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Temps de lecture estimé : 31 mn
20/04/25
Résumé:  Dans l’arène comme dans la vie, Pourpre encaisse sans plier. Chaque coup reçu la forge. Elle se bat pour tenir sa promesse : ne plus jamais subir. Mais la violence peut-elle mener à la rédemption ?
Critères:  #réflexion #psychologie #personnages
Auteur : Maryse      Envoi mini-message
Forgée par les coups : se battre pour rester debout

Une histoire rude. Une histoire de rage, mais aussi de rédemption.

La vie cogne. Parfois fort. Souvent sans prévenir. Mais toujours, elle laisse une chance de se relever. Un signe. Une aide. Une main tendue, peut-être.

Voici l’histoire de Pourpre. Une fille frappée cruellement. Qui ne s’est pas reconstruite… mais forgée. À coups-de-poing.

Et qui, au bout de son combat, a compris que tomber, ce n’est pas se trahir. C’est se relever qui compte.




La cage de la colère


Pourpre


Le silence dans sa tête…


Juste sa respiration. Lente. Profonde. Ajustée. Comme elle s’est entraînée à le faire. Le calme avant la tempête. Celle qui couve au creux de son ventre…


La rumeur du public monte. Elle roule sur le sol, cogne les murs. Mais ce bruit n’est rien comparé au vacarme de la mer en furie qu’elle retient en elle. Prête à déferler. À tout emporter sur son passage.


Mais pour l’instant, elle est ailleurs. Dans sa bulle juste avant le chaos. Ses poings sont gantés. Serrés. Prêts à frapper. Ses cheveux courts, d’un rouge sang, lui valent son nom de ring : « Pourpre ».


Pas pour le look ni pour se donner un genre. Non. Mais pour ne pas oublier les plaies qui saignent en elle. Toujours aussi présentes. Qui ne se referment pas. Assise sur le banc, dos au mur, courbée en avant, les coudes sur ses cuisses, elle marmonne sa phrase fétiche, comme un mantra : « Ce n’est pas moi qui ai versé le premier sang. Mais les autres. Depuis, je rends coup pour coup. »


Elle ne combat pas pour la gloire. Ni pour dominer. Pas pour l’argent non plus. Elle combat pour une seule raison : montrer au monde entier qu’on ne la touche plus. Qu’on ne la brise plus. Jamais plus.


Un bruit… On vient la chercher. Un homme. Elle sait qu’il ne lui veut aucun mal, alors elle oublie son visage. Comme d’habitude. Elle se recentre sur elle-même. Une silhouette se lève, quelque part dans un recoin de son cœur. Une ombre fragile, familière. Celle qu’elle a été. Elle ne la chasse pas. Non. Elle l’accueille. Parce qu’elle est la source de sa rage.


Elle se rappelle… un souffle froid. La peur, puis la douleur. Odieuse. Terrible. La sensation de disparaître. De n’être plus rien.


Sa mâchoire se serre. Ses yeux deviennent impitoyables. Ses poings, deux glaives vengeurs forgés par le silence et les coups. Elle devient Pourpre.


Elle relève le menton avec défi. L’octogone l’attend. Grillagé, brut, impitoyable. La cage. Une arène sordide, comme toutes celles qu’elle fréquente. Elle combat plusieurs fois par mois, dans des matchs clandestins. Mais son vrai combat ne se joue pas là. Ce n’est pas l’adversaire en face qu’elle affronte. Ce sont ceux en elle. Ses démons. Elle les connaît. Elle ne se fait plus d’illusions. Jamais elle ne les battra. Elle peut les mettre à terre. Ils se relèveront toujours. Une lutte inégale. Sans fin.


Mais elle continuera à la mener. Jusqu’à son dernier souffle.


À chaque match, à chaque victoire, elle prouve qu’elle peut se défendre. Qu’on ne la frappe pas impunément. Elle est devenue Pourpre. Elle n’est plus celle d’avant.


Elle avance résolument, puisant en elle toute sa détermination. Une foulée souple, vive, parfaitement dosée. Sa colère, elle, ne se contrôle pas. Elle gronde, cadence ses pas, martèle le sol comme un tambour de guerre.


Les cris du public grandissent à mesure qu’elle s’approche.


Elle n’y prête aucune attention. C’est juste du décor. Extérieur. Sans importance. Ce qu’elle entend, c’est la voix en elle. Grave. Gutturale. Elle couvre les gémissements, les pleurs lancinants qui tentent parfois de remonter. C’est elle qui la pousse en avant. Celle qui lui répète : « Tu ne plieras plus jamais. Et aujourd’hui, tu vas le leur prouver ! »


Une vague silhouette lui ouvre la porte de la cage, elle s’y engouffre sans un mot. Pas de show. Juste elle. Sobrement. À quoi bon se donner en spectacle ? Personne ne comprendrait son cri. Tous y verraient un signe de défi. Rien d’autre. Alors que le sien vient de loin. Du fond. De la désolation.


Le sol est noir, sale, légèrement collant. Le grillage l’entoure, la contient. Mais plus pour très longtemps…


Elle ne voit pas le public. Ni les billets qui circulent. Ni les paris qui s’envolent. Elle ne voit que le vide. Le sien. Et elle répète en boucle, comme une incantation sauvage : « Ce sont les autres qui ont versé le premier sang. Pas moi. Depuis, je rends coup pour coup. »


Le match n’a pas encore commencé. Mais elle le sait déjà : rien ne la mettra au tapis. Elle se relèvera mille fois, s’il le faut. Toujours. Elle se le doit ! Elle se l’est juré.



Le journaliste


Il est là, debout, les bras croisés, adossé contre un poteau en béton dans cet entrepôt reconverti en arène clandestine. Il reste en retrait, camouflé dans la pénombre. Comme s’il refusait d’appartenir à ce monde.


Et pourtant, il y est. En infiltration.


Journaliste en reportage, se répète-t-il pour se convaincre. Mais, comme à chaque fois, la frontière est floue, étroite, entre observateur distant et spectateur complice.


Autour de lui, la foule gronde déjà. L’excitation monte, incontrôlable. Les bouteilles d’alcool passent de main en main, les rires gras s’élèvent, les cris éclatent, bruts. Les paris fusent. L’atmosphère s’alourdit. La violence est là. Latente. Ne demandant qu’à jaillir.


Bientôt, le combat. Une femme contre un homme.


Un pari grotesque. Inégal. Illégal, comme tout ce qui se passe ici. Et eux… ils en jouissent. Ils veulent du sang. Ils veulent assister à la curée.


Lui, il reste en retrait. Étranger à cette frénésie. Il a la nausée. Il est là pour enquêter. Pour comprendre ce monde. Le raconter. Le dénoncer, aussi. Mais ce qu’il voit ce soir, c’est une humanité à genoux. Une humanité retournée contre elle-même. Une honte collective.


Il ravale sa salive. La gorge serrée. Le ventre noué.


Le brouhaha cesse, remplacé par un murmure dense. Incessant. La fièvre monte d’un cran. Tous les regards convergent vers la combattante qui avance vers la cage. Élancée, le corps athlétique, les muscles ciselés. Le crâne rouge. Dure comme l’acier. Souple et aérienne comme une danseuse. Malgré l’agressivité dangereuse qu’elle irradie, il ne donne pas cher d’elle. Pas face à son adversaire, un boxeur invaincu, une machine de destruction impitoyable. D’ailleurs, l’objet des paris n’est pas l’issue du match, mais le nombre de rounds qu’elle va tenir…


Il l’observe. Il cherche à comprendre. Qu’est-ce qui la pousse à entrer dans l’arène ? Mais rien ne filtre d’elle : aucune nervosité, aucune appréhension. Elle attend sans état d’âme.


Toujours aucune réaction. Pas même un tressaillement lorsque son adversaire la rejoint et se met à tourner autour d’elle. Un géant massif, à la musculature impressionnante, un sourire sadique au coin des lèvres. Il va la broyer et il le sait. Sûr de lui, grimaçant, méprisant.


Mais elle reste impassible. Inébranlable.


Et lui, de son coin, tente de résoudre l’énigme. Quelles raisons, quelle histoire amènent une femme à se mesurer, à se confronter volontairement à un tel monstre ? Que peut-elle bien chercher ? Une punition ? Une rédemption ? Ou… que fuit-elle pour vouloir se sacrifier ainsi ?



Le combat


Dans la cage, ils se font face.


Lui, montagne de muscles, sûr de sa force, sûr de sa victoire. Il va la mettre rapidement K. O.


Elle, droite, poings relevés, prête. Pas pour gagner. Pour tenir. Pour rester debout.


Le silence tombe. La salle retient son souffle.


Cloche.


Le colosse s’élance. Rapide, étonnamment rapide.


Un direct. Elle esquive. Un crochet. Il la propulse contre le grillage qui grince sous le choc. Elle encaisse. Souffle coupé. Goût de sang.


Il avance. Elle aussi, sautillant pour revenir dans le rythme.


Un deuxième coup la cueille à la tempe. La douleur vrille. Mais elle ne tombe pas.


C’est ça, son secret. Elle titube peut-être, mais ne succombe pas. Plus jamais. C’est ce qui la tient. Pas comme avant. Trop jeune, trop faible pour résister, elle avait sombré. Mais plus maintenant.


Un afflux de rage lui fait relever la garde.


Il ricane. Il tourne autour d’elle, parade, joue. Il veut l’humilier avant de l’achever.


Concentrée. Respiration calée. Poings hauts. Regard fixe. Jambes mobiles.


La foule hurle.


Un coup de pied tournant. Elle esquive de justesse. Le souffle du coup lui frôle le visage.


Ils se jaugent. Un mouvement d’épaule. Une feinte. Uppercut. Elle valdingue, son épaule heurtant violemment le métal. Elle étouffe un gémissement. Vacille. Mais s’ancre.


Toujours la voix en elle : « ne plie pas. Pas deux fois. Pas aujourd’hui. Lorsque tu l’as fait, la douleur a été bien plus terrible que celle-là. Elle a dévoré ton âme d’enfant. Alors, tiens. »


Il ricane. La croit finie. Mauvais calcul. Sa garde est relâchée. Elle frappe. Un direct au foie. Tout le corps pivote pour plus de puissance, le gant claque sèchement.


Le souffle de l’homme se coupe net. Son sourire aussi. Premier coup qui fait mouche. Un déclic. Il n’est pas invincible. Elle avance.


Le public siffle, gronde. Elle n’entend plus rien. Son sang bat contre ses tempes. Elle est là, pas brisée. Jamais plus.


Dans l’instant. Dans le feu.


Autour de lui, elle tourne. Sautille. Souple. Rapide. Feinte. Frappe. Recule.


Les enchaînements sortent mécaniquement. Fluides. Fatigants pour son adversaire plus lourd. Elle use. Fait douter.


Respiration retrouvée. Mouvements maîtrisés.


Le temps joue en sa faveur. Pas que pour le match. Pour elle aussi…


Elle reste debout. Elle n’est plus celle d’avant. Et elle le prouve.


Un grondement rageur. Il repart à l’assaut.


Elle pare. Riposte. Son poing ouvre l’arcade sourcilière. Celui qui l’atteint, sa pommette. Elle saigne. Un filet rouge sur la mâchoire. Elle ne bronche pas. Ce n’est rien en comparaison de ce qu’elle a subi. Avant.


Elle sourit. Pas un sourire de défi. Un sourire de survie. Parce qu’elle est toujours debout. Parce qu’elle ne lâche rien. Parce qu’elle n’est plus celle qu’on pouvait soumettre.


Cloche. Fin du round.


Il la toise. Elle ne baisse pas les yeux.


Le second round est plus brutal.


Lui cogne fort. Elle cogne juste.


Il frappe pour dominer, pour la briser. Elle frappe pour tenir. Pour durer. Pour ne pas se coucher. Elle se dope de sa rage. Répond coup pour coup.


Un choc violent. L’épaule carrée, trapue. Tatouée de noir. Elle vole contre la cage. Les poings tombent. La rossent. Méthodiques. Une série dans les côtes. Une autre au visage.


Éclair. Douleur. Brume. Vertige.


Mais elle ne tombe pas. Plus jamais.


Cette violence n’est rien par rapport à celle qu’elle a subie avant de devenir Pourpre. Et c’est cette pensée qui la galvanise. Décharge pure. Qui transforme sa chair en acier. Comme sa volonté.


Elle repart à l’attaque.


À chaque round, son visage marque un peu plus. Œil gonflé. Lèvre éclatée.


Mais son regard ne faiblit pas. Brûlant. Rouge. Toujours vivant.


Les cris du public montent. On ne sait plus qui ils acclament. Les paris sont oubliés. Il ne reste que ce morceau de bravoure. Du jamais-vu.


Dernier round.


Deux corps à bout. Deux volontés nues.


Il tente une dernière attaque. Son va-tout. Tout son poids. Sa puissance. Son orgueil.


Elle se baisse, pivote. Coup de genou. Coup de coude. Il vacille.


Cloche. Fin du combat.


Lui titube. Debout, mais vidé. Sauvé par le gong.


Elle reste droite. Poings baissés. Visage en sang. Corps en charpie. Mais l’âme haute. Elle n’a pas capitulé. Elle l’a prouvé à tous. On ne la touche plus impunément.


Le public est en transe. Le journaliste, figé. Il comprend. Ce n’était pas qu’un combat. C’était un cri. Une déclaration. Un serment renouvelé dans la douleur. Quelque chose comme : je résisterais, coup pour coup ! Un message martelé de ses poings. Envers et contre tout.




La cage s’entrouverte



La rencontre


Il pousse la porte de la salle, hésitant. L’odeur l’attaque d’emblée : sueur, cuir, métal. La lumière blafarde tombe d’un plafond trop haut. Quelques silhouettes s’entraînent dans un concert de coups sourds et de respirations hachées.


Et elle, seule, au fond.


Le sac de frappe oscille, malmené par ses coups incessants. Rythmés. Poings, genoux, pieds. Elle enchaîne sans répit, en cadence, comme si chaque impact devait effacer quelque chose. Ou la forger, un peu plus.


Il s’approche lentement, fasciné malgré lui.


Elle ne l’a pas vu, ou fait mine de ne pas le remarquer. Elle continue. Un crochet du droit, une frappe du genou, un coup de pied retourné. Le sac grince sur sa chaîne. Une transe guerrière. Un corps qui se trempe. De l’acier. La colère à fleur de peau.


Il attend. N’ose pas interrompre ce rituel furieux.


Elle cogne sans répit, poings et pieds nus. La peau est écorchée. Le sac encaisse. Le système d’accrochage hoquette à chaque choc. Pas elle. Elle ne ralentit pas. Ne manifeste rien.


Comme si la douleur ne comptait pas. Ou pire : comme si elle la cherchait. Pour étouffer quelque chose de plus sourd. De plus profond.


Mais quoi ?


Il n’a pas encore la réponse. Seulement cette certitude brutale : ce n’est pas un entraînement. C’est une confrontation intime. Menée seule. Pas contre le cuir rempli de sable. Contre sa propre chair.


Enfin, elle s’arrête. Essoufflée, trempée de sueur, les bras relâchés le long du corps. Elle pivote, le fixe. Regard dur.



Une voix qui ne fanfaronne pas, qui ne menace pas, mais qui dit.


Il hoche la tête, esquisse un sourire, s’avance d’un pas.



Elle le jauge, sans répondre. Ne sourit pas. Les yeux rivés aux siens.



Il cherche le mot. Rien ne semble assez juste.



Un temps.



Elle rit, mais c’est un rire dur, sans joie.



Il la regarde, sans détour.



Elle s’essuie le front d’un revers de main. Le sac continue de se balancer entre eux, comme une frontière. Infranchissable. Entre leurs deux mondes.



Il hoche la tête. Comprend qu’il faudra du temps. Qu’il devra se faire entendre autrement que par des mots.


Elle le regarde partir. Puis frappe. Un nouveau coup de pied dans le sac, plus sec, plus dur. Plus rageur encore.


Le sac de frappe continue à se balancer. Pas seulement sous ses yeux. Dans sa tête aussi. À chaque va-et-vient, le visage du journaliste apparaît puis disparaît. Pourquoi ne s’efface-t-il pas, comme tous les autres ? Comme ses adversaires après chaque combat ? Elle ne se souvient jamais d’eux. Encore moins de ceux qui viennent fouiner.


Mais lui, il reste.


Pas pour ce qu’il a dit. Mais pour ce qu’il a vu.


Il l’a regardée non pas comme une bête de combat, mais comme quelque chose de plus. Il n’a pas jugé. Pas consommé. Il a cherché à comprendre.


Elle se sent trahie par cette pensée. Elle s’en veut. Elle cogne plus fort. Genou. Poing. Coude. Chaque coup est un cri étouffé. Le sac vole. Comme elle voudrait faire voler en éclats le souvenir de l’intrus.



Le combat truqué


Le soir du combat suivant, l’atmosphère est plus lourde, plus oppressante que d’habitude. Mêmes relents d’huile de camphre, de sueur et de sang flottant dans l’air. Mais il y a quelque chose d’autre. Qui se trame. Elle le ressent. Lorsqu’elle passe à côté de lui, l’annonceur, d’habitude grande gueule, évite son regard, marmonne, voix basse, visage fuyant :



Elle ne répond pas. Il ne mérite pas de réponse. Elle sait. Elle a déjà vu d’autres se coucher, par peur, par appât du gain. Mais pas elle. Elle s’est juré de ne jamais plier. Pas devant la douleur, pas devant la peur, pas devant les ordres. Pas devant lui. Ni devant personne. Jamais plus…


Son adversaire est jeune. Trop propre sur elle, trop peu marquée. Pas assez endurcie. Pas une gladiatrice. Juste une enfant dans un monde d’adultes. Elle ne survivra que tant que les pourris le voudront bien. Pour faire du pognon. Ensuite, elle sera jetée, peut-être même brisée par un monstre, juste pour amuser la galerie. Elle gagne ce match, fait monter les enchères du suivant qu’elle perdra, pour que les mêmes s’en mettent deux fois plus dans les fouilles. Pas comme elle. Sa rage était suffisante pour faire le spectacle, pour faire tourner à plein régime la planche à billets.


Elle va y mettre un terme avant que la machine ne broie irrémédiablement celle qui se prend à tort pour une cogneuse.


Le combat commence.


Pourpre encaisse les coups sans réagir. Elle ménage son adversaire, ne veut pas lui faire du mal. Pas à plus faible qu’elle. Elle se réfrène jusqu’au deuxième round. Puis, un coup vicieux, délibérément ravageur. Pas assez bien porté pour la sécher. Suffisant pour que sa colère se déchaîne. Pourpre est de retour. Ses poings se serrent vraiment.


Elle enchaîne. Uppercut. Crochet. Coup de pied au plexus.


La fille tombe. K. O. net.


Silence dans la salle.


Puis des cris. Des insultes. Des menaces.


Elle quitte la cage sans un mot. Elle sait ce que cela signifie : plus de combats ici. Plus d’argent. Plus de réseau. Peut-être même pire. Ici rien n’est pardonné, tout se paye au centuple.


Mais toujours droite. Elle n’a pas plié. Ça jamais !


Elle ramasse ses affaires. La sueur coule encore sur son front. Le silence pèse en elle. L’isole, l’enferme. Rien d’autre que ce vide étrange, glaçant, après la tempête. Elle vient de gagner. Mais pas comme on l’attendait. Un combat indigne qu’elle n’aurait jamais dû mener.


Des bruits de pas derrière elle. Deux hommes entrent. L’un en costume hors de prix, l’autre, bodybuildé, impassible, lunettes noires, même dans l’obscurité. Dangereux.


Le premier s’approche lentement, un sourire froid aux lèvres.



Elle ne répond pas. Essuie son visage. Reste debout, bras le long du corps, poings fermés. Prête à frapper.



Un silence.



Le regard de son interlocuteur se durcit. Il hoche lentement la tête.



Il fait un signe de tête à son acolyte. Un dernier regard noir. Puis ils repartent. La rancune plane dans l’air. Menaçante. Larvée.


Elle reste seule. La colère la consume. Mais elle sent aussi le froid du vide autour d’elle. Elle vient de claquer une porte. Peut-être la dernière…



Le choix


Un bar anonyme, presque vide. Banquettes élimées, éclairage tamisé, un morceau de jazz en sourdine. Une ambiance épurée. Rien qui retienne l’attention. Un endroit qu’on oublie dès qu’on en sort. C’est sans doute pour ça qu’elle l’a choisi.


Pourpre est déjà là, adossée contre la banquette du fond. Elle sirote un verre d’eau, bras croisés, les yeux rivés à la porte.


Il entre, la repère immédiatement. Hésite un instant, puis s’avance.



Elle ne répond pas tout de suite. Ses yeux le scrutent. Cherchant à deviner ses intentions. Un fauve à l’affût, les muscles tendus, prêt à bondir…



Il s’assied lentement.



Ses yeux deviennent foudre avant de s’adoucir… un peu.


Un silence s’installe. Pas pesant. Tendu, chargé de tout de ce que l’on préfère taire.



Il sort un dossier de sa sacoche. Le pose devant elle. Des feuilles dactylographiées, des contacts. Des propositions de matchs, un plan d’entraînement, un contrat à l’étude. Elle feuillette sans émotion apparente.



Elle referme le dossier d’un coup. Sec, percutant. Comme ses crochets.



Elle le fixe, longtemps. Puis hoche la tête, presque imperceptiblement, et lâche :



Ses yeux accrochent les siens, mais il ne peut rien y déchiffrer. Opaques et durs comme de l’obsidienne.


À son image, songe-t-il. Sans concession. Noirs comme l’enfer.


Elle se lève, déjà prête à partir. Comme si c’était elle qui venait de lui accorder une chance… et non l’inverse.



La cage se referme



Le match de championnat


Elle est au centre de la cage. Une fois de plus.


Mais cette fois, tout est différent. Trop propre. Trop bruyant. Trop exposé. Trop de règles.


En face d’elle : la championne nationale. Athlétique. Technique. Irréprochable. Elle a le regard de celles qui n’ont pas besoin de dire quoi que ce soit. Ses coups parlent pour elle. Ils font mal, dit-on. Sa réputation la précède.


Mais ce n’est pas elle qui déstabilise Pourpre. Non. C’est le reste. Les lumières. Les caméras. Les cris du public. Les flashs. Elle, fille de l’ombre, fille du silence, se retrouve plongée dans la clarté, dans la clameur.


Avant, c’était simple : elle entrait, elle frappait, elle repartait.


Pas ici. Ici, on la regarde. On l’attend. On veut qu’elle brille. Elle, Pourpre, qui s’est construite dans la pénombre, on la traîne, on l’expose dans un monde qui n’est pas le sien. En pleine lumière.


Et ça la ramène loin. Très loin. Ça lui fait mal. Très mal.


Des rires d’enfants. Elle joue. Insouciante. Visible. Puis l’ombre. Le jour qui se plie. Quelque chose qui craque. La douleur vive, atroce. Puis plus rien… le silence opaque.


Ses poings se ferment. Sa mâchoire se bloque. Son corps devient armure. Son esprit, désert de glace. Pourpre revient.


Gong.


Les deux combattantes s’élancent…


Dans les gradins, il regarde, tendu.


Il est venu pour elle. Parce qu’il croit en elle. Parce qu’il l’a vue s’entraîner sans relâche. Parce qu’il sait de quoi, elle est capable.


Mais, il sent que quelque chose s’est grippé. Ne tourne plus rond. Elle n’est plus la Pourpre qu’il connaît.


Elle virevolte bien au début. Premier round maîtrisé. Attentive, stratégique, puissante.


Puis, ce coup. Vicieux. Sournois. Porté après le gong, dans le dos.


Il l’a vu. Il a crié, conspué.


Mais l’arbitre n’a rien fait. Une simple pénalité. Un geste indigne, minimisé. Qui a changé la physionomie du match…


Depuis, Pourpre vacille. Absente. Désaxée. Comme si quelque chose s’était dérobé sous elle.


La championne, elle, en profite. Elle martèle, impose son rythme, l’étouffe sous sa mécanique bien huilée.


Pourpre encaisse. Plie. Ne rompt pas. Mais elle subit. Endure. Encore. Et encore.


Son visage est marqué, son souffle court. Du sang perle de son arcade. Elle recule. Tombe. Se relève. Recule encore.


Lui, en tribune, serre les poings. Hurle.


Il voudrait l’arrêter. Lui dire que ce n’est pas grave. Qu’elle n’a rien à prouver. Mais il sait que si elle sort maintenant, elle ne se le pardonnera jamais.


Alors il regarde. Et il souffre.


Elle, en bas, tient toujours. Chancelante, peut-être. Mais toujours debout.


Elle titube. Tout est flou autour d’elle. Chaque respiration est un supplice. Ses côtes la brûlent. Ses jambes sont lourdes. Elle peine à tenir sa garde.


Elle a mal partout. Trop mal. Mais elle tient. Par la seule force de sa volonté.


Elle ne se bat plus pour un titre. Elle ne se bat pas pour le public qui la découvre. Elle se bat pour tenir un serment.


Ne plus jamais plier. Jamais.


Ses paupières mi-closes filtrent à peine la lumière.


La championne frappe encore, sûre de sa victoire. Elle cherche le K. O.


Mais elle ne tombe pas. Elle a vu pire. Alors elle encaisse. Absorbe. Résiste. Comme une bête acculée, les crocs serrés, le dos contre le mur. Elle attend.


Attendre. C’est tout ce qu’il lui reste. Attendre que l’autre s’épuise, s’expose, s’enivre de sa propre domination. Et puis frapper au bon moment. Une seule fois. Mais juste.


Pour ne pas plier. Pas une seconde fois.


Alors elle tient, toujours, malgré la tempête qui fait rage.


Enfin, ça se produit. Une ouverture. Minuscule. Un geste trop ample, un pied mal posé. Et Pourpre surgit. Avec tout ce qu’il lui reste. Comme un ressort qu’on croyait cassé. Elle se jette sur sa rivale, la déséquilibre, la fait tomber au sol.


Le public hurle.


Mais elle n’entend plus rien.


Elle enserre le bras. Se tourne. Crochette la jambe. S’enroule autour du corps à terre. Clé de bras. Parfaite. Brutale. Une prise de soumission.


L’autre se débat. Hurle. Mais Pourpre a verrouillé. Rien ne la fera lâcher. Ni la fatigue. Ni la douleur. Elle tient. Pour celle qu’elle a été. Pour ne plus jamais plier.


Son adversaire – plus expérimentée, mieux préparée, d’une maîtrise supérieure à la sienne – tente de résister… puis cède. Tapote. Abandonne.


Gong. C’est fini.


Il bondit, bras levés. Un cri libératoire lui échappe. Il n’en revient pas. Elle l’a fait. Contre toute attente. Pas seulement par technicité. Par rage. Par pure volonté.


Elle reste accroupie. Haletante. En sang. Pas de sourire. Pas de triomphe. Elle ne célèbre jamais.


On lui tend la main. Elle se relève seule.


Debout. Sans avoir plié. Malgré la lumière.



Le retour de Pourpre


Elle quitte la conférence de presse encore plus épuisée qu’après le combat.


Les néons, les micros tendus, les flashs… Elle a tenu bon, droite sur sa chaise, mais à l’intérieur, tout tanguait.


Elle répondait par bribes. Un mot, parfois un regard. C’est lui qui faisait le lien. Le journaliste. Il parlait à sa place, avec mesure et douceur. Comme s’il savait ce qu’elle voulait dire. Comme s’il l’avait toujours su.


Elle assistait à la scène comme si elle était à l’extérieur, spectatrice de son propre interview. Et lui, à côté, semblait étrangement à sa place.


Ses plaies sommairement soignées, ses côtes douloureuses, la brûlure dans son arcade sourcilière recousue… Tout lui rappelait qu’elle avait eu tort. Elle n’est pas faite pour cette lumière, pour ces honneurs.


Elle n’est pas une championne. Elle est une cogneuse.


Elle ne combat pas pour une ceinture. Elle frappe pour ne pas sombrer. Elle cogne pour échapper à ses démons, pour survivre.


Elle ne se forge pas par la gloire, mais par le feu.


Elle n’a jamais voulu briller. La lumière est un rappel cruel. Une fois, elle s’y est exposée. Et on lui a volé son enfance. Mais ça n’arrivera plus.


Elle est devenue Pourpre. Celle qui préfère saigner plutôt que se courber. Jamais.


Elle s’éloigne du complexe sportif, les pas lourds, la tête ailleurs, perdue dans ses pensées. L’air froid de la nuit la cingle de plein fouet. Sensation familière. Un calme étrange s’installe en elle.


Elle avance dans la rue.


Des cris étouffés. Comme des sanglots. Ils la ramènent dans la réalité.


Elle les distingue, là-bas, au carrefour, entre deux luxueuses berlines noires, une silhouette imposante qui secoue violemment une gamine et un autre, plus petit, qui regarde en fumant un cigare. Le riche organisateur des combats clandestins, toujours aussi impeccablement habillé. Celui qui, dans l’ombre, orchestre des matchs véreux, qui brise des vies pour des paris plus juteux. Un intouchable crapuleux. À ses côtés, son garde du corps, géant de cruauté face à la fillette frêle qu’il rudoie méchamment, sous le regard amusé de son patron.


Son sang ne fait qu’un tour et libère sa fureur.


Plus personne ne lèvera la main sur une enfant sans défense.


Ses poings se serrent avec la violence de l’ouragan qui dévaste tout sur son passage.


Elle entend, dans son esprit, les cris de la fillette. Elle se voit en elle, lorsqu’on l’a obligée de se plier. Lorsque la douleur l’a dévorée.


Toute la tension, toute la violence, le désir de vengeance qu’elle a trop longtemps contenus se déversent. Ils débordent. Ils libèrent Pourpre.


Pour elle-même. Pour la fillette. Pour tous les enfants maltraités, violentés.


Son corps entier devient une arme. Un châtiment. Front dur comme l’acier. Mains tranchantes. Pieds fulgurants.


Elle frappe, cogne perdant tout sens de la mesure, de la réalité. Plus rien d’autre n’existe que ses poings. Elle fauche quiconque se rapproche de l’enfant, d’elle. Sans entendre les cris, sans voir les flashs qui crépitent, sans obéir aux injonctions.


Elle n’est que fureur.


Un choc électrique la tétanise. Un taser, se dit-elle en s’effondrant, avant de sombrer dans le noir.



Le procès


Elle se tient droite dans le box, comme si elle était au centre de la cage.


Ni habillée ni maquillée pour attendrir. Pas un mot de trop. Juste son regard, planté dans celui de la présidente du tribunal. Calme. Glacé. Inflexible. Fidèle à elle-même.


Le ministère public égrène les faits : violences aggravées, récidive, trouble à l’ordre public…



Ils parlent de débordement, de brutalité. Mais rien sur la fillette. Ni son nom. Ni ses bleus. Ni sa peur. Comme si elle n’avait pas subi de préjudices, comme si elle ne comptait pas. Toujours la même rengaine. Les démunis plient devant les puissants. Son procès, une mascarade. On la juge parce qu’elle a fait tomber un pourri de son piédestal. Mais elle ne cédera pas.


Le journaliste est là, au fond de la salle. Tendu, nerveux. Il aurait voulu qu’elle s’excuse. Qu’elle plaide les circonstances atténuantes. Qu’elle montre au monde qu’elle n’est pas un monstre. Mais elle n’en fait rien. À son image, elle ne cherche pas à convaincre. Elle ne cherche pas à plaire.


On l’interroge. Elle répond simplement :



Un silence glacial s’abat sur la salle. Le procureur soupire. Son avocat commis d’office baisse les bras, exaspéré. La présidente la fixe longuement avant de s’adresser à elle. Sa voix est calme, mais ferme.



Un silence. Dans la salle, quelques murmures approbateurs. Le journaliste baisse les yeux. Pourpre, elle, ne cille pas.



Elle répond, posément :



C’est un suicide judiciaire. Elle le sait. Elle l’assume.


La sentence tombe : trois ans de prison ferme. Pas de sursis. Pas d’aménagement de peine.


Elle hoche la tête, presque imperceptiblement. Comme si c’était une formalité.


En sortant, le journaliste tente de l’approcher. Il veut comprendre. Il veut l’aider. Elle le fixe, une seconde. Et dit, simplement :



Et elle tourne les talons. Digne. Inflexible. Pourpre jusqu’au bout.



En cage, à nouveau



Le béton qui saigne


Dès son arrivée à la prison, elle dérange.


Trop droite. Trop fière. Trop silencieuse.


Ici, il faut s’aligner. Choisir un clan. Appartenir à un groupe. Se faire petite ou faire peur. Plier ou broyer.


Pourpre ne choisit personne. Ne baisse pas les yeux. Ne cherche ni à séduire ni à intimider.


À part. Inaccessible.


Alors on la prend pour cible. Elle devient le souffre-douleur des clans.


Au début, c’est sournois. Un plateau de déjeuner renversé. Un crachat dans son repas. Une gifle dans un couloir. Une bourrade dans le dos. Puis ça monte. Les échauffourées de plus en plus brutales se multiplient. On la frappe par surprise. On la pousse dans les escaliers. On lui vole ses affaires. On la menace dans les douches, à trois contre une, lame cachée sous la serviette. Elle rend coup pour coup. Avec rage. Sans pitié. Mais à chaque fois, elles sont plus nombreuses. Et elle, seule. Elle ressort de chaque affrontement meurtrie, tuméfiée, le corps en feu. Parfois blessée. Mais jamais pliée. Toujours debout.


Le soir, dans sa cellule, elle serre les dents pour ne pas crier. Elle colle son front au mur, respire à peine. Et elle attend. Que ça passe. Que la haine redescende. Elle n’a pas d’alliées. Pas de relais. Même dans son recoin de silence, elle a du mal à survivre.


Puis un matin, elle sort dans la cour. Le ciel est bas. Le béton gris. Les regards, aiguisés comme des poignards. Les clans sont déjà installés, chacun à sa place. Les murmures montent quand elle passe. Mais elle ne regarde personne. Elle avance lentement vers le fond de la cour. Face au mur. Et elle frappe.


Un premier coup-de-poing. Brutal. Sec. Puis un second. Et un autre. Ensuite des séries, des combinaisons. Tout se déchaîne : coudes, genoux, front, pieds, poings. Elle cogne. Contre le mur. Contre tout.


Chaque impact résonne. Une onde sourde.


La chair éclate. La peau se déchire. Le sang perle, puis coule.


Mais elle continue. Le visage fermé. Le souffle régulier. Elle s’acharne sur le béton comme si elle voulait le faire céder. Comme si elle voulait que ce mur saigne à son tour.


Les détenues s’arrêtent. La regardent. Sidérées. Fascinées. Un frisson parcourt la cour. Le silence se répand.


Le lendemain, elle recommence. Même marche. Même mur. Ou un autre. Peu importe. Chaque jour, elle choisit un pan différent. Et le frappe. Jusqu’à s’ouvrir. Elle crie avec ses poings. Elle grave sa rage dans la pierre, en lettres de chair.


On la croit folle. Possédée. On murmure qu’elle entend des voix. Qu’elle se défoule pour ne pas tuer. Elle inspire la peur. Aucune n’ose plus la provoquer.


Même les plus dures s’écartent. Même les matonnes détournent les yeux à son passage.


Elle n’a pas cherché à imposer la peur. Elle l’a laissée naître. Pas par calcul. Par nécessité. Presque par habitude. Elle ne demande rien. Ne veut rien. Juste qu’on la laisse saigner en paix.


Et à défaut d’avoir trouvé un clan, elle est devenue une légende. Un avertissement vivant. Une silhouette bardée d’ecchymoses.


La fille qui cogne, qui fait saigner les murs et que plus personne n’emmerde.


Elle a imposé sa propre loi : celle du silence et du sang.


Elle ne s’est pas soumise. Elle n’a pas plié. Elle est toujours debout.


Et les murs, eux, portent sa marque. Les esprits aussi.



Au parloir


C’est jour de parloir.


Les détenues s’y préparent fébrilement. Coiffées, maquillées à la va-vite, le cœur battant sous la carapace. Un moment pour s’échapper. Retrouver un peu d’extérieurs. Se sentir libres. Vivantes. Une pause carcérale.


Pourpre, elle, ne s’y est jamais rendue. Jusqu’à aujourd’hui.


On l’appelle. Elle ne répond pas tout de suite. Comme si le nom ne lui appartenait plus.


Puis elle se lève. Traverse le couloir sous les regards étonnés.


Des murmures : « Elle a de la visite ? »


La porte grince. Elle entre. Lui est là. Le journaliste. Les traits tirés. Les yeux émus. Moins que ceux de la fillette, à ses côtés. Petite, fragile. Mais debout. Ses bras serrent une poupée sans cheveux, au crâne rouge, les yeux maquillés de noir. Une effigie à son image. Une héroïne en plastique.


Une héroïne de pacotille en prison.


Qui la sèche net.


Comme un direct en plein cœur. Foudroyant. Elle s’immobilise. Souffle coupé. L’envie de faire demi-tour. La gamine cherche son regard. Lui sourit.


Pourpre ne bouge pas. Son corps reste droit, fermé. Mais ses yeux cillent.



Pourpre hoche la tête. Un geste minuscule. La fillette s’approche. Ose. Et, dans un mouvement timide, de sa main libre, lui tend un dessin : un poing levé. Rouge. Et en dessous, une phrase maladroite : « Pourpre, la fille qui fait peur aux méchants »



Elle marque un silence, puis ajoute :



Elle baisse un peu les yeux, réfléchit, puis les relève, brillants :



Pourpre encaisse. Ne dit rien. Ses doigts se referment sur le dessin. Les mots résonnent. Profondément. Comme un écho infini.


Libre, malgré les barreaux.


Libre, parce qu’elle n’a pas plié.


Libre parce qu’elle est restée droite.



Une détenue montre du doigt la télé accrochée en hauteur, dans un coin, allumée en permanence. Le son est bas, l’image parfois brouillée. Une habitude d’établissement. Pour meubler. Occuper le vide.


Des visages se tournent. Les images accrochent les regards. Un reportage commence. Des extraits de combats floutés. Des plans serrés sur des visages marqués. Des interviews. Et la voix du journaliste…


C’est son récit. Celui de Pourpre. De ses poings. De ses silences. De son refus de plier. De son match de championnat d’anthologie.


Puis l’histoire de la fillette. La caméra ne montre pas son visage. Mais sa voix perce l’écran, claire et vibrante :



La petite, à côté, hoche la tête avec conviction.



Pourpre ne dit rien. Tout s’embrouille, comme un mauvais coup qui la met au tapis. Elle doit se relever. Retrouver ses esprits. Elle inspire profondément. La fillette lui prend la main, une chaleur inattendue. Avec une ferveur admirative, elle lui demande :



Elle ne répond rien. Juste un regard. Long. Fixe.


Puis la gamine s’éloigne, main dans la main avec le journaliste. Un dernier sourire avant de sortir…


Un long moment de flottement, dense, comme si le temps lui-même s’était arrêté.


Les détenues ne disent rien. Des regards se croisent. Des têtes hochent imperceptiblement. Des visages se tournent vers elle. Une lui sourit ouvertement. Comme si, d’un coup, elles ne la voient plus seulement comme une furie. Plus comme une folle. Ni comme une bête sauvage, une cogneuse de mur sans cause. Mais comme une femme debout. Peut-être même… comme leur sœur. Une survivante du malheur.


Une silhouette s’avance. Massive. Regard dur. C’est la cheffe du clan des Dames Grises. La plus crainte de toutes. Une femme que même les matonnes évitent de provoquer.


Elle s’arrête face à Pourpre.



Silence. Elle la fixe droit dans les yeux.



Elle s’approche un peu plus, la voix plus grave :



Elle baisse légèrement la tête, presque comme un aveu :



Un instant, rien ne bouge. Puis elle se détourne et disparaît, emmenant dans son sillage les autres détenues, quels que soient leurs clans.


Pourpre reste seule, droite. Silencieuse. Mais au fond d’elle, une douce douleur l’irradie de l’intérieur. Une sensation qu’elle n’avait plus jamais éprouvée depuis le jour où tout a basculé.


Peut-être une fissure dans la glace. Qui s’est prolongée jusqu’à son cœur enseveli. Pour qu’il se remette à battre… vraiment.


Elle garde le dessin, plié dans sa poche, comme un talisman… plus qu’un poing rouge dressé, une raison de vivre.



La brèche


La salle est blanche, froide. Tout y est propre, impersonnel. Trois chaises d’un côté de la table, occupées. Une en face, libre. Un dossier posé sur la table. Son dossier.


Pourpre entre. Comme elle l’aurait fait pour un combat. Elle avance seule, comme toujours. Droite. Déterminée. L’agente pénitentiaire qui l’accompagne, à quelques pas derrière elle.


La commission l’observe. Un directeur de prison, une représentante d’une association de réinsertion, un psychologue. Tous la regardent comme une énigme. Une championne déchue. Une bête en cage. Une femme qu’ils ne savent pas classer. Le directeur croise les bras, raide. La représentante garde un sourire professionnel, de circonstance. Le psychologue, lui, penche la tête, l’examinant comme un sujet d’étude.



La voix retentit comme un gong. Le match commence. Un match bien plus difficile que tous ceux qu’elle a menés. Ses poings, sa capacité à encaisser, ne suffiront pas. Elle devra donner bien plus pour convaincre.


Elle s’assoit souplement. Ses mains à plat, calleuses, posées sur les cuisses.


Le silence s’installe. Le président feuillette le dossier.



Elle hoche la tête.



Le psychologue penche la tête, intrigué. Le directeur prend la parole.



Elle inspire. Longuement. Puis répond :



Elle relève les yeux, les plante dans ceux qui la scrutent.



La salle reste silencieuse. Le psychologue griffonne quelque chose. La représentante de l’association sourit doucement, avant de souffler :



Pourpre reste muette.



Elle ne répond pas. Pas besoin.


Le directeur referme le dossier.



Elle se lève, précède la surveillante pour retourner à sa cellule, se retourne une dernière fois avant de franchir le seuil.



Elle esquisse un demi-sourire.



Tout a été dit. Elle quitte la pièce. Résolument. Sans un regard en arrière.



Épilogue : Debout sans barreaux



Une salle municipale, modeste, mais pleine. Des enfants en short, gants trop grands, rires attentifs, regards admiratifs. Des cordes tendues, des sacs de frappe suspendus, un sol recouvert de tapis de mousse, usés par les pas, les chutes, les combats de gamins. Une odeur de sueur, le bruit de l’entraînement, le rythme des souffles… une ambiance de vie.


Au centre, elle. Pourpre. Jean noir, tee-shirt sobre. Cheveux attachés. Un bleu encore visible sous l’œil gauche. Une trace de son dernier combat. Un coup de trop. Elle aurait dû l’éviter, ne pas l’encaisser comme avant. Elle apprendra avec les enfants.


Elle marche entre les petits, corrige un geste, montre comment esquiver sans frapper. Comment respirer. Comment bouger… sans casser.


À l’entrée, le journaliste regarde la scène. Il sourit. À côté de lui, la petite. Plus grande, plus assurée. Même regard reconnaissant, même droiture. Elle n’est plus « la p’tiote de Pourpre ». Elle s’entraîne dur avec détermination.



Un gamin tombe. Elle s’approche, tend la main. Il la regarde, hésite. Elle insiste.



Le gamin sourit, attrape sa main, se remet debout.


Elle se tourne alors vers ses élèves. Les regarde un à un. Et dit simplement :



Un silence. Puis des cris, des rires, des gants qui s’entrechoquent, qui applaudissent.


Pourpre s’éloigne un peu. Regarde les murs. Les marques au fond d’elle. Les enfants.


Et dans ses yeux, pour la première fois depuis si longtemps… un sourire.