n° 23000 | Fiche technique | 11923 caractères | 11923 1894 Temps de lecture estimé : 8 mn |
06/04/25 |
Présentation: Le cliché du clown triste est associé à l’idée que ceux qui font rire les autres cachent parfois une grande tristesse intérieure. Ce stéréotype est notamment illustré par le personnage de Pierrot dans la tradition théâtrale populaire. | ||||
Résumé: Un clown triste et désabusé, prisonnier de la routine de son spectacle, retrouve sa joie grâce à une rencontre improbable et salvatrice... | ||||
Critères: #réflexion #personnages | ||||
Auteur : Maryse Envoi mini-message |
Collection : Les clichés ont la vie dure |
Sous la lumière éclatante des projecteurs, une clameur enthousiaste s’élève, débordante d’excitation. Le chapiteau vibre des acclamations du public. Les rires fusent, explosent, ricochent contre la toile tendue, emplissant l’air d’une liesse débridée. Et lui, au centre de cette euphorie, s’agite, gesticule, exagère chaque mouvement. Mécaniquement. Une routine tant de fois rejouée qu’elle en est devenue insipide, vidée de toute spontanéité, aussi fade qu’un tour de piste éculé.
Son visage fardé de blanc, sa bouche outrageusement étirée de rouge, son nez rond et phosphorescent ne sont plus que des artifices. Un masque criard, grotesque, reflet trompeur de ce qu’il n’est plus. Jadis, il se laissait porter par ce tumulte bouillonnant et joyeux. Mais plus maintenant. Aujourd’hui, chaque exclamation sonne faux à ses oreilles, chaque ovation lui paraît convenue, cousue de fil blanc. Sans surprise.
Il les entend, ces enfants. Leurs cris émerveillés, leurs applaudissements nourris lui martèlent les tempes. Une farce cruelle qui se joue de lui. Toutes ces réactions, provoquées par son show bien huilé, loin de le galvaniser, l’assaillent, l’encerclent, le consument à petit feu. Une volée de flèches invisibles qui lui transperce le cœur. Il aurait aimé ressentir la même allégresse qu’eux, retrouver cette ivresse qui l’animait autrefois, mais tout ce qu’il perçoit, c’est une lassitude lourde, poisseuse, qui lui colle à la peau comme son costume de clown chaque jour un peu plus étroit.
Il n’y croit plus.
Les rires résonnent comme le glas d’une époque révolue, chaque exclamation scellant un peu plus la tombe de ce qu’il avait été. Autrefois, ces sons étaient source d’exaltation ; aujourd’hui, ils ne sont plus qu’oraisons funèbres pour ce qu’il est devenu : une machine savamment programmée pour amuser.
Il jongle, il saute, il tombe, il fait le pitre, mais il n’est plus qu’un automate mû par un engrenage infernal, un rouage tournant sans arrêt, dénué de sens.
Il enchaîne les numéros avec une précision chronométrée, chaque gag éculé, usé jusqu’à la corde. Un déroulé implacable, privé de tout coup de théâtre. Une mascarade vidée de sa saveur première qu’il exécute par habitude, sans émotion, à en frôler l’écœurement. Une mystification, une imposture, un simulacre.
Il anticipe chaque réaction, chaque exclamation, chaque sourire avant même qu’il n’éclose. Tout est si parfaitement minuté que cela en devient absurde. Il saute, trébuche, s’écroule dans une maladresse chorégraphiée au millimètre. Et les enfants, sans exception, éclatent de rire. Au même moment. Comme prévu. Comme toujours.
Il n’est plus qu’un métronome infaillible cadençant ses sketchs. Un simple bouton capable d’allumer les éclats de rire à la demande.
À chaque fois, il atteint son objectif. Et lorsque les cris enflammés, les hourras joyeux et les fous rires à gorge déployée éclatent, il se moque, raille intérieurement le public docile : des marionnettes bien obéissantes, pense-t-il avec une ironie amère. Mais au fond, il sait que c’est lui le véritable pantin prisonnier de sa propre comédie. Il a l’affreuse sensation de n’être plus qu’une caricature grotesque de ce qu’il a été, déclenchant immanquablement les applaudissements à la seconde près. Un pitoyable bouffon.
Il est saturé par ce qu’il fait. Et s’il continue, c’est parce qu’il ne sait rien faire d’autre.
Il mime la joie sans la ressentir, il incarne l’absurde sans en rire. La magie s’est effilochée, effacée comme une peinture ternie par le temps, ne laissant derrière elle qu’un décor délavé, un semblant de cirque où les numéros programmés se succèdent inéluctablement, privés de leur âme.
Autrefois, il se surpassait pour son public, trouvant dans chaque bravo une impulsion, une raison d’exister.
Autrefois, divertir, stupéfier et réjouir lui donnait des ailes. Il brûlait de passion, porté par l’exaltation des regards émerveillés.
Mais ce soir, il ne ressent qu’une lassitude acide qui lui ronge les tripes, un poids écrasant qui l’empêche même de feindre l’enthousiasme.
Il n’est plus qu’un guignol de foire bien dressé, condamné à l’amusement perpétuel.
Il est devenu l’esclave déshumanisé de son propre spectacle.
Il les voit, ces enfants face à lui. Il se moque mentalement d’eux, comme pour évacuer son amertume. Celui-là, au troisième rang, la bouche grande ouverte, édentée à force de rire à s’en décrocher la mâchoire. Et celle là-bas, apoplectique, si gonflée qu’on dirait une grenouille prête à éclater d’hilarité. Et ce grand échalas, plié en deux, agité de soubresauts incontrôlables, il va finir par s’emmêler dans son propre corps tant il est long et désarticulé.
Leur allégresse le ramène inexorablement à ce qu’il a perdu : le bonheur de donner de la joie. Mais l’habitude, l’ennui, le désabusement ont eu raison de lui. Chaque rire, chaque éclat de voix n’est plus qu’un écho lointain, une rengaine vide de toute substance. Une routine affligeante.
Son regard balaie une fois de plus les gradins à la recherche d’un nouveau bouc émissaire. Puis il s’arrête. Cette femme, là-bas. Penchée en avant, tordue, les yeux rivés sur sa fille. Quelque chose dans son expression le fige. Il y a de l’accablement dans cette posture, une lassitude douloureuse qu’il ne reconnaît que trop bien. Une crispation lui noue la gorge, plus violente qu’il ne l’aurait cru. Il détourne les yeux, brusquement. Il a déjà bien assez de mal à supporter sa propre tristesse pour s’infliger celle des autres.
Il s’élance dans les airs, son corps entraîné répétant une fois de plus l’enchaînement du geste. Un saut périlleux, répété des milliers de fois, rodé à la perfection, qu’il sait conclure par une chute comique parfaitement ordonnancée. Mais cette fois, au dernier instant, une image s’impose. Brutale.
Celle qu’il ne voulait pas voir.
Son esprit chavire. Son équilibre aussi. Ses pensées s’emmêlent, ses pieds trébuchent dans ses trop longues chaussures rouges. Il s’effondre, un roulé-boulé maladroit qui manque d’élégance, d’aisance, de contrôle. L’hilarité explose, plus intense encore. L’ovation qui suit est assourdissante.
Il ne l’entend pas. Cette fois, parce que son regard est happé par autre chose.
L’enfant du premier rang. Une silhouette frêle, immobile, presque hébétée, vissée à une chaise roulante. Celle que sa mère veille.
Autour, l’euphorie bat son plein. Les rires explosent, les applaudissements fusent, comme une marée emportant tout sur son passage. Mais pas elle. Elle reste là, immobile, le regard perdu. Comme absente au tumulte, comme enfermée dans un monde où rien ne l’atteint.
Il veut détourner le regard, mais il en est incapable.
Elle est là, recroquevillée sur elle-même, silencieuse au milieu du vacarme. Presque effacée. Pourtant, elle aurait dû passer inaperçue, se fondre dans la masse joyeuse. Mais non.
Les enfants bondissent, trépignent, secoués de rire. Les parents applaudissent, complices. Le chapiteau tout entier frémit d’une joie éclatante.
Pas elle.
Un contraste brutal. Saisissant. Comme un nez de clown trop voyant qui jurerait sur un visage fermé.
Il se force à reprendre son numéro, à enchaîner les pitreries. Son corps obéit, exécute les gestes avec la précision de l’habitude. Il saute, cabriole, gesticule avec encore plus d’exagération, espérant ensevelir cette image sous une avalanche de facéties. Plus haut, plus fort, plus burlesque. Comme si l’outrance pouvait gommer cette image lancinante. Mais rien n’y fait. À chaque pirouette, à chaque chute feinte, le souvenir du regard éteint revient, entêtant. Il voudrait l’oublier, l’effacer de sa conscience, s’accrocher à la frénésie du spectacle, se convaincre qu’il n’y a que ça qui compte.
Mais il n’y arrive pas.
Puis, un sursaut. Une pulsion irrépressible. Il doit briser cette barrière. Ce n’est plus une question de spectacle, ni de performance. Il veut voir une réaction, ne serait-ce qu’un tressaillement, une esquisse d’émotion, un infime signe de vie dans ce visage figé.
Un clown n’était-il pas là pour ça ? Pour provoquer, émouvoir, réveiller l’enchantement ?
Il redouble d’efforts. Ses gestes se font plus précis, plus inventifs, presque frénétiques. Chaque mouvement devient une tentative désespérée de capter l’attention de la fillette. Il module ses mimiques, exagère une chute, improvise une maladresse nouvelle, cherche la justesse dans l’absurde. Son corps parle, interpelle, implore presque. Chaque pirouette est une supplication silencieuse. Il scrute ce rempart de silence, traque la moindre brèche, espère y déceler un signe, un frémissement, une réaction.
Mais malgré son acharnement, il ne rencontre qu’une indifférence glacée.
Il persévère, renouvelle son registre, puise au plus profond de lui-même comme si son jeu de scène devait devenir le chef-d’œuvre de sa vie.
Et soudain, elle s’allume enfin. Il la voit, l’étincelle. Fugace. Presque imperceptible. Un point brillant au fond des yeux jusque-là éteints. Le temps s’arrête. Plus rien n’existe que ce regard qui s’éclaire, cet infime frisson d’émotion qui traverse ce visage fermé. Une fissure dans l’ombre. Un premier pas vers la lumière.
Il l’aperçoit aussi, cette bouche jusque-là contractée, esquissant l’amorce d’un sourire maladroit. Peut-être son premier ! Il la voit, cette mère, une main posée sur l’épaule de sa fille, les yeux gonflés d’émotion. Et dans le sourire reconnaissant qu’elle lui adresse, il lit une prière muette : Continue !
Dans un éclair de lucidité, il les imagine tous, ces enfants privés de joie, à l’image de la fillette qui l’émeut. Toutes ces âmes blessées, trop jeunes pour porter un tel fardeau, affluent dans son esprit. Ils sont partout. Dans des maisons silencieuses, des couloirs d’hôpitaux aux lumières froides, parfois même livrés à la rue, invisibles aux yeux du monde.
C’est certain, tous ne le voient pas. Tout comme lui ne devine pas toujours ceux qui dissimulent leurs souffrances derrière des sourires de façade. Et qui sait, parmi cette foule en liesse, certains, marqués par l’épreuve, sont venus, à son insu, cueillir un instant de joie.
Peut-être voient-ils en lui ce qu’il ne parvient plus à percevoir en lui-même.
De quel droit les en priverait-il ?
Le clown sent son cœur se serrer. Là, dans cet instant suspendu, il retrouve enfin le sens de son métier. Pas seulement pour divertir, mais aussi toucher, rallumer une flamme là où il ne reste que résignation ou tristesse.
Alors il redouble d’efforts, d’ingéniosité et d’imagination, non plus pour finir son spectacle, mais parce qu’il sait, désormais, que chaque regard, même ceux qui semblent perdus, méritent de briller.
Son visage, jusque-là dissimulé derrière son fard, s’illumine d’une joie nouvelle. Pas à cause des acclamations ou des rires tonitruants, mais celle déclenchée par cette rencontre imprévue, ce miracle que représente un visage touché par la grâce, fût-il une fraction de seconde.
Quel beau métier, il fait !
Alors que les projecteurs s’éteignent un par un et que la salve d’applaudissements se prolonge, il savoure l’instant, le cœur battant.
Tandis qu’il s’avance lentement vers l’enfant dont le visage lui semble moins inerte, il grave ce moment en lui de façon indélébile. Pour ne plus jamais l’oublier !
La mère, les yeux embués, lui adresse un signe discret pour le remercier. L’enfant ne parle pas, ne bouge pas, mais quelque chose persiste dans ses prunelles. Un halo naissant, un miracle en suspens.
Le clown le sait désormais : ce ne sont ni les rires déchaînés, ni les acclamations encensantes qui comptent. Mais chaque cœur qu’il parviendra à rallumer, chaque être qui s’illuminera, ne serait-ce qu’un instant, d’un sourire.
Désormais, il s’y consacrera. Corps et âme.
Comment a-t-il pu s’éloigner si loin de l’essence même de son art, de ce feu sacré qui jadis le portait ?
Et tandis qu’il quitte la piste, léger, il sait qu’il reviendra. Pour elle. Pour eux. Pour lui-même. Pour tous ceux dont le silence hurle un appel, réclame une échappée de joie.
Adieu Tristesse. Bonjour Espérance.