n° 23003 | Fiche technique | 35364 caractères | 35364 5929 Temps de lecture estimé : 24 mn |
07/04/25 |
Résumé: Un trafiquant trahit son gang et emmène avec lui deux adolescentes fugueuses dans une fuite éperdue à travers le Poitou. | ||||
Critères: #policier #coupdefoudre #personnages #couple #lesbienne #travail f fh ff jeunes dispute fmast fellation | ||||
Auteur : calpurnia Envoi mini-message |
Jim avait laissé les phares de son Audi transpercer tant bien que mal le brouillard nocturne, afin de tenter de voir où ses chaussures imprimaient ses empreintes, car il ne voulait pas glisser dans la boue et s’en trouver ridicule. Il ne fit pas plus d’une dizaine de pas dans l’axe de son véhicule avant de s’arrêter, d’ouvrir sa braguette, de libérer l’oiseau et de soulager sa vessie des mille cinq cents kilomètres de route qu’il venait d’avaler d’une seule traite.
Il savait que, sur la banquette arrière, Clémentine et Daphné, les deux auto-stoppeuses qu’il avait emmenées peu après le crépuscule, pouvaient l’apercevoir. Eh bien quoi ! Il n’était après tout qu’un homme ordinaire. Enfin presque. S’il frémit soudain, ce n’était pas à cause du froid humide, mais parce qu’il avait pris le risque de voler plus d’un million d’euros à sa cheffe de gang, la terrible Vixenia, et que cette trahison n’avait que peu de chances de finir différemment que très mal pour lui. Il haussa les épaules. Trop tard pour reculer. Et puis merde.
Blotties l’une contre l’autre, se bécotant de temps à autre, les deux jeunes filles regardaient Jim et trouvaient cela légèrement amusant. Totalement lesbiennes, elles n’avaient jamais rien vu de tel. Leur amour féminin les avait conduites à fuir leurs familles qui ne comprenaient pas qu’en s’adonnant à une inclinaison saphique, on puisse si facilement se soustraire à l’injonction universelle de laisser une descendance. Clémentine avait dix-huit ans exactement ce jour-là. Ses parents avaient acheté des monceaux de cadeaux pour elle, invité des cousins, préparé la fête. Elle imaginait leur angoisse, malgré la lettre que les deux amantes avaient rédigée à leur départ. Daphné avait six mois supplémentaires. Pas plus mature que son aimée. Elles voulaient l’extase de la liberté volée, le vent dans les cheveux dénoués, l’aventure, l’adversité affrontée à deux, l’excitation du changement de vie, l’insouciance, envoyer valser les projets d’études supérieures et de situations sérieuses. Elles avaient décidé, main dans la main, de faire du stop de nuit, avaient attendu sur le bord de la route jusqu’à croiser celle de Jim.
En leur ouvrant sa portière, il s’était demandé pourquoi, avec tous les ennuis qu’il s’était déjà créés en s’enfuyant avec le chargement qu’il était censé acheminer jusqu’en région parisienne, il lui avait pris la fantaisie d’emmener ces deux filles qui semblaient perdues, mais bien décidées à aller quelque part, n’importe où, bref, comme lui. Dans son coffre dormaient les billets de banque qu’il avait échangés avec un autre réseau que le sien, des Russes, contre les sachets de cocaïne qu’il avait transportés depuis Malaga, dans le sud de l’Espagne. Jim avait toujours été une mule, un convoyeur de neige, un pilote à la fiabilité reconnue dans le Milieu, malgré ses vingt-deux ans seulement. Il avait déjà semé les gendarmeries de différents pays, grâce aux performances de son bolide et à sa capacité à se faufiler dans le trafic, à profiter du moindre trou de souris pour se créer un passage. Avec lui, le chargement arrivait sans coup férir en temps et heure, en dépit de la multitude d’incidents qu’il rencontrait. En pleine nuit, alors qu’il ne restait que trois heures de trajet à avaler, il avait faussé compagnie à son ouvreuse en prenant par surprise une sortie inattendue, tous feux éteints, pied au plancher sur des petites routes du Poitou, après avoir balancé ses téléphones de guerre par la fenêtre. À l’heure qu’il était, Jim imaginait que Vixenia écumait de rage, exigeait qu’on le retrouvât à tout prix, donnait des ordres à tout va, envoyait chier les importuns qui lui parlaient d’autre chose. Il ne pouvait plus rentrer chez lui, car elle avait certainement posté des sbires dans son appartement. Il savait ce qu’il risquait pour sa trahison : être découpé vivant à la tronçonneuse par la patronne elle-même, suspendu à poil par les pieds. Il l’avait déjà vu faire, à titre d’avertissement : pas beau à voir, dans des flots de sang, le gars avait hurlé et pleuré sa mère à pleins poumons avant de se taire à jamais – il faut dire qu’il était une balance et qu’en renseignant les flics, il avait causé l’arrestation de plusieurs membres du gang ainsi que la saisie de marchandises de grande valeur. À faute impardonnable, barbarie extrême. Sed lex, dura lex, répétait Vixenia en maniant son outil avec une certaine dextérité qui assurait sa réputation de bouchère. Et elle ne parlait pas de préservatifs. Cette petite opération de maintien de l’ordre ne lui avait même pas coupé l’appétit.
Mais par-dessus tout, Jim aimait le fric, flamber, se griser dans le luxe superficiel, chiller avec des amis, gueuler « champagne pour tout le monde » au milieu d’une boîte de nuit bondée, se rendre au maximum populaire, ce qui lui permettait, entre autres avantages, de mettre dans son lit des filles d’un soir aux charmes artificiels que le matin ternissait quand il les abandonnait aux premières lueurs, afin de repartir pour de nouveaux voyages aux confins de l’Europe. Dans le domaine galant, sa gourmandise était sans limite. Il claquait systématiquement les primes que Vixenia lui donnait, pourtant généreuses, en moins de vingt-quatre heures, de sorte qu’il se retrouvait sans rien, contraint de demander à sa boss une autre mission avant même d’avoir récupéré de ses nuits blanches, sous peine de crever de faim.
Seule la cheffe du gang, à laquelle le pouvoir insufflait une libido hors normes, pouvait s’offrir du sexe avec lui d’une manière plus ou moins régulière, sur le canapé du bureau. Mais ces étreintes restaient professionnelles, ils parlaient coke, vitesse et kilomètres pendant les préliminaires et la pénétration, surtout pas de couple et encore moins d’amour. Lorsque son téléphone vibrait, elle prenait toujours l’appel, voire en passait lorsqu’il lui venait une idée. Et quand les choses n’allaient pas assez droit, sa colère faisait trembler ses grandes mamelles juste au-dessus de Jim, ce qui ne l’empêchait nullement de se trémousser le cul sans perdre le rythme, assise sur son partenaire. Pratiqué ainsi, le coït lui provoquait de saisissants orgasmes, brefs mais intenses, qui contraignaient son visage lisse à d’étranges grimaces. Il y avait aussi des silences de quelques secondes ; les interlocuteurs qui la connaissaient savaient pourquoi ils l’entendaient respirer si profondément, puis le flot de paroles reprenait de plus belle. Elle éprouvait un besoin vital de se remplir du fluide viril comme une voiture a soif d’essence pour avancer encore. Elle vivait ainsi tout le temps, ne se déconnectait jamais du business, dormait très peu, n’avait pas pris un seul jour de repos depuis qu’elle s’était lancée dans cette affaire des plus rentables, six ans plus tôt – elle en avait vingt-six. Elle avait connu des alertes, déjà expérimenté la garde à vue, mais les enquêteurs avaient été obligés de la libérer faute d’éléments à charge, car avec ses nerfs d’acier, même interrogée sans relâche, elle trouvait une réponse à toutes les questions et ne craquait jamais, d’autant qu’elle savait troubler les policiers par ses charmes auxquels ils n’avaient pas le droit de céder, mais ce faisant, elle détournait à son bénéfice une part de leur lucidité, grâce à quoi, elle demeurait en liberté.
Elle avait accumulé une fortune énorme qu’elle dépensait d’une manière fantasque, en se faisant livrer tous ses repas chez elle, sushis, huîtres fraîches ou caviar selon sa fantaisie. Elle tenait généreusement table ouverte pour ses subordonnés, mais c’était pour mieux surveiller la petite cour sur laquelle elle régnait sans partage : tous ceux qui avaient comploté pour l’évincer avaient déjà fait connaissance avec sa tronçonneuse. Elle avait acquis, sur un coup de tête, un magnifique godemichet en or massif, lourd et anatomiquement réaliste1, mais elle avait dû renoncer à s’en servir, car ses muqueuses ne supportaient pas le contact du métal précieux, alors elle l’avait posé verticalement sur son bureau, en guise de sceptre, pour matérialiser la royauté sur son monde.
Pour en revenir à sa relation avec Jim, leurs unions intimes transpiraient la violence de leur activité : aucun des deux ne se voyait vieillir, il fallait prendre tout le plaisir qu’ils pouvaient, vite, se goinfrer de sensations fortes, avant que la mort vienne les cueillir, possiblement au prochain virage. Elle avait confié sa paire de seins à une clinique réputée de chirurgie esthétique, payée cash en espèces, afin qu’ils soient remodelés en taille grand format, plus conforme à son ego, parfaitement hémisphériques, ses fesses et ses lèvres également redessinées au scalpel, dans le but d’asseoir son potentiel de séduction. Avec Jim, cette stratégie fonctionnait à merveille. Les femmes, il les préférait superpulpeuses ; elle en était l’archétype. Un jour, il lui avait suggéré de se faire encore agrandir ses attributs féminins, et elle l’avait fait. Elle croyait l’avoir dressé, chien fidèle, à son service exclusif et elle en était fière. Elle était en train de constater l’ampleur de son erreur.
Pendant des mois et des mois, Jim avait conduit comme un fou, par tous les temps, pas à des allures déraisonnables, non, il ne fallait surtout pas attirer l’attention par des infractions inconsidérées au Code de la route, mais en passant sa vie derrière le volant, c’était son monde à lui, au point que sa voiture immatriculée en doublette était devenue un véritable prolongement de son corps. La sensation des sièges en cuir sur sa peau lui était plus douce que la caresse d’une femme fidèle. Il lui parlait comme à une amante de longue date tandis qu’il la pilotait, lui confiait ses peines et ses espérances. Il ne la prêtait à personne, pas même à Vixenia qui lui avait pourtant fourni l’engin. Il souffrait quand la mécanique manquait de graissage et s’enrayait. Il en connaissait par cœur chaque vibration sonore. Il l’entretenait lui-même, il savait faire, son père lui avait montré, lui qui avait été garagiste avant de se faire un jour licencier et de finir dans la misère. Le jour de l’enterrement, alors qu’il n’avait pas encore son permis, Jim s’était juré de ne plus jamais éprouver la pauvreté, de gagner plus d’argent que ses parents n’en avaient rêvé, quitte à fréquenter des routes qu’on n’avait pas le droit d’emprunter, sauf à être une tête brûlée. Il y avait exactement un million deux cent mille euros dans la malle, planqués dans un gros sac de sport gonflé à bloc, en liasses de billets de cinquante. À lui la thune, et pour les autres, les bouffons, les moutons : la hess.
Il envisageait de rouler jusqu’à l’épuisement pour avoir une chance d’échapper à ses poursuivants. L’ouvreuse avait dû donner l’alerte après avoir perdu le contact. Ensuite, se trouver un endroit le plus discret possible. Cacher la caisse, trop belle, trop repérable. Peut-être, la brûler. Ce serait un crève-cœur absolu, comme s’arracher un bras qui se gangrènerait. Puis se retrouver piéton, à moins d’en racheter une autre, moins voyante ? Il avait remis la décision à plus tard.
Sur une petite route, malgré sa vitesse, il avait remarqué les deux filles sur le bord du bitume, comme deux ombres colorées au milieu de sa nuit. Sans réfléchir, mû par une intuition, il avait brutalement appuyé sur le frein pour les laisser monter. Elles ne savaient pas où aller. Lui non plus. La planification n’ayant jamais été son fort, il était en pleine improvisation. Un peu plus loin, il s’était arrêté pour pisser. Ça remet les idées en place, avait-il dit.
Après la pause, le trio roula encore pendant une heure, vers l’est. L’aurore commençait à poindre devant eux, derrière la brume. Ils entrèrent dans un village au centre duquel un établissement indiquait « hôtel des voyageurs ». Jim n’avait pas prévu de s’arrêter si tôt, mais l’endroit lui sembla en bordure du monde et cela lui plaisait. Il coupa le moteur et descendit de voiture après avoir recommandé aux filles de l’attendre sur le siège arrière, au cas où il y aurait un traquenard. Il tenait son arme chargée dans la poche de son blouson, prête à l’emploi au moindre pépin. L’hôtelier parut à peine surpris de trouver un client à cette heure, mais il était bien à son poste. Jim paya pour une semaine entière et demanda s’il pouvait garer son véhicule dans la cour, non visible depuis la rue. Pas de problème. Pas de questions indiscrètes non plus. Il s’offrit ainsi huit jours de tranquillité. La boulangerie ouvrait déjà, juste en face. Jim acheta des croissants et des boissons pour ses invitées et lui.
Il avait loué deux chambres. Clémentine et Daphné avaient leur nid d’amour, et lui son abri temporaire, en attendant de voir venir. Surtout, il fallait qu’il se fasse le plus discret possible. Il y avait la télé, et même quelques vieux livres à la couverture aux couleurs passées, de quoi patienter. Ses protégées pouvaient se balader dans le coin, elles risquaient tout au plus de se faire reprendre en main par leur famille.
Les jours passèrent. Jim envoyait les deux demoiselles faire les courses à l’épicerie, il leur donnait de l’argent sur son butin. Elles allaient aussi au cinéma du village. Le reste du temps, il les entendait s’aimer à travers la cloison fine qui séparait les deux chambres. Il imaginait les corps juvéniles dénudés, enlacés, caressés, les doigts glissés dans les zones intimes, les langues également, toutes les scènes qu’il avait déjà vues dans des pornos, il les transposait sur elles, dans sa tête. Elles étaient quand même un peu trop maigres pour lui, pas trop son style, et, de toute façon, lesbiennes. C’était comme s’il les apercevait à travers un mur transparent. Il devinait qu’elles avaient eu peur qu’il profite de sa force pour abuser d’elles, mais il n’avait pas le profil d’un violeur, cette idée ne l’excitait pas du tout. Il se considérait plutôt comme leur grand frère, avec pour mission de les protéger dans un monde hostile. Après, ils mangeaient ensemble leurs provisions, dans l’une ou l’autre pièce. Il s’était mis à tomber à plein temps une pluie glacée. Pas de nouvelles de l’extérieur, juste la vision par la fenêtre d’une rue vide la plupart du temps. Les deux jouvencelles étaient parties sans leur téléphone. Jim paya pour une semaine supplémentaire et se replongea dans sa lecture afin de tromper l’ennui.
Le lundi soir suivant, quelqu’un frappa à sa porte. Il s’était préparé à cette éventualité. Manifestement, Vixenia avait interdit de tirer à travers le bois fin qui les séparait du couloir. Il se dit, en chargeant son arme pour un dernier baroud d’honneur, que la boss devait tenir absolument à le récupérer vivant, comme un trophée, afin de pouvoir triomphalement le découper en morceaux. Il espérait seulement que les deux adolescentes allaient pouvoir rester en dehors de toute la corrida qui se préparait. Dans cette éventualité, il leur avait donné une enveloppe sur le butin, de quoi s’enfuir et se payer des billets de train pour rentrer chez elles, car c’était ce qu’elles avaient de mieux à faire, plutôt que finir comme victimes collatérales d’une bagarre qui ne les concernait pas.
Il cria « entrez ». Une jeune femme pénétra dans la chambre, longs cheveux châtains, vêtue d’un grand imperméable noir et de bottes de la même couleur. Elle est belle comme un ange de la mort, s’était-il fait la réflexion. Il croisa son regard. Elle n’avait pas l’air d’une tueuse à gages. En voyant que Jim était armé, elle leva les mains, les yeux écarquillés. Ce n’était pas le comportement de quelqu’un venu éliminer un traître. Elle se serait méfiée un peu plus. Elle lui demanda si elle pouvait montrer sa carte professionnelle. Jim, bien que toujours aux aguets et sans cesser de la tenir en joue, lui accorda cette permission. Elle lui tendit un petit rectangle de carton :
Elsa Martin – détective. Affaires privées, localisation de personnes disparues.
Jim sortit dans le couloir et toqua à la porte des deux filles selon le code convenu. Il ne perçut aucune réponse, il entra quand même, suivi d’Elsa. La fenêtre était ouverte. Elles avaient sauté du deuxième étage jusque sur le trottoir, sans doute après avoir entendu la conversation. Une belle chute, pas froid aux yeux, les petites nanas, en dépit des apparences. La détective partit en courant pour les rattraper, en empruntant l’escalier cette fois. Elle eut beau chercher, Clémentine et Daphné restèrent introuvables. Le jour commençait à baisser. La campagne environnante formait un réseau de haies inextricable. Elles devaient être déjà loin.
Le repas fut délicieux, matelote d’anguilles pour elle et farci poitevin pour lui, arrosé d’un excellent vin d’Anjou. Arrivés au dessert, Jim et Elsa se découvrirent des phéromones compatibles. Les yeux de l’un se plongèrent dans ceux de l’autre, les mains posées sur la table s’approchèrent doucement et se touchèrent du bout des doigts. Ce fut le coup de foudre, poursuivi à l’hôtel d’une étreinte sans penser à la suite. Jim savait qu’il s’était trop montré, que la catastrophe n’allait pas tarder à survenir, inéluctablement. Mais il vivait dans l’instant présent.
Le lendemain, ils explorèrent ensemble les environs, quitte à crotter leurs chaussures et bottes dans la fange des marais, avant de revenir dans la chambre vers midi, bredouilles. Clémentine les y attendait, en pleurs.
Puis, s’adressant à Daphné.
Les regards de Jim et d’Elsa se croisèrent. Soudain, elle comprit l’enjeu et les conséquences pour lui. Elle écarquilla les yeux, mit sa main devant sa bouche pour ne pas crier à cause de l’image d’épouvante qui venait de s’imposer à son esprit.
Jim et Elsa se retrouvèrent seuls sur le lit. Ils firent à nouveau l’amour avec la rage de deux êtres qui savaient qu’ils allaient bientôt se perdre à jamais l’un à l’autre. Quand la nuit tomba, ils regardèrent ensemble, par la fenêtre, le soleil qui se couchait. Le village paraissait si calme qu’ils ne pouvaient croire au déchaînement de violence qui se tramait. Ils veillèrent ensemble, nus et unis comme s’ils n’avaient qu’un seul corps pour deux. Vers cinq heures du matin, des chiens aboyèrent, puis une femme s’avança sur le trottoir, accompagnée d’une adolescente. Jim reconnut Vixenia et Daphné lorsque celles-ci se postèrent sous un réverbère. Il embrassa une dernière fois Elsa et descendit, avec en bandoulière le sac rempli de billets.
Libérée de la poigne de fer qui l’emprisonnait, Daphné s’enfuit à l’intérieur de l’hôtel pour se mettre en sécurité.
Elle enferma le poignet de Jim autour d’une paire de menottes dont l’autre était fixée à son propre bras. Puis elle lui confisqua son pistolet et le rangea dans sa poche.
Par la fenêtre de leur chambre d’hôtel, Clémentine et Daphné regardèrent s’éloigner la puissante voiture de Jim. Elsa également, de son côté. Son cœur saignait. Elle savait que quoi qu’elle fasse, elle ne le reverrait jamais. Elle aurait voulu massacrer Vixenia, lui arracher les yeux avec ses ongles, ou mordre dans les seins trop parfaitement sculptés et les dévorer tout cru ; elle n’avait jamais ressenti une telle bouffée de violence qui le prenait aux tripes. Tout cela pour des substances ne procurant que d’éphémères apaisements. Elle allait à présent ramener les deux oiselles au bercail familial, en espérant que leur amour tiendrait, pour que le sacrifice de Jim eût du sens.
Tout en se tordant le bras à cause du lien qui les reliait, elle se pencha sur lui, abaissa la braguette et introduisit le pénis entre ses pulpes fraîchement recolorées de rouge vif, jusqu’au fond de sa gorge.
Elle enleva ses chaussures, posa ses pieds nus sur la planche de bord, les plantes agréablement réchauffées par la bouche d’air. Elle dégrafa son pantalon. La route était déserte et toute droite ; Jim pouvait sans risque rouler au milieu, en respectant les limitations de vitesse, parce que rien ne pressait. Il laissait distraitement s’écouler la logorrhée de sa passagère que la masturbation ne contraignait nullement au silence, du moins pas encore. Le bourdonnement grave du sex-toy plaqué sur le clitoris s’ajouta au bruit régulier du moteur. Le parfum de stupre lui plaisait : elle avait une odeur naturelle qui racontait sa nymphomanie. Les pleins phares illuminaient une double rangée de platanes fantomatiques qui défilaient de chaque côté du bitume, le long d’une ligne de fuite convergeant vers l’inconnu, la singularité attractive d’un mystérieux trou noir. Celui-ci correspondait, par le biais d’un trou de ver du destin, à l’orifice vaginal vers lequel Jim jetait de temps en temps un coup d’œil, parce que ça l’excitait, et qu’elle prenait un coquin plaisir à lui exhiber tous les détails de sa vulve ouverte, les cuisses écartées au maximum. La route était encore longue, alors Vixenia prenait son temps pour laisser monter sa volupté. Des images cruelles s’imposèrent dans son esprit. Elle avait menti en disant qu’elle n’éprouverait aucun plaisir en s’occupant de Jim, sa culotte s’était déjà humidifiée rien qu’en pensant à la scène d’horreur qui se préparait, parce qu’elle aimait le sang autant que l’argent ; elle refusait de l’avouer, car elle ne voulait pas accabler son compagnon déchu. De son côté, il soupçonnait que sous couvert d’épuration punitive, ces exécutions capitales cachaient en réalité des sacrifices offerts à d’obscures divinités afin de leur acheter une existence plus favorable. Son intuition était juste, mais la religiosité de Vixenia était si confuse qu’elle n’aurait pas pu l’exprimer clairement, même pour elle-même.
C’était la provocation de trop. Il pouvait admettre les conséquences de sa trahison, y compris, comme il n’était pas dupe, qu’elle prenne du plaisir à le supplicier nu devant un public de femmes : c’était son côté narcissique, et aussi, l’ultime décharge d’adrénaline, cette sensation qu’il avait toujours recherchée, depuis son enfance, en courant au-devant du danger, avec cette fois la dose qu’il imaginait maximum, orgasmique, au moment où il se déshabillerait et où elle démarrerait le moteur de sa tronçonneuse thermique. C’était la règle du jeu, un jeu macabre certes, mais il la connaissait, l’avait déjà intériorisée. Mais elle n’avait pas le droit de lui voler sa voiture, l’unique compagne de tous ses longs moments de route solitaire, plus précieuse que son propre corps d’homme. Même après sa mort, après qu’elle aura jeté sa dépouille dans de l’acide afin de faire disparaître toute trace de son passage sur la Terre, sa caisse, par contre, méritait une sépulture digne de la noblesse de la mécanique forgée outre-Rhin, un mausolée d’acier, ou bien un bûcher celtique brillant de mille feux. Alors, il accéléra à fond. Le turbo se mit à siffler, toute la puissance de la machine soudain délivrée, couvrant le bruit du vibro. Le véhicule dévorait la brume de la nuit finissante.
L’image de son propre corps, la chair déchirée dans un maelstrom de métal, eut sur Vixenia cet effet immédiat : elle fut secouée par un spasme intense qui la laissa sans voix, pas même un cri ultime. À près de deux cents kilomètres à l’heure, sans aucune tentative de freinage, l’Audi percuta frontalement le tronc épais du platane au bout de la ligne droite. Elle s’y enroula, fracassée, cependant sans prendre feu. Jim fut tué sur le coup. Ses derniers mots, une seconde avant le crash, furent désolé, chérie (s), sans qu’il sache lui-même s’il s’adressait à sa voiture, à Vixenia ou aux deux en même temps. L’abdomen broyé par la boîte à gants, les vertèbres brisées, la passagère agonisait en se convulsionnant. Elle saignait énormément. Mais elle restait consciente et regardait l’homme inanimé qu’elle aurait pu aimer dans d’autres circonstances.
Dans son antique 4L blanche, Robert roulait tranquillement dans la direction opposée, celle de son magasin de bricolage où il était vendeur, en pensant à sa prochaine retraite si maigre qu’il allait devoir se résigner à prendre un petit job complémentaire, au lieu de s’installer sous les tropiques, comme il l’avait initialement prévu. Il aurait voulu fuir toute une succession de patrons plus pénibles et arrogants les uns que les autres ; il en avait ras la casquette éternellement vissée sur son crâne dégarni. Il passa au ralenti devant l’accident et s’arrêta prudemment sur le bas-côté, les feux de détresse allumés. En inspectant l’intérieur du véhicule, il remarqua que la femme était toujours en vie, lui prodigua quelques paroles rassurantes et s’apprêta à lui donner les premiers secours en essayant de stopper l’hémorragie. Il constata qu’elle avait la chatte à l’air, une jolie culotte de dentelles sur sa cheville, et aussi la présence de menottes qui reliaient les deux jeunes gens par les poignets. Il pensa à un jeu de domination sexuelle qui aurait mal tourné, en occasionnant un faux mouvement sur le volant. Le vibromasseur bourdonnait encore. Robert sortit son téléphone de sa poche dans le but de composer le 112, planifia mentalement sa description des faits qu’il voulait précise et concise, calmement, en retrouvant ses réflexes d’ancien pompier volontaire. Mais il interrompit son geste avant d’avoir obtenu la communication. Le hayon de l’Audi était grand ouvert. Les billets de banque débordaient du sac fendu. Certains s’étaient déjà envolés dans le vent. Vixenia contemplait son corps fracassé au travers du rétroviseur qui ne l’était pas moins et déformait son image de brisures irrégulières.
Robert hésita un quart de seconde, vérifia rapidement qu’il n’y avait pas d’autre témoin, puis il ouvrit le coffre de sa propre voiture et y transféra hâtivement tout l’agent qui restait. Ensuite, il reprit son chemin, la sueur perlant sous sa casquette malgré le froid, les mains légèrement tremblantes sur son volant, en ressentant un étrange mélange de joie et de honte. Pour se détendre, il alluma son autoradio sur du vieux rap français, se demanda ce que son épouse en aurait dit si elle avait encore été de ce monde, et aussi comment il allait tourner sa lettre de démission pour exprimer tout le bien qu’il pensait de son employeur. Et la chanson clamait :
La route est longue je rêve quand même d’or et de platine
De belles voitures et de blondes à fortes poitrines
Money, money car y’a trop de gens qui en manquent
On rêve de s’en sortir, remplir les comptes en banques. 2
Vixenia dépensa ses dernières forces dans un éclat de rire, juste avant de succomber à ses blessures, en pensant : la vie est décidément une garce.
Ce texte est très librement inspiré d’un fait divers réel :
https://www.yahoo.com/news/woman-charged-dismembering-man-chainsaw-212117308.html
1. ↑ Cet objet existe, mais si vous le voulez vraiment, préparez vos économies : https://www.ladepeche.fr/article/2010/03/19/800781-or-diamants-sextoy-plus-cher-monde-est-francais.html
2. ↑ Scred connexion, Monnaie monnaie, titre issu de l’album du mal à s’confier sorti en 2002. Cette chanson fait partie de la bande originale du film Carbone d’Olivier Marchal, 2017. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Scred_Connexion