n° 23004 | Fiche technique | 7599 caractères | 7599 1336 Temps de lecture estimé : 6 mn |
11/04/25 |
Résumé: Ne pas lui faire confiance... | ||||
Critères: #nonérotique | ||||
Auteur : Pitziputz Envoi mini-message |
Mon cher Pierre,
Elle inspira profondément.
Toi qui aimais tant faire la fête…
Elle se dit que comme entrée en matière, il n’y avait pas plus convenu, mais elle n’avait pas trouvé mieux. Pourtant, d’habitude elle s’appliquait ; c’était important l’entrée en matière.
… Voilà que tu nous réunis tous pour t’honorer.
Regarde Pierre, Paul et Jacques sont venus. Ils ont une mine défaite.
Elle leur adressa un regard entendu.
… Une combinaison de tristesse et de gueule de bois assurément. Je t’entends dire d’eux : Ce sont mes vrais amis ! Et pourtant, vos vies si longtemps entremêlées se sont effilochées au fil des années, vous laissant égoïstement orphelins les uns des autres et, sans ce bel effort de ta part aujourd’hui, certains d’entre vous ne se seraient probablement jamais revus.
Elle marqua une pause et renifla un peu trop bruyamment pour être élégante. « Quelle bonne blague », pensa-t-elle. Elle ignora les hoquets et les gémissements et poursuivit :
Pierre, tu me contemples d’en bas et, tout en comprenant la raison de ma présence à tes côtés, tu hésites, et je sens ta confusion à me trouver légitime dans cette prise de parole, en ce jour si particulier où l’on célèbre la fin de toi.
Bon dieu, comme elle aimait ce moment. Elle mit sa conscience dans son abdomen, sur ce frisson naissant qu’elle espérait tant.
Pierre, avant d’éclairer ta lanterne, laisse-moi te dire que s’il est poétique d’évoquer la mort comme un envol, la réalité est tout autre ; à dire vrai, il n’y a que peu de choses plus laides et plus sublimes qu’un corps à l’agonie. Tiens, voilà bien encore un mot que la littérature a dévoyé ; être à l’agonie n’a rien de commun avec l’action d’agoniser, cet instant si particulier où la carcasse décharnée s’accroche à une illusion de vie réduite à une suite d’organes défaillants, morceaux de chair en voie d’extinction.
Le frisson grandissait, mais il n’aurait pas été convenable de poser une main sur son bas-ventre pour le sentir. Elle se concentra sur les pulsations répercutées dans son pubis.
Tu me diras Pierre, à juste titre, que te comparer à un bout de viande n’est pas très charitable alors que nous commémorons ton existence et l’homme merveilleux que tu as été.
J’y viens, j’y viens ! Frisson, mon trublion…
Il y a un début à chacun de nous et je vois bien le tien dans l’une de ces maternités huppées du centre-ville. Ta mère, une sainte femme pour t’avoir mitonné, s’est sans doute extasiée devant le bébé joufflu et probablement déjà chauve que tu devais être. Les fées penchées sur ton berceau t’ont gratifié de mille vœux de réussite : Oncle Jules a fait de toi son héritier et celui que tu appelais Grand-père, quand d’autres le surnommaient peut-être « le doigt baladeur ». Il a garni ton compte en banque de la fortune d’une vie d’ouvrier. Pauvre bébé endetté. Je comprends que tu n’aies pas été à la hauteur, quelle déception pour tes parents.
Je disais donc que tu étais né une cuillère en argent dans la bouche. Petit garçon, tu aimais les animaux, passion touchante qui t’est restée jusqu’au bout, si j’en crois ton fidèle Médor qui pleure de détresse à l’instant où je te parle.
Elle réprima une furieuse envie de faire un sort très brutal à ce clebs qui gémissait sans discontinuer non loin d’elle, perturbant ce moment solennel. Elle le fixa des yeux en lui intimant un « couché » auquel le toutou ne put résister. Elle se recomposa.
Quel prétexte encombrant, mon Pierre, que ce cabot. A-t-il été le témoin involontaire de toutes tes infidélités ? Hitler aussi aimait les chiens ; mais ne t’inquiète pas, je te le promets solennellement, je m’en occuperai avec la même attention que j’ai mise à prendre soin de toi.
Le trublion, comme elle aimait appeler son frisson, roulait et refluait. Encore un peu et elle pourrait asséner la dernière vérité.
Mon Pierrot, ta femme est là, elle porte encore ce minuscule diamant que tu lui as offert, en souvenir de la promesse que tu n’as pas tenue. Elle est vêtue de noir, une couleur qui ne va pas à son teint. Vois-tu mon chéri, le noir se mérite, il faut s’en montrer digne et toi, tu ne l’es pas. Avec le temps, elle comprendra quel misérable vermisseau elle a épousé et sera soulagée par ta disparition. J’y veillerai.
Elle émit un petit rire sec et raffermit sa posture.
Tu te demandes pourquoi je t’appelle Pierre, Pierre ! Parce que tu n’es personne d’autre qu’un Pierre comme tes amis ne sont que des Paul et des Jacques. De minables êtres vivants sans envergure et à l’élocution ralentie. Sans moi, tu rejoindrais la cohorte de ces imbéciles et insignifiants terriens dont le monde oublie l’existence. Je t’offre un cadeau de roi en te faisant entrer dans le cercle restreint d’une éternité médiatique, ce qui me donne largement le droit de faire ton homélie. CQFD !
Celle que la presse surnommait « la Faucheuse » s’arcbouta une dernière fois et, d’un coup sec, resserra de sa main gantée le filin métallique, achevant l’homme qui s’asphyxiait à ses pieds.
Elle leva les bras au ciel, paumes vers l’avant et laissa enfin la vague de plaisir l’envahir.
L’homme, nu et bedonnant, gisait maintenant au sol à plat ventre, tête vers l’avant, libérant d’un coup toutes sortes d’humeurs plus ou moins odorantes. Son cou violacé était entièrement congestionné.
La Faucheuse eut un tremblement de froid, sinon de dégoût. Sans un regard pour sa victime, elle ôta ses dessous de dentelle et prit une longue douche bien chaude après avoir choisi l’un des échantillons de shampoing laissés à la discrétion des clients.
Tandis qu’elle laissait couler l’eau sur ses épaules endolories, elle eut un haut-le-cœur rétrospectif ; l’homme avait bien failli avoir le dessus cette fois, car elle n’avait pas anticipé qu’avec son embonpoint, il serait aussi agile. Il ne s’en était vraiment fallu que de peu, mais elle avait réussi. Elle s’observa dans le miroir, repéra un long bleu sur le haut de sa cuisse et revécut le coup de poing que l’homme lui avait asséné, cherchant sans doute à atteindre une partie plus vulnérable de son corps. « Même ça, tu as raté, crétin ». Elle se promit néanmoins d’accentuer plus encore ses séances de musculation.
Ses proies, la Faucheuse ne les choisit pas. Elles viennent à elles. La veille au soir, c’est à l’heure du dîner qu’elle a appâté le dernier d’une liste qui ne fait que s’allonger. Elle les veut mariés, car en rendant justice, elle se disculpe de sa sensation de plaisir et, comme ils ont quelque chose à se reprocher et savent ce qu’ils méritent, elle fait d’une pierre, deux coups.
Une fois habillée, elle retourna sa proie sur le dos. Dieu qu’il était lourd !
Elle lui allongea les bras le long du corps, le recouvrit d’un drap et attacha sur son gros orteil une étiquette rectangulaire, sur laquelle elle avait écrit : « Ci-gît un salaud de moins ».
Elle jeta un dernier coup d’œil à la pièce, vida le bar de ses mignonnettes et énuqua le caniche abricot qui recommençait à aboyer. Promesse tenue. Elle sortit de la pièce, non sans avoir accroché à la poignée de la porte le panneau « Ne pas déranger », et salua la femme de chambre qui attendait plus loin devant son chariot.
Le lendemain, tandis que la presse matinale titrait : « La faucheuse s’en est prise à Romain Dusset, un entrepreneur de cinquante-sept ans, laissant derrière lui une femme et deux adolescents. Le Parquet donnera une conférence de presse dans la soirée. La population et les hôteliers se disent inquiets », Marie enfila sa blouse et prit sa semaine de garde à l’hôpital.
Dans son carnet de citations, elle écrivit son proverbe du jour : Une vie de mensonges n’est rien comparée à une mort sans gloire.