n° 23007 | Fiche technique | 16932 caractères | 16932 2906 Temps de lecture estimé : 12 mn |
14/04/25 |
Résumé: Parmi les mystères d’un Grand Hôtel, une nuit de neige en montagne. | ||||
Critères: #poésie #psychologie #merveilleux #initiation | ||||
Auteur : Sorel Envoi mini-message |
Le ciel s’est refermé sur une blancheur de neige. Les longues traînées de glace, qui au matin voilaient l’aurore, ont lentement enlacé les sommets. Au début poussière, les flocons sont devenus plus épais, rappelant à ceux qui l’avaient oublié qu’à ces altitudes, novembre sait déjà les fleurs de l’hiver.
Pol presse le pas, le long de la route oubliée qui traverse les gorges. Les parois de roche l’enserrent, immenses, répercutant tout autour de lui le grondement du torrent.
Trois heures déjà que ses pieds battent la terre, sans relâche. Pourtant, il se sent l'oiseau, l’esprit léger, le corps qui vole. Le village s’efface loin derrière lui, les heures ont oublié la société, même le chant des cascades ne trouble pas son silence. Plus tôt, dans la forêt, il a croisé un cerf. Ils sont restés longtemps, le cerf et lui, à se regarder. Puis, lentement, le cerf s’est retourné et s’en est allé, sans un bruit. Au sol, les racines des pins ressemblaient à des serpents.
Au sortir d’un tunnel, il remarque que la neige qui tombe se fait plus dense. Un voile blanc enlace le monde, tel un oubli, et referme les lointains.
Les gorges font un coude, s’élèvent puis s’ouvrent sur une auge glaciaire que referme un cirque de hauts sommets. Partout, les montagnes lancent, altières, leurs parois de vertiges et de pierres. Sur l’ubac, côté ombre, les pentes sont couvertes de pins à crochets. Sur la soulane, niché en surplomb du village abandonné, apparaît enfin le Grand Hôtel. Il semble taillé dans la montagne, rigoureux, imposant et fier. Avec son toit en débord, il a l’allure folle d’un paquebot de granit, alliée à l’élégance courbe des ferronneries ou des petits bois des verrières.
La jeune femme qui, hier, lui a conseillé de venir n’a pas menti. Le bâtiment, même abandonné, est magnifique.
*
Il était arrivé au village la veille, sur son chemin d’errance. Seul un bar était ouvert, les autres commerces étaient fermés, comme un hommage à la tristesse de novembre. À l’intérieur, il n’y avait aucun client. Derrière le comptoir, une jeune femme attendait que passent les heures, tranquillement. Il était entré, avait posé son sac, s’était assis et avait commandé un thé, d’une voix basse, comme pour ne pas rompre le silence. En montagne, même revêches, les vraies rencontres ne sont jamais insignifiantes.
Après lui avoir apporté sa commande, la jeune femme était restée là, pour discuter. D’où venez-vous ? Où allez-vous ? Des questions comme un rituel.
Les cheveux en désordre, les yeux clairs, elle était charmante. On aurait dit la fille d’une rivière – en elle passaient des ondes désarmantes.
Pol la questionna avec économie sur le pays, son histoire, ses massifs et ses sommets. Il lui raconta un peu ses propres chemins de hasard, ses traverses sauvages, ses détours guidés par la ronde des instants. La jeune femme lui parla du Grand Hôtel délabré, insistant sur le fait qu’il fallait absolument le voir, là-haut, dans son cirque solitaire. Un trésor d’art nouveau, vestige d’une époque où l’on inventait l’idée même de montagne, avant.
Il lisait dans son regard un éclat passionné. Une lueur d’attirance, aussi, peut-être ? De désir ? Pourtant, si ses yeux semblaient le goûter, elle maintenait entre eux une certaine distance.
*
Et le voilà donc, dans ce cirque isolé, coupé du monde par la neige qui tombe. Devant lui se dresse le bâtiment abandonné, vaisseau de pierre qui se souvient encore des années élégantes.
Il entre.
À l’intérieur, derrière les verrières au décor floral de l’entrée, tout sait le prix des années. Pourtant, le vieux bâtiment reste empreint de dignité, malgré les gravats, les tentures tombées, les murs décrépits aux décors patinés. À gauche, après l’ancienne réception, s’ouvre la grande salle de bal, merveille d’art nouveau. Le bar en acajou semble presque intact, comme si l’oubli l’avait épargné. Levant les yeux, il découvre l’ancienne verrière, écroulée en son centre. Par le trou ainsi créé, de la neige tombe au sol, sur des fleurs sauvages, mauves et délicates, que Pol ne sait pas reconnaître.
Au temps suspendu, un décor comme un rêve. La nuit à venir sera un voyage, assurément.
Comme son corps se refroidit après l’effort, Pol retourne à la réception, où il a posé son sac, pour se changer.
*
*
Au soir tombé, après qu’il a fini de dîner, Pol se glisse dans son sac de couchage et se laisse aller à une rêverie éveillée.
Dans son imagination, la grande salle s’illumine de mille joyaux dans le lustre d’une splendeur retrouvée. Il voit arriver les clients oubliés, descendant avec grâce l’escalier monumental dans d’admirables toilettes. Dans les costumes et les robes du soir, tout l’art d’être des années folles ressurgit du passé. Un orchestre fantomatique entame quelques notes et tous ces corps à l’élégance immortelle se mettent à danser, à danser. Avec eux tourne ce qui ne peut s’oublier tandis que, sur l’épaule nue des femmes ou les cheveux des hommes, la neige continue de tomber.
Une voix chante.
Lorsque tout est fini
Quand se meurt votre beau rêve
Pourquoi pleurer les jours enfuis
Regretter les songes partis
Les baisers sont flétris
Le roman vite s′achève
Sur un canapé de velours rouge, assise parmi les ombres suspendues, une femme écoute. Elle porte sur ses épaules un boléro en cascades de dentelle, ses bras sont gantés de noirs. Sa robe, en Georgette de soie et mousseline brodée de perles, délicieusement décolletée, épouse avec grâce sa silhouette insolente.
Comme elle se sait observée, elle écrase sa cigarette d’un geste désinvolte, se lève et lisse sa robe avant de sortir de la salle. Pol la voit monter le grand escalier avec un déhanchement envoûtant.
Est-ce une invitation que lui offre son imagination ? Il sort de son sac de couchage et monte explorer le premier étage. Un long couloir s’y ouvre, jonché de débris et de poussières.
Il imagine la femme au boléro ôter ses chaussures, dans le clair obscur d’une applique murale. Comme elle relève derrière elle sa jambe gauche, penchant la tête sur la boucle de sa Salomé, elle lui jette un regard, esquisse un sourire, dénude son pied et entre dans une chambre.
Pol avance dans le couloir et entre à son tour. La pièce est vide. Sur les murs lépreux l’humidité a tombé les plâtres et dessiné des fleurs de moisissure. Seule, dans un coin, une psyché semble défier l’oubli.
Comment est-elle arrivée là ? Comment a-t-elle pu résister aux outrages du temps ? Cette présence incongrue le laisse interdit et curieux à la fois.
Il s’approche du miroir couvert de poussière, qu’il essuie d’un geste de la main. Il veut en admirer l’éclat. Dans la ligne argentée ainsi nettoyée apparaît quelque chose d’impossible : le reflet de la chambre telle qu’elle devait être dans les années 20, dans son décor de tissus et de bois, aux entrelacs de courbes, de contre-courbes et d’arabesques sinueuses.
Ce qu’il voit n’est pas un jeu de son imagination, mais parfaitement réel. Dans cet hôtel abandonné depuis des années, où partout le temps et l’oubli ont fait leur ouvrage, une psyché miraculeusement intacte montre la splendeur de ce qui a été. Interdit, Pol essuie le reste du miroir et y voit le reflet d’une femme et d’un homme, enlacés.
Il y reconnaît la femme au boléro noir. Sa main gauche repose sur le torse nu de l’homme tandis qu’elle se hisse sur la pointe des pieds, la tête rejetée en arrière. Sa main droite effleure la nuque de son amant, d’un geste léger, mais chargé de désir, une invitation à se rapprocher d’elle.
La main de l’homme suit la cuisse de la femme, s’élevant en caresse jusqu’à la hanche, faisant remonter la jupe, laissant apercevoir l’arrondi parfait de ses fesses.
Dans la l’impatience de leurs bouches, dans la ferveur de leurs langues, ils s’embrassent avec passion. La femme accentue sa cambrure, pressant son ventre contre celui de l’homme, comme pour lui offrir son abandon, ou peut être sa présence.
En Pol, une voix hurle, qui dit non ! Qui dit comment ? Il sort de la chambre et se plaque le long du mur, haletant.
Hypnotisé par ce baiser brûlant, il n’entend pas les tambours qui, d’en bas, résonnent dans le silence. Deux coups, un blanc, puis deux coups à nouveau, lentement.
Ce qu’il a vu le fascine et l’épouvante. Qui sont ces deux amants ? Un écho ? Un souvenir, une illusion ? Qu’importe, ce que révèle la psyché l’aimante. Alors, il passe à nouveau la tête par la porte.
*
Je tourne, je tourne, au rythme des tambours. Là, dans la salle de bal, sur un pare-terre de fleurs, en dessous du trou de la verrière par où la neige tombe. Les flocons m’effleurent.
Sur mon dos
Sur ma poitrine
Ils ocellent ma chevelure, couvrent mes yeux.
Comme un sortilège. Délicats et enivrants.
Je suis la caresse, je suis la morsure, la glace ourle mon corps de sa saisissante chaleur. Je tourne, je tourne, sous la neige qui tombe. Elle n’est pas froide, rien ne l’est. Elle fond sur ma peau et coule, telle une fleur entre mes seins.
Mon ami, mon inconnu.
Là-haut, dans le labyrinthe des miroirs, tu découvres, tu apprends. Je le sais, je le sens. Au rythme des tambours, je tourne et tourne encore. J’appelle, je convoque, du plus profond de mon désir.
Du plus profond de ma transe.
*
Le couple est toujours là, dans le miroir de la psyché. De leurs mains fébriles, ils ont achevé de se déshabiller, comme si, à cet instant, seule la fièvre de leurs corps impatients avait un sens.
La femme, allongée sur le lit, invite son partenaire de toute son indécence. Les muscles de l’homme roulent dans son dos quand il se glisse entre les cuisses ouvertes. Elle, de ses mains avides, saisit les fesses de son amant.
Pol regarde, dans le miroir, leur étreinte brûlante. Même si la chambre est vide, leurs amours si terrestres emplissent sa conscience, jusqu’à déborder dans sa propre chair. Il imagine – ou est-ce qu’il devine ? – le corps de cette femme sous le sien, tendu, cambré, vibrant. Mais, tandis qu’il se laisse aller à ses idées d’homme, d’autres sensations naissent dans son propre corps. Les fesses de l’amant si fermes sous ses mains. L’envie de lui griffer le dos, d’enserrer son sexe avec le sien. De l’allonger pour venir sur lui, maîtresse du rythme, des cambrures et des élans.
*
Tourne, tourne.
Que s’ouvre l’abîme brûlant et moite.
La chair palpitante et l’onde trempée.
Dans ton ventre, dans nos ventres.
*
Troublé par ce qui naît en lui, Pol détourne son regard du miroir et retourne se cacher dans le couloir. Mais il ne part pas. Happé d’un sombre désir, tout son corps ressent.
Les deux peaux tendues. Les reins qui se donnent au rythme des tambours. Les seins qui brillent, les ongles qui griffent, les mains qui saisissent. Le mouvement des hanches, comme des vagues : la chair gorgée de désir qui dévore, qui enserre, celle dressée et dure qui emplit et se répand.
Puis viennent, comme une incantation, des gémissements. Un murmure, dans un premier temps. Un halètement qui grandit, qui se fait rauque, qui s’arrondit. Qui s’étend.
Adossé au mur du couloir, Pol, ensorcelé par la magie sombre qui se déploie, entend les harmoniques des corps se fondre avec les tambours, en cadence. De plus en plus fort. Puis, soudain, tel un chant sacré, une plainte unique déchire le temps. Un cri long, tendu et fauve, né de l’incendie des ventres.
C’est alors qu’il comprend. Ce cri ne vient pas des deux amants, il ne vient pas de la chambre. Il naît de sa propre bouche grande ouverte, il naît du plus profond de lui-même. De l’autre côté du mur, une femme et un homme se donnent. Ils sont passion et chair, réminiscence du peuple des ombres, et pourtant, c’est lui qui gémit. Quelque chose le relie à eux, quelque chose qui le terrifie. Quelque chose qui ne devrait pas exister. Pourtant, il les ressent. Comme s’ils étaient en lui. Comme si, d’une manière ou d’une autre, il était devenu eux.
La panique le prend. Un effroi surgit des profondeurs des ténèbres. Il se sent prisonnier d’une volonté terrible, il oscille de vertige, en chute libre face à une vérité impossible. Le fracas des tambours l’obsède et l’oppresse.
Il s’arrache au trouble venimeux et s’enfuit en courant.
*
Venez à moi, torrents au sein de glace ! Venez à moi, corbeaux et corneilles !
Et vous, fleurs qui pleurez au vent des cimetières, volutes indécentes qui épousez les sommets, os qui brillez dans la solitude des clairières !
Boue sur ma peau, griffes, chaos, rochers. Vallées profondes et cimes altières. Vipères, écorce, vertiges. Araignées qui tissez patiemment vos toiles dans la forêt.
Vous qui êtes l’ambre, l’or et le fauve. La vie et la mort, l’énergie primaire. Entendez les tambours ! Entendez l’appel ! Franchissez les gouffres immenses, les océans amers. Une âme vous attend, elle attend de renaître.
*
En bas de l’escalier, comme il se rue vers la porte, il jette un dernier regard vers la grande salle. Les lumières aux éclats de cristal se sont éteintes et l’orchestre, comme les danseurs, a disparu. L’hôtel est redevenu une ruine aux murs lépreux, à la verrière éventrée, un souvenir où ondule une sourde tristesse telle une brume étrange. Seul le rythme des tambours invisibles emplit le silence. Même si l’effroi en lui hurle qu’il faut s’enfuir, se sauver, s’éloigner sans attendre de ce lieu terrifiant, quelque chose le retient.
Les bras ouverts comme un derviche, une silhouette presque floue danse.
La tête rejetée en arrière, elle tourne parmi les fleurs aussi pâles que sa peau nue. Elle offre son visage, ainsi que sa poitrine, au mauve de la neige tombant, tels des pétales de soie, à travers la verrière. Les fleurs s’enroulent sur ses chevilles, tandis que ses cheveux de blé mûr et de corneille frôlent en volant l’indécente rondeur de ses fesses. Son corps rayonne d’une blancheur d’éternité, illuminant la salle d’une clarté étrange.
Le long de ses cuisses coulent des perles iridescentes qui se transforment en ruisseaux carmin lorsqu’elles effleurent le sol. Elle tourne, de plus en plus vite, épousant la cadence envoûtante des tambours. De plus en plus vite, de plus en plus floue. Avec elle tourne la neige qui se mêle à son corps.
Elle devient semblable à des fragments irisés, à des particules opalescentes.
Une source vénéneuse, une onde primordiale.
Un trouble qui danse.
La scène le fascine, annihile sa conscience.
Il imagine une porte, à la fois petite et immense, qu’ouvre l’indécente beauté de cette silhouette nue. Il voudrait toucher cette vision, se glisser en elle, la prendre. Heureusement, frappé par la fulgurance d’un instinct, il détourne le regard et, dans un élan désespéré, se rue hors de l’hôtel.
Il sort, ivre de frayeur. Dehors, la nuit d’automne pleure une neige carmin. Animé d’une fureur animale, il s’enfonce dans la couche épaisse, ses cuisses en feu sous l’effort, luttant contre les mains glacées qui saisissent ses jambes. Il ne sent pas le froid qui le mord.
Quand il atteint l’orée de la forêt, il se retourne une dernière fois. Alors il voit. L’hôtel tout entier bat au rythme des tambours. Un corps vivant. Deux percussions pour chaque contraction, une pause, puis tout recommence, expulsant par ses fenêtres des flots de lumière qui viennent irriguer le cirque et les sommets. Les rayons pénètrent le sol, se divisent en mille rameaux, pulsent sous la peau des montagnes, les faisant vibrer de l’intérieur. Dans les ombres enneigées, tout luit faiblement, rehaussant les cimes et rétrécissant le ciel.
Un rayon touche ses pieds, coule sous sa peau. Des particules de lumière roulent dans la chair de ses bras, au rythme effréné de son cœur.
Au rythme de son cœur.
L’hôtel, tel un organe de chair et de pierre, bat au rythme de son cœur.
Un même sang, un même corps.
Un même cœur.
Il s’enfuit en hurlant, en courant presque. Qu’importe la neige, la nuit ou le froid.
Il veut se cacher là où le monde n’est plus que ténèbres.
*
Va. Cours.
Fuis dans la montagne.
Je patienterai mon désir. Depuis toujours, j’habite ton cœur. Je saurai attendre.
Tu reviendras.
Tu me reviendras.
À moi, à nos amours éternelles. À mon corps de lumière, à mes territoires charnels.
Alors, je serai la venue-monde et tu seras l’homme-cerf.
Le soleil et la mer. La fin et le début de tous les mystères.
En moi, tu déposeras ton éclat. Toute cette vie : encore un cycle. Tu m’en inonderas.
C’est inéluctable. Tu me reviendras. Car maintenant, tu sens, maintenant tu sais. Ta chair, tes muscles, ta verge, tout ton corps. Telle une ivresse sauvage.
Mon frère, mon amour, mon enfant : dans tes veines coule le sang de la terre.