas une métaphore de ma vie sociale). Je prenais mon temps. J’aime bien cette promenade digestive. Le local poubelle a une odeur de fromage oublié et de regret, mais il a le mérite de me faire faire mes mille pas. Et puis, j’espérais toujours croiser Madame Lefèvre, qui descend ses déchets en nuisette. On s’invente les distractions qu’on peut.
Mais ce soir-là, c’était différent.
Déjà, y avait du monde dans la cour. Beaucoup trop de monde pour une heure aussi molle. On aurait dit que tout l’immeuble s’était donné rendez-vous autour de l’échelle de secours. Vous savez, ces machins en métal qu’on croit inutiles jusqu’au jour où quelqu’un tente d’y glisser sa carcasse. Là, y avait attroupement. Un attroupement, c’est toujours suspect.
J’ai approché, sac poubelle à la main, les sens en alerte. J’ai reconnu Lucette – bonnet tricoté maison, regard de fouine – en train de faire de grands gestes.
Elle m’a désigné l’échelle.
Deux jambes, qui dépassaient. Une paire de fesses vissée entre les barreaux. Et un râle étouffé qui venait d’entre le mur et le métal.
J’vous le dis comme je l’ai pensé : ce soir-là, on avait pêché un gros poisson. Mais un poisson qui s’était fourré du mauvais côté du filet.
J’ai d’abord cru à une blague. Ou à un mannequin. Faut dire que, dans cette position, c’était difficile à juger. Le bonhomme – enfin, la partie qu’on voyait – était coincé à mi-hauteur, le torse entre le mur et la ferraille, les jambes pendantes dans le vide. Une posture pas très digne, genre saumon fumé suspendu dans une cabane de pêcheur norvégien.
Et en effet, ça râlait. Un grognement long, désespéré, accompagné de quelques mots qu’on distinguait pas bien, sauf quand il a clairement articulé :
On était rassurés. C’était bien un humain.
Deux jeunes du rez-de-chaussée, les frères Ouadi, ont tenté une extraction improvisée. L’un tenait les jambes, l’autre tirait. Le pauvre bougre hurlait à chaque traction comme une cornemuse qu’on étrangle.
On a essayé de l’amadouer avec des phrases rassurantes.
Le gars ne répondait pas. Ou alors en borborygmes. Mais on voyait ses doigts agités, comme ceux d’un chef d’orchestre paniqué. Et toujours cette question qui flottait entre les résidents, sans que personne n’ose vraiment la poser :
Que diable faisait-il là ?
C’est là que Lucette, dans un murmure presque sacré, a lancé :
Un silence religieux s’est abattu sur la cour. Même le petit chien a cessé d’aboyer. Lucette, elle, jubilait. Elle adore les secrets, surtout quand ils ne sont pas les siens.
Et là, on s’est tous mis à scruter l’homme comme un asticot perdu au milieu d’un camembert bien fait. Effectivement, costume de ville, veste froissée, chaussures pointues dans la pelouse. Pas le profil d’un squatteur. Et cette hâte visible dans sa fuite… cette panique…
Les théories fusaient. On parlait déjà d’un triangle amoureux, de codes secrets, d’un placard trop exigu pour accueillir le détrousseur de jupons. Un vrai Cluedo, mais en peignoir.
Et toujours, le monsieur restait coincé.
Finalement, c’est la petite Justine, dix ans et demi, qui a levé les yeux vers son père avec l’air solennel d’une ministre qui inaugure une cantine :
On pouvait pas lui donner tort.
Les pompiers sont arrivés en moins de dix minutes. Mais il faut croire qu’ils avaient laissé leur sérieux à la caserne.
Ils étaient trois : un grand avec une mâchoire carrée de pub pour dentifrice, un barbu costaud qui mastiquait un chewing-gum comme s’il s’était juré de le faire fondre, et un petit nerveux qui regardait partout sauf la victime.
Le barbu s’est approché, a tapoté sur l’échelle comme on toquerait sur une pastèque, et a lâché :
Je me suis retenu de rétorquer que ça, on l’avait déjà remarqué.
Pendant que le petit nerveux prenait des notes sur une tablette éteinte, le grand s’est penché vers l’homme coincé.
Un gémissement.
Un silence. Puis, en une syllabe étranglée :
Lucette a frissonné comme si on lui avait soufflé un prénom maudit.
Les regards se sont croisés comme dans un western, juste avant un duel.
Mais les pompiers, eux, étaient déjà en pleine opération. Le barbu avait sorti un bidon de liquide vaisselle.
Ils ont badigeonné l’échelle comme un toboggan de parc aquatique. Ça luisait de partout. Le pauvre Gégé a protesté, tenté de se redresser, mais à chaque mouvement, il glissait un peu plus bas, comme une limace désespérée.
Le barbu a fait signe à l’un des jeunes Ouadi :
Et là, toute la résidence a assisté à un désossage de gigot en direct, avec option mousse vaisselle en bonus : trois pompiers, deux voisins, un liquide gluant, et un homme coincé entre deux barres de fer.
Gégé est sorti d’un coup sec, dans un bruit humide et glougloutant, suivi d’un soupir de soulagement collectif et d’un plouf final quand il s’est écrasé sur le sol de la cour, les bras écartés, le costume en charpie et la dignité en miettes.
Silence.
Puis, comme un seul homme, tous les résidents se sont mis à applaudir.
Même Justine.
Une fois l’homme libéré, la tension est retombée d’un coup. Comme un soufflé trop cuit.
Les pompiers ont rangé leur arsenal mousseux, les voisins sont retournés à leurs fenêtres, et la cour s’est vidée peu à peu, ne laissant que quelques traînards – les plus curieux – qui faisaient semblant de discuter météo tout en jetant des coups d’œil vers le rescapé encore au sol.
Moi, j’étais resté. J’avais le pressentiment qu’il y avait là matière à souvenir. Et peut-être une belle histoire à raconter sur Revebebe.
Gégé, toujours allongé, haletait comme un vieux frigo. Il avait perdu une chaussure, sa cravate pendait à son oreille, et il avait un air de lapin pris dans les phares… ou dans une échelle.
Je me suis approché doucement. Pas trop près non plus – j’ai mes limites olfactives, et le mélange de stress, de sueur et de citron détergent n’est pas ma Madeleine de Proust.
Il a hoché la tête. Bu quelques gorgées. Puis m’a regardé. Longuement. Avec l’œil de celui qui sait que son existence ne sera plus jamais tout à fait la même.
Il a esquissé un sourire. Une grimace, plutôt. Puis a murmuré :
Ah. Voilà. On y était.
Il a haussé les épaules – enfin, il a tenté. Son corps ne répondait pas encore tout à fait aux commandes.
Il a rougi. Comme une tomate bien mûre.
Il s’est redressé en grognant, avec la souplesse d’un Playmobil. On a marché lentement, en évitant les flaques de savon et les regards en coin derrière les rideaux.
Avant de disparaître derrière le volant, il s’est tourné vers moi :
Son soupir en disait long.
Depuis ce fameux soir, l’échelle de secours n’en est plus vraiment une.
Elle est devenue une légende locale. On l’a surnommée l’échelle de l’Amour, le Passage des Infidèles, la Trappe à Cocus, selon l’humeur et le degré de potinage autorisé par la conscience.
Lucette, bien évidemment, s’est fait un plaisir de raconter l’histoire à tout le monde – le facteur, le kiné de Madame Renard, le livreur de surgelés, et même le nouveau prêtre de la paroisse (qui, paraît-il, a ri sous cape avant de bénir les géraniums du balcon de Simone).
Simone, d’ailleurs, a déménagé une semaine plus tard. Trop de souvenirs, a-t-elle dit. Ou trop de regards appuyés quand elle sortait acheter son pain.
Quant à Gégé… eh bien, plus personne ne l’a revu. Certains disent qu’il sévit maintenant dans une autre résidence, dépourvue d’échelle. Personnellement, je pense qu’il évite surtout les balcons sans issue. Tout comme les histoires compliquées.
Et moi, Armand, j’ai repris ma petite routine.
Je descends mes poubelles. J’observe. Je note.
Mais chaque fois que je passe devant cette fameuse échelle, je ne peux pas m’empêcher de sourire. Parfois, je tends l’oreille… on sait jamais. Peut-être qu’un autre Gégé aura eu une idée lumineuse et s’y sera coincé à son tour, poussé par les mêmes élans passionnés.
Après tout, il faut bien que l’amour, lui aussi, glisse de temps en temps sur un peu de liquide vaisselle.