Nous étions alors à l’université d’Amiens. J’avais une copine depuis les années de lycée ; pour tous les amis, nous formions un couple sage et heureux de l’être. Un soir, Aurélien, un ami étudiant en art, me demande s’il peut venir squatter chez nous pour la nuit. Nous le connaissions bien et nous avions sympathisé depuis plus de deux ans. Il nous avait invités à voir ses travaux. Nous n’étions pas assez versés dans l’art contemporain pour nous rendre compte de son talent, mais, en tout cas, c’était plaisant à voir. Ni Marianne ni moi ne voyions d’inconvénients à ce qu’il reste chez nous ce soir d’autant qu’il était venu avec de quoi nous restaurer jusqu’à plus soif. Il y avait un canapé tout à fait confortable dans le salon. Je lui propose pour finir la soirée de jouer avec nous au Yams. Après deux ou trois parties, Marianne va se coucher ; elle avait cours le lendemain matin assez tôt. Nous continuons à jouer à deux. Au moment où le jeu commence à nous lasser, nous discutons de choses et autres. C’est alors qu’Aurélien me dit :
- — Écoute, je vais te dire ce qu’il se passe, mais s’il te plaît, ne te fâche pas. Essaie de nous comprendre. Marianne et moi avons une relation depuis plusieurs mois. Une relation, je ne te le cache pas, assez complexe et délicate. Elle t’aime et cela ne se discute pas.
- — Alors, qu’est-ce que c’est que cette histoire !
- — Ne t’inquiète pas. C’est une affaire entre elle et moi, rien de plus. Pour tout te dire, un jour que j’étais dans le pétrin ; j’avais joué au poker et perdu une belle somme que mes parents m’avaient donnée pour payer mon loyer. J’ai voulu emprunter à des potes, mais ils étaient tous fauchés d’après leurs dires. J’ai appelé mes parents et tout ce qu’ils m’ont dit c’est qu’ils en avaient assez de mes fredaines, qu’ils coupaient tous les ponts avec moi, qu’ils ne voulaient plus entendre parler de mes dettes. Marianne m’a vu et a compris que quelque chose allait mal. J’étais sur le point de me flinguer, disons les choses. Elle m’a offert un pot au rez-de-chaussée de l’hôtel Campanile. Et que dire ?
- — Vous êtes montés dans une chambre. Pas difficile à imaginer. Le chantage au suicide, ça marche toujours avec les filles ?
- — Oui, enfin non… Ce n’est pas ce que je veux dire. Nous avons fait l’amour, moi en pleurant, elle en riant. Fusionnel… C’est comme ça qu’on dit ?
- — Bon d’accord, elle t’a consolé, mais ce n’est pas avec ça que tu as payé ton proprio ?
- — Non, et c’est pourquoi je squatte un jour chez l’un, un jour chez l’autre, en attendant de récupérer l’argent pour le loyer.
- — C’est pour me narguer que tu es venu ce soir ?
- — Non, pas du tout. Marianne n’osait pas te dire…
- — Alors, tu t’es dévoué !
- — Je voulais que tu saches, c’est tout.
- — C’est tout ?
- — En fait, chaque fois que j’ai eu la tentation de rejouer, j’ai appelé Marianne… Elle m’a sauvé la vie, tu comprends…
- — En fait, chaque fois que tu as eu l’intention de coucher avec elle, tu as simplement prétendu que tu allais faire un poker et que… donc…
- — Non ! Je ne suis pas malhonnête ! Ne renverse pas les propositions.
- — Ça s’est produit combien de fois ? Disons environ combien de fois ?
- — Je ne sais te dire. À chaque fois, c’était unique.
- — Tu ne peux même pas me dire ! Moi, je sais que cette semaine, nous avons fait deux fois l’amour. C’est peut-être que ce n’était pas unique…
- — Je sais, elle m’a dit. Mais je comprends très bien que…
- — Encore heureux que cela ne te dérange pas.
- — J’ai l’impression que tu prends mal la chose.
- — Marianne, elle, a bien pris « la chose ». Nous avons donc une divergence, ça arrive dans un couple.
- — Est-ce que tu comprends que j’étais au bout du rouleau ? Ce qu’elle a fait pour moi…
- — … même une bête ne l’aurait pas fait, j’ai compris. Et maintenant, tu attends quoi ? Que je te propose un poker ?
- — Je ne crois pas que je mérite ces réparties ironiques.
- — Ça va bien maintenant ! Tu baises ma copine et je n’ai pas le droit à l’ironie ?
- — Écoute, j’ai beaucoup réfléchi à ce qui arrive. Vous formez un couple depuis des années, un couple que tout le monde apprécie, on sent chez vous une complicité de tous les instants, une façon de vivre paisible et libre, et c’est cette liberté qui est votre chef-d’œuvre.
- — Ouais, arrête ton baratin. Je vois où tu veux en venir. Nous serions un couple moderne, libéré, capable de comprendre l’attrait que tu peux exercer sur une femme, toi l’artiste, juste pour nous éviter la monotonie de la vie conjugale. Monotonie qui conduit fatalement aux querelles, à la rupture, au divorce pour terminer par une haine insatiable.
- — Tu constates par toi-même que notre aventure à elle et à moi ne t’a rien enlevé, puisque vous avez tout autant de rapports sexuels.
- — Ce qu’elle m’a enlevé, c’est la confiance que j’avais en elle… et en toi !
- — C’est bien pour cela que je voulais t’en parler ; il n’y a vraiment aucune raison que tu doutes de moi, ni d’elle.
- — Aucune raison !?
- — Mais non, Marianne est quelqu’un qui peut avoir un attachement vrai pour toi, sans réserve, sans remords, et qui est aussi capable d’aider une personne dans un besoin impérieux.
- — Si elle couche avec tous ceux qui ont un besoin impérieux, on n’est pas sorti de l’auberge… Et puis, j’en ai assez de cette discussion vaseuse, je veux en avoir le cœur net. Marianne ! Marianne, tu peux venir, s’il te plaît !
Nous avons attendu quelques minutes. De légers bruits se sont fait entendre depuis la chambre. Une porte a couiné. Le couloir a diffusé une lumière jaune. Et Marianne est apparue. Nue ! Elle était complètement nue, imperturbable et sereine ; sa toison noire ressortait plus que d’habitude sur la blancheur de son corps, aucune rougeur sur le visage. Elle s’immobilisa un instant à l’entrée de la pièce. Je ne savais quelle attitude prendre. Apparemment, il n’y avait pas de surprise, nous connaissions tous les deux son corps délicat, ses seins en poire, ses fesses bien rondes, mais tout de même, cette apparition paraissait irréelle. Je pris un moment avant de parler :
- — Ma chérie, si ce qu’il dit est vrai, ce monsieur serait ton amant ? Explique-toi enfin !
Marianne avança alors dans le salon. Provocante de sensualité, elle est venue s’asseoir sur les genoux d’Aurélien pour me dire :
- — C’est toi, mon amant, Julien.
- — Et lui alors ?!
- — Lui, c’est mon amour.
Et, avec une tranquille impudeur, elle l’emmena dans la chambre. Je n’ai pu supporter cette situation. Je suis sorti immédiatement en pleurs. C’était trop dur de supporter cette scène dans le fond et dans la forme. Je détestais autant le texte que la mise en scène. J’ai marché au hasard des rues et je me suis retrouvé sur un pont sous lequel coulait la Somme. J’ai hésité un bon moment, puis je me suis décidé. J’ai enjambé le parapet. J’avais déjà une jambe dans le vide. C’est alors que Victor est arrivé. Il a vu que quelque chose ne tournait pas rond. Il m’a invité à prendre un pot au Campanile dont il est le directeur.
Victor est marié avec Dominique, une femme superbe, cheveux courts, très masculine dans l’allure. Ils sont présentés comme le couple de l’année dans le Courrier Picard. Mais chaque fois qu’il m’arrive d’avoir des idées noires, il me retrouve à l’hôtel. C’est vrai, parfois je lui dis que je vais me foutre en l’air, alors que j’ai surtout envie de me foutre avec lui. C’est vrai, ce n’est pas très honnête…